Ralentissement de la mondialisation et concentration régionale
Depuis la crise financière mondiale de 2008, l’intégration économique a marqué le pas. Les échanges mondiaux en pourcentage du PIB ont diminué (voir graphique 1). L’observateur de tendance néerlandais, Adjiedj Bakas, a baptisé ce phénomène de « slowbalisation » (ou mondialisation lente)[10]. Qu’est-ce qui explique ce ralentissement ? En principe, une mondialisation lente après une période de croissance extraordinaire des échanges internationaux n’a rien d’exceptionnel. Elle est l’expression du « principe de Stein », selon lequel ce qui ne peut durer indéfiniment s’arrête[11].
Dans le cas présent, la stagnation du commerce international peut être imputée à divers facteurs :
- Un repli de l’activité manufacturière comparativement aux services. À mesure du développement économique et de l’augmentation des revenus, la demande pour les biens a tendance à reculer au profit de celle pour les services. Ces derniers sont, par nature, moins facilement externalisés que les biens. D’où la tendance progressivement moins dynamique du commerce de marchandises.
- Les coûts de transport plafonnent, après une baisse significative en partie due à un plus large recours aux conteneurs.
- Les coûts de main-d’œuvre deviennent un facteur moins important car les processus de fabrication sont de plus en plus automatisés. Les entreprises ont davantage recours à une main-d’œuvre qualifiée qu’à des salariés faiblement rémunérés.
- Des filières d’approvisionnement plus courtes peuvent permettre aux entreprises de s’adapter rapidement aux préférences des consommateurs, ce qui leur confère un avantage concurrentiel.
- La montée des tensions commerciales et l’augmentation des droits de douane, ainsi que des politiques commerciales tournées vers le marché intérieur, freinent les échanges.
- Les catastrophes passées et les perturbations des chaînes d’approvisionnement qu’elles ont provoquées conduisent souvent à une réévaluation de ces chaînes. En particulier, depuis le séisme de Tohoku au Japon en 2011, les entreprises accordent plus d’importance à l’amélioration de la résilience des CVM (voir section intitulée « Construire des chaînes d’approvisionnement plus résilientes »).
Selon Kilic et Marin (2020)[12], l’ère de l’hyper-mondialisation a pris fin après la crise financière mondiale de 2008-2009. Les auteurs montrent, en effet, que la part des intrants importés des pays en développement, rapportée aux intrants totaux des pays développés, s’est stabilisée depuis 2011.
Le processus de mondialisation n’en est pas moins complexe et il doit être analysé dans sa globalité. Malgré le ralentissement apparent du commerce mondial, Baldwin et Freeman (2020b) montrent que l’exposition totale des pays entre eux (c’est-à-dire leur exposition directe et indirecte) continue d’augmenter dans bien des cas. La banque de données OCDE-OMC TiVA montre que pour l'UE15, la part de la valeur ajoutée étrangère dans la demande finale totale a continué d'augmenter, passant de 15 % en 1995 à près de 30 % en 2018. En particulier, la contribution de l'Asie de l'Est et du Sud-Est a atteint 11,3 % en 2018, soit une hausse de près 4 points en une décennie. De plus, les importations en provenance des économies européennes en transition (UE13) ont rapidement augmenté. Depuis leur adhésion à l'UE, leur contribution à la valeur ajoutée de l’UE15 est passée d'environ 2 % en 2004 à 4,6% en 2018.
On observe également une plus grande concentration régionale des échanges. Sur le tableau 1, nous avons cartographié l’interconnexion des secteurs manufacturiers entre grands pays et zones géographiques, sur la base des contributions à la valeur ajoutée en 1998, 2008 et 2018[13]. Les chiffres correspondent à la part des pays (en colonne) dans le contenu en valeur ajoutée de la demande finale des autres pays (ligne). Par exemple, en 2018, le secteur manufacturier allemand utilisait 54,3 % d’intrants de production locale, tandis qu’il dépendait de la Chine pour 6,1 % de ses intrants directs et indirects.
