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À propos du tournant monétaire américain

24/03/2022
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En dépit des ombres que la guerre en Ukraine fait planer sur l’économie mondiale, la Réserve fédérale des États-Unis annonce une normalisation à marche forcée de sa politique monétaire. L’envolée de l’inflation autant que sa diffusion à de nombreux postes, le retour au plein emploi - et les tensions sur les salaires qui en découlent - sont les principaux arguments mis en avant par l’Institution pour agir. Alors que le caractère auto-entretenu de la hausse des prix fait encore débat, le coup de frein projeté surprend tout de même par son ampleur. Dans une conjoncture accoutumée au faible coût du crédit, il n’est pas sans risque pour la bonne marche des affaires.

États-Unis : prix à la consommation par principaux postes (glissements annuels)

Monter les taux en réponse à un choc purement énergétique ou alimentaire est une erreur de politique monétaire qui a déjà été commise, en 2008. À l’époque, la Banque d’Angleterre et la Banque centrale européenne (BCE) avaient réagi à l’envolée des prix du pétrole (jusqu’à plus de USD 140 par baril de Brent durant l’été) en renchérissant le loyer de l’argent, alors que la crise des subprimes prenait de l’ampleur et assombrissait les perspectives économiques.

La suite est connue : après la faillite de la banque d’affaire Lehman Brothers (en septembre), les taux d’intérêt directeurs furent précipitamment réduits, sitôt après avoir été augmentés. Le 16 mars 2022, en enclenchant un resserrement monétaire en pleine crise énergétique et sur fond de guerre russe en Ukraine, la Réserve fédérale des États-Unis se tromperait-elle à son tour ?

FIN D'UNE PÉRIODE D'ACCOMODATION MONÉTAIRE EXCEPTIONNELLE

La situation de départ apparaît assez différente. D’abord, l’inflation n’est plus la même : à 7,9% sur un an en février, elle est au plus haut depuis quarante ans et déjà 2,3 points au-dessus du pic de 2008 (5,6% en juillet). Sa diffusion est, ensuite, beaucoup plus large. Loin de reposer uniquement sur la flambée des prix énergétiques et alimentaires[1], elle touche de nombreux postes, comme les loyers ou, davantage encore, les biens durables, au premier rang desquels l’automobile (cf. graphique 1). Ici, le renchérissement, exacerbé par la pandémie mondiale de Covid-19, rompt une tendance baissière historique, résultat de deux décennies de mondialisation des chaînes de valeur.

États-Unis : taux d'intérêt réels

La décision de la Fed intervient, enfin et surtout, à l’issue d’une phase d’accommodation monétaire sans précédent dans l’histoire moderne des États-Unis. Maintenus au voisinage de zéro depuis mars 2020, les taux d’intérêt exprimés en termes réels se sont enfoncés en territoire négatif, jusqu’à des profondeurs jamais atteintes jusqu’ici (cf. graphique 2).

C’est aussi le cas des rendements obligataires, que les rachats de titres de la Banque centrale ont contribué à maintenir sous l’éteignoir. D’un montant total de USD 4 600 milliards (20 points de PIB annuel), la dernière vague de quantitative easing (QE) a donné lieu à une création monétaire exceptionnelle et favorisé, au-delà du choc d’offre, la reprise de l’inflation (cf. graphique 3 et Wolf, 2021[2]).

États-Unis : monnaie et inflation

Le but initial de la Réserve fédérale - éviter les ruptures de liquidité, contrer les effets dépressifs de la Covid-19 - a été atteint, sans doute au-delà de toute espérance. L‘économie américaine a largement dépassé son niveau pré-pandémique : avec un taux de chômage repassé sous la barre de 4%, elle opère aux frontières du plein emploi. Dès lors, la normalisation monétaire devient le maitre mot.

Jusqu’où peut-elle aller ? À en croire les dernières projections du Comité de l’open market (FOMC), le taux des fonds fédéraux pourrait remonter jusqu’à 2,8% dans les quinze prochains mois, ce qui implique six hausses supplémentaires d’un quart de point en 2022 et au moins trois autres en 2023. La réduction de l’encours des titres détenus au titre du QE (USD 8 500 mds) commencerait, quant elle, dès le mois de mai, à un rythme qui reste à préciser. Ainsi tracée, la feuille de route est plus exigeante que dans sa version de décembre 2021. Aux yeux du président de la Fed, Jerome Powell, elle est tenable, l’économie américaine ayant recouvré sa pleine santé.

TEST DE RÉSISTANCE

États-Unis : dette nette des entreprises non financières/PIB

Le resserrement monétaire envisagé aura, en réalité, valeur de test. L’inflation étant supposée décélérer, il implique une remontée d’au moins 5 points des taux directeurs réels en un peu plus d’un an. Dans une conjoncture rendue à nouveau très dépendante du crédit, cela n’est pas anodin. En 2021, les flux nets d’emprunts du secteur privé ont représenté USD 1 596 mds, un record depuis 2007[3]. Un temps freinés par la Covid-19, les prêts à effet de levier ont marqué une reprise sensible, à l’image des activités de fusions-acquisitions ou de titrisation (FMI, 2021)[4]. Alors même que les aides fédérales contribuaient à gonfler leur trésorerie, les entreprises ont vu leur dette nette progresser ; rapportée au PIB, celle-ci se maintient à un niveau élevé (graphique 4).

États-Unis : prix par unité de valeur ajoutée réelle (entreprises non financières)

Pour certains intervenants de marché comme les fonds d’investissement en LBOs (leveraged buyouts) ou les Real Estate Investment Trusts, l’action de la Fed a déjà des conséquences concrètes en ce sens qu’elle contribue à aplatir la courbe des taux d’intérêt. Les conditions de transformation se durcissent alors que les opérations d’acquisition exigent des multiples de résultats élevés, de quoi tempérer l’engouement des investisseurs[5].

Le risque d’un retournement rapide n’est pas exclu, ni même totalement absent des débats entre banquiers centraux, ainsi qu’en témoignent les minutes du Comité de l’open market[6].

Dans son intention de frapper fort, la Fed met en avant une dynamique salariale « incompatible avec l’objectif de stabilité des prix ». Il est vrai qu’à 6,7% sur an en février 2022, la croissance moyenne des rémunérations horaires est la plus rapide jamais enregistrée depuis 1982. Sa lecture reste toutefois brouillée par la crise sanitaire