Le tableau montre clairement la position dominante de l’Asie dans l’industrie manufacturière. La Chine, le Japon et la Corée du Sud contribuent tous de manière significative à la production manufacturière du reste du monde. En particulier, les intrants en provenance de Chine ont sensiblement augmenté entre 2008 et 2018. En 2018, la Chine contribuait pour plus de 5 % à la production manufacturière de chaque grand pays. Elle a également réduit sa dépendance à l’égard des autres pays pour les intrants. C’est ce qui explique la diminution de la part des importations d’intrants dans les pays non-membres de l’OCDE (voir ci-dessous).
Quoi qu’il en soit, le système des chaînes d’approvisionnement mondiales reste plus concentré au niveau régional qu’au niveau mondial. On distingue, à cet égard, trois blocs régionaux : l’Asie, l’Amérique du Nord et l’Europe. Les intrants importés par les pays situés dans chacun de ces blocs proviennent essentiellement de pays du même bloc.
De plus, les échanges sont progressivement en train de changer de nature, les services occupant désormais une place grandissante par rapport aux biens « physiques ». Avant la pandémie de Covid-19, les exportations de services représentaient 25 % des exportations mondiales, contre 20 % avant la crise financière de 2008 (données de l’OMC). Le commerce international connaît aujourd’hui un redressement plus lent dans le secteur des services que dans celui des biens. En cause : les restrictions aux frontières liées à la pandémie de Covid-19, qui ont un impact significatif sur le tourisme et les voyages d’affaires, ainsi que sur les services dans le secteur du bâtiment[14]. Cependant, les services « high-tech » ont été beaucoup moins impactés par la pandémie. C’est le cas des télécommunications et des technologies de l’information et des communications (TIC), des services financiers ou des revenus de la propriété intellectuelle. En particulier, les services liés aux TIC ont plus que doublé au cours de la décennie écoulée. En 2019, ils représentaient plus de 10 % des exportations totales de services. C’est en partie le résultat de l’accélération de quelques tendances structurelles comme la digitalisation, l’automatisation ou la « servicification » des processus de production (i.e. une utilisation plus large des services aux côtés des produits traditionnels).
Rupture des chaînes d’approvisionnement pendant la crise du Covid-19
Fin décembre 2019, la Commission municipale de santé de Wuhan signalait un cluster de cas de pneumonie à Wuhan, dans la province de Hubei. Il s’agissait en réalité d’un nouveau coronavirus, dont la maladie qu’elle provoque fut ultérieurement baptisé « Covid-19 ». Un mois plus tard, le 23 janvier 2020, les autorités chinoises ont ordonné un confinement à Wuhan et dans d’autres villes du Hubei, qui a ensuite été renforcé et étendu[15]. Le confinement extrêmement sévère, adopté en Chine, a semble-t-il bien fonctionné, les contaminations ayant presque entièrement cessé, selon les chiffres officiels. Toutefois, ces mesures ont été trop tardives. Le virus avait déjà gagné de nombreuses régions du globe. Plusieurs pays européens ont ordonné un confinement en mars 2020 pour essayer de faire baisser le taux d’infection, et certains États des États-Unis ne devaient pas tarder à leur emboîter le pas. Malgré les efforts déployés pour limiter les contaminations et une campagne de vaccination extensive, la pandémie n’a pas été définitivement enrayée. Au moment où nous publions (décembre 2021), l’Europe est confrontée à une nouvelle vague d’infections et d’hospitalisations. D’après les estimations officielles, la pandémie a fait plus de cinq millions de victimes dans le monde.
La pandémie de Covid-19 relève typiquement des événements à faible probabilité, mais à fort impact. Nassim Taleb a donné à ce type d’événement le nom de « cygne noir »[16]. Il est vrai qu’une pandémie mondiale n’est pas un événement nouveau ou même improbable en soi. Le film Contagion, sorti en 2011, dépeint précisément ce type de pandémie. Cependant, on a considéré que ce genre d’histoires était le propre des thrillers ou des films d’horreur. En général, les opérateurs du marché s’attendent à ce que les autorités prennent suffisamment de précautions pour empêcher ces événements à faible probabilité de se produire, comme pour l’épidémie de SRAS (2002-2004). De plus, beaucoup d’entreprises participant aux CVM ignorent peut-être, ou sous-estiment, l’impact de ces événements sur leur réseau de fournisseurs.
L’impact de la pandémie est très important en raison de sa nature mondiale, de sa durée et des perturbations qu’elle a provoquées dans presque tous les secteurs industriels. Avant la pandémie, le Fonds monétaire international estimait que la croissance du PIB mondial, en parité de pouvoir d’achat, serait de 2,3 % en 2020 (prévisions d’octobre 2019). D’après ses dernières projections (octobre 2021), le PIB s’est finalement contracté de 2,2 % en 2020. Autrement dit, la pandémie a entraîné une perte d’environ USD 6 000 mds dans le monde en 2020, que le fort rebond enregistré en 2021 a permis de rattraper en partie.
La pandémie de Covid-19 a affecté l’économie à travers plusieurs canaux. Tout d’abord, par le biais des mesures de confinement : les restrictions des voyages et les fermetures administratives d’entreprises ont réduit l’activité, en particulier, dans le secteur des services (magasins non alimentaires, théâtres, cafés et restaurants, etc.). L’industrie manufacturière a été moins touchée même si, dans certains domaines, les autorités ont ordonné la fermeture temporaire d’usines dans le cadre d’un confinement général[17]. Le deuxième canal est celui du choc de la demande : la consommation a été sérieusement freinée en raison du confinement et des pertes de revenus que celui-ci a pu engendrer. Ainsi, les ventes d’automobiles se sont effondrées à la suite de l’introduction des restrictions sur les déplacements.
Le troisième canal est lié à l’impact des ruptures d’approvisionnement sur les CVM. La pandémie ayant d’abord frappé la Chine, son secteur manufacturier a été le premier à connaître des fermetures d’usines et des restrictions des approvisionnements. Compte tenu du rôle central de ce pays dans l’industrie manufacturière mondiale, ce choc s’est rapidement transmis aux usines manufacturières des autres pays, même ceux qui étaient moins affectés par la pandémie. Ces usines avaient en effet du mal à se procurer les intrants industriels importés dont elles avaient besoin. De plus, le commerce international a pâti des restrictions sur les voyages. Le choc d’offre initial s’est ainsi propagé au reste du monde. La gestion des stocks en flux tendus a aggravé les problèmes dans de nombreux secteurs.
Malgré une diminution de l’intensité de la pandémie et la levée graduelle des mesures de confinement, les perturbations n’ont pas disparu du jour au lendemain. Malgré la réouverture progressive de ses usines, la Chine n’a pu reprendre pleinement ses exportations. Ces dernières ont été entravées car le flux normal des conteneurs a été perturbé par la réduction sans précédent des échanges commerciaux mondiaux. Les compagnies de fret maritime n’ont pas pu trouver des conteneurs en nombre suffisant pour assurer le transport international de la production, ce qui a fait grimper les coûts du transport maritime. De plus, de nombreux ports n’étaient pas en mesure d’assurer une manutention rapide des porte-conteneurs entrants, dont le nombre avait brutalement augmenté. Certains d’entre eux ont également été perturbés par les fermetures liées à la Covid-19. L’échouage de l’immense porte-conteneurs Ever Given dans le Canal de Suez, qui a paralysé l’une des voies de navigation les plus fréquentées au monde pendant près d’une semaine, n’a fait qu’aggraver la situation. Ces problèmes de transport devraient durer encore pendant une bonne partie de 2022[18].
Le secteur industriel n’a pas pu faire face à la rapidité et à l’ampleur du rebond de l’activité. Comme elle s’attendait à une déprime prolongée des ventes, l’industrie automobile a annulé des commandes de semi-conducteurs. En réponse, l’industrie des semi-conducteurs a réorienté une part plus importante de sa production vers le secteur des biens de consommation, le confinement ayant stimulé, par exemple, la demande de consoles de jeux, d’ordinateurs portables et de télévisions. Lorsque l’activité dans l’industrie automobile s’est normalisée, l’industrie des semi-conducteurs n’a pas été en mesure d’accroître la production suffisamment rapidement pour satisfaire la demande dans ce secteur. Les analystes s’attendent à ce que les problèmes perdurent dans le secteur automobile jusqu’à la fin de 2022, voire en 2023 pour les plus pessimistes.
Construire des chaînes d’approvisionnement plus résilientes
La perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales pendant la crise Covid-19 a relancé le débat sur les faiblesses structurelles de ces chaînes de production et, en particulier, sur la question de savoir si les gains d’efficacité dus aux CVM compensent les risques associés à la transmission des chocs. McKinsey Global Institute (MKGI) a consacré une analyse à l’exposition du secteur manufacturier aux perturbations des chaînes d’approvisionnement causées par des catastrophes naturelles, des crises financières, des incertitudes géopolitiques et des cyberattaques[19]. La conclusion est la suivante : les entreprises peuvent s’attendre à perdre plus de 40 % des bénéfices d’un exercice, en moyenne, sur une décennie. Dans certaines industries, un seul événement grave qui perturberait la production pendant 100 jours pourrait effacer près d’une année de bénéfices.
La gestion des stocks en flux tendus a permis aux entreprises d’améliorer leur rentabilité en réduisant leurs stocks de matières premières et de produits semi-manufacturés. Cependant, ce mode de gestion a également aggravé la vulnérabilité de leurs chaînes d’approvisionnement. Bien avant la pandémie de Covid-19, les entreprises ont pris conscience de ces risques et investi des montants substantiels dans la prévention de ces perturbations ou l’atténuation de leur impact.
Le séisme de Tohoku, puis les graves inondations survenues en Thaïlande en 2011 ont servi d’éléments déclencheurs. Après le tremblement de terre, de nombreuses usines japonaises situées hors de la zone concernée ont dû fermer en raison du manque d’intrants[20]. Les entreprises ont revu, en conséquence, leurs plans de reprise d’activité. Dans un premier temps, elles ont créé une base de données complète recensant la totalité de leurs chaînes d’approvisionnement. Il a fallu une semaine à Toyota pour dresser une liste de 500 pièces provenant de 200 sites, qu’il serait difficile de sécuriser et de ramener au niveau de production normal[21]. L’industrie automobile japonaise a été particulièrement touchée par la destruction d’une ligne de production de Renesas, un fabricant de semi-conducteurs.[22]
Apprendre de la Covid-19
La crise de la Covid-19 a été très différente des précédentes crises en raison de son échelle mondiale et du fait qu’il ne s’agissait pas seulement d’un problème d’approvisionnement. En réalité, la plupart des perturbations des chaînes d’approvisionnement ont été provoquées par un bond de la demande, plutôt que par la destruction de lignes de production. Par exemple, la pénurie d’équipements de protection individuelle et d’appareils respiratoires, dans les premiers temps de la crise, s’explique par une envolée de la demande. Les CVM ont alors joué un rôle important en réduisant les pénuries de masques, car la Chine a été en mesure d’augmenter sa production. De même, la pénurie de semi-conducteurs est causée par un excès de demande et par une réorientation difficile de la capacité de production, liés à la rapidité de la reprise économique. Les goulets d’étranglement dans les infrastructures portuaires concernent principalement la partie domestique de la chaîne de valeur et il est probable qu’ils ne soient que temporaires.
La pandémie de Covid-19 a une fois de plus fait ressortir le rôle central de la Chine ainsi que celui des pays de l’Est et du Sud-Est asiatiques en matière de CVM. Cette concentration n’est pas uniquement due au fait que les entreprises ont privilégié les pays à bas salaires. La réalisation d’économies d’échelle constitue un facteur majeur de réduction des coûts de production. Cependant, la concentration de fournisseurs ou d’acheteurs peut renforcer les probabilités de perturbation et amplifier la propagation des chocs. En cas de rupture d’approvisionnement, les entreprises qui dépendent de ces fournisseurs ne disposent guère de marge de manœuvre pour en changer rapidement. Du côté de la demande, la dépendance à l’égard de clients trop peu nombreux est aussi une source de fragilité.
L’étude MKGI examine en détail la perspective d’un rééquilibrage des chaînes de valeur de plusieurs industries. Elle souligne en particulier qu’en raison de l’interconnexion des chaînes de valeur, l’intérêt économique d’un déplacement géographique à grande échelle des sites de production est limité. Il est difficile de relocaliser les chaînes de valeur à forte intensité de capital ou de connaissances compte tenu des sommes colossales qui y ont été investies et/ou des écosystèmes qui se sont développés autour d’elles. En revanche, les chaînes de valeur à forte intensité de main-d’œuvre sont comparativement plus « faciles » à déplacer. Ces évolutions divergentes entre les chaînes de valeur à forte densité de capital et de main-d’œuvre avaient déjà été observées avant l’apparition de la pandémie. Entre 2015 et 2018, la production dans les secteurs à coefficient élevé de capital, comme les semi-conducteurs et les communications mobiles, s’est de plus en plus concentrée dans quelques pays asiatiques. Dans l’habillement, en revanche, la part des trois premiers pays exportateurs dans les échanges a diminué.
Selon l’étude MKGI, 93 % des responsables de chaînes d’approvisionnement mondiales envisagent d’améliorer la résilience de ces dernières en mettant en place des stratégies similaires à celles des entreprises japonaises après le séisme de Tohoku. Premièrement, les entreprises améliorent la transparence des chaînes de valeur. Deuxièmement, elles doivent disposer de davantage de solutions de repli au sein de leurs réseaux de fournisseurs. Si l’un d’entre eux fait défaut, elles peuvent ainsi s’adresser à un autre. Le recours à une multiplicité de fournisseurs peut être plus coûteux pour les entreprises, mais cela peut aussi leur faire faire des économies en cas de graves perturbations ou de catastrophe. Autre possibilité : le renforcement des chaînes de transport et de logistique par plus de redondance. Troisièmement, elles peuvent améliorer la résilience des chaînes d’approvisionnement en réduisant leur gamme et en concevant des produits avec des composants communs. Quatrièmement, elles doivent accroître leurs investissements dans la cybersécurité.
Quelques implications macroéconomiques
Quelles mesures peuvent être adoptées au niveau macroéconomique pour améliorer la résilience des chaînes d’approvisionnement mondiales ? Des responsables politiques ont, en particulier, parfois prétendu que la relocalisation et la localisation des CVM permettraient de renforcer la sécurité des chaînes d’approvisionnement. Selon leur raisonnement, la fabrication au niveau local assurerait une meilleure garantie d’approvisionnement et, en cas d’augmentation de la demande mondiale, la puissance publique pourrait imposer des restrictions sur les exportations pour assurer l’approvisionnement du marché national.
Arriola et al. (2020) [23] ont réalisé une analyse coûts-bénéfices de la relocalisation des chaînes de valeur. Pour ce faire, ils ont utilisé une simulation de modèles économiques et deux types d’organisations économiques des chaînes de valeur : « interconnectées » et « localisées ». Il en ressort que les CVM améliorent la prospérité économique et la stabilité macroéconomique (l’étude n’intègre cependant pas les coûts environnementaux). Un pays dont la chaîne de valeur est de type « localisé » (c’est-à-dire moins interconnecté par le biais des CVM) affiche des niveaux d’activité économique nettement inférieurs et des revenus plus faibles. Autrement dit, dans la situation actuelle, une plus grande « localisation » des chaînes de valeur aurait entraîné une amputation plus importante du PIB[24]. Les coûts de la localisation seraient particulièrement élevés pour les pays qui se situent actuellement plus en aval dans les CVM. Plus un pays dépend des intrants étrangers pour sa production, plus la contraction de son PIB est forte.
L’étude précise que les pays les plus exposés aux chocs d’offre sont ceux dont le contenu en valeur ajoutée étrangère des exportations est relativement élevé (participation en amont des CVM), ce qui est davantage le cas des petits pays. Ces économies ont également tendance à être plus exposées aux chocs de demande dans la mesure où elles dépendent fortement des exportations (liens en aval des CVM). Par exemple, les entreprises manufacturières d’Europe centrale et orientale, qui fournissent des intrants à l’industrie automobile européenne, exportent entre 60 % et 80 % du montant total de la valeur ajoutée produite localement.
De plus, les chercheurs de l’OCDE relèvent que, dans la plupart des cas, les chaînes d’approvisionnement localisées sont plus – et non moins – vulnérables aux chocs. Les marchés nationaux doivent en effet assumer l’essentiel des pressions à l’adaptation. Ainsi, les échanges commerciaux contribuent à lisser les chocs d’offre sur les produits de consommation mondiale. Certains pays participant en aval aux CVM pourraient tirer un léger avantage d’un régime « localisé » en termes de stabilité, mais à un coût d’efficience élevé. Même si l’intérêt économique lié à la localisation des chaînes d’approvisionnement est limité, des facteurs non économiques, comme la sécurité, l’autosuffisance et les considérations environnementales peuvent aussi justifier un raccourcissement des chaînes de valeur.
Les économies développées sont de plus en plus dépendantes des connaissances techniques de l’Est et du Sud-Est asiatiques. Cette dépendance pourrait poser problème, surtout si l’expertise technique est développée dans des pays concurrents. La pénurie de semi-conducteurs, secteur dominé par Taiwan et la Corée du Sud, a clairement démontré la vulnérabilité des pays occidentaux dans ce domaine. Face à cette situation, les États-Unis et l’Union européenne ont annoncé leur intention de se doter de leurs propres installations de production. Le sénat américain a récemment approuvé la Loi sur l’innovation et la concurrence, qui prévoit une enveloppe de USD 52 mds pour la fabrication nationale de semi-conducteurs. En Europe, Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, a annoncé la création d’un fonds de EUR 42 mds pour encourager le développement de semi-conducteurs. Pour autant, ces initiatives ne permettront pas de remédier aux pénuries sur le court terme.
La production est moins concentrée dans le secteur pharmaceutique depuis une vingtaine d’années. Elle le reste néanmoins beaucoup pour certains produits spécifiques, en particulier, en Asie. L’European Fine Chemical Group (EFCG), organisation représentant les producteurs de principes actifs pharmaceutiques ou API (Active Principle Ingredient), a déclaré à la Commission européenne que plus de 80 % des principes actifs nécessaires à la fabrication de médicaments en Europe proviennent de Chine et d’Inde. Ce déplacement vers ces deux pays a permis d’abaisser les coûts des systèmes de santé des pays développés, mais en même temps, il a accru leur vulnérabilité en termes d’approvisionnement en médicaments essentiels. L’année dernière, la Commission européenne a lancé un plan sur cinq ans visant à garantir les approvisionnements de médicaments et à réduire la dépendance de l’Europe à l’égard des importations d’API en provenance de pays tiers pour la production d’antibiotiques, de médicaments anticancéreux et de génériques. L’administration Biden a également annoncé des initiatives pour réduire la dépendance du système de santé américain à l’égard de la Chine, visant notamment à accroître la transparence des chaînes d’approvisionnement, et à rapatrier une partie de la production sur le sol national.
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Dans l’ensemble, les CVM présentent des avantages considérables pour l’économie mondiale, mais aussi des inconvénients comme l’accroissement des inégalités de revenus au sein des pays et les dommages environnementaux. De plus, il peut y avoir dans certains cas – et la situation actuelle en est une illustration frappante – une rupture des CVM, avec des effets préjudiciables pour l’économie mondiale.
De fait, en raison de sa durée et de son échelle mondiale, la pandémie de Covid-19 a engendré les plus graves perturbations de la chaîne d’approvisionnement de l’histoire récente. Les appels en faveur de CVM plus robustes et plus résilientes se multiplient. Les mesures dans ce sens vont certainement entraîner de profonds changements du système commercial international, même si l’ampleur de ces transformations reste très incertaine.
Premièrement, les entreprises vont redoubler d’efforts pour rendre leurs chaînes d’approvisionnement plus sûres en améliorant l’information, non seulement sur les fournisseurs de premier rang, mais aussi sur ceux des niveaux inférieurs, de manière à identifier les goulets d’étranglement à tous les stades de la production. Elles vont, par ailleurs, revoir leurs plans de reprise d’activité et créer des redondances au sein des chaînes d’approvisionnement pour disposer de réserves de capacité. Ces changements ont un coût, que l’on peut considérer comme celui d’une assurance contre les perturbations des chaînes d’approvisionnement.
Deuxièmement, la pandémie de Covid-19 a, une fois de plus, mis en évidence que, dans certains secteurs clés comme les équipements informatiques, les semi-conducteurs et les produits pharmaceutiques, l’économie mondiale est devenue très dépendante de l’Est et du Sud-Est asiatiques. Dans ces régions, des clusters industriels ont été créés pour exploiter des économies d’échelle. Cependant, dans le cadre de cette recherche de sites industriels appropriés, les entreprises n’ont pas accordé une attention suffisante à la sécurité de la chaîne d’approvisionnement et à d’autres sujets de préoccupation comme les aspects environnementaux et géostratégiques. Cela s’est traduit par une fragilisation des chaînes d’approvisionnement, du fait de l’absence de fournisseurs de substitution en dehors de ces clusters. De plus, ces derniers sont souvent situés dans des pays aux règles environnementales moins strictes.
En Europe comme en Amérique du Nord, les gouvernements ont annoncé des initiatives visant à relocaliser des industries stratégiques. Ce sera un processus lent, très coûteux et aux résultats incertains. Certaines chaînes d’approvisionnement, en particulier, celles à forte densité de capital, seront difficiles à déplacer en raison de leur imbrication et des énormes investissements que cela représente. Toutefois, ces politiques sont nécessaires pour réduire la dépendance des pays de l’Ouest dans certains secteurs clés.
Dans les années à venir, les CVM pourraient également évoluer en réponse au durcissement des normes environnementales pour limiter les émissions de CO2. Un tel durcissement incitera à raccourcir les chaînes d’approvisionnement. De même, l’introduction du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), proposé par l’UE, dissuadera les industries de déplacer leur production dans des régions aux normes environnementales moins rigoureuses.
Quoi qu’il en soit, nous ne devons pas oublier que les CVM ne sont pas un problème en soi. Au contraire, pendant la crise Covid-19, les CVM ont aussi prouvé qu’elles constituaient une solution. Ainsi, les échanges commerciaux contribuent à lisser les chocs d’offre des produits de consommation mondiale. Les CVM ont également montré qu’elles contribuaient, dans l’ensemble, à améliorer la prospérité économique des pays développés comme des pays en développement, à condition que leur évolution s’accompagne d’une législation et de mesures d’incitation appropriées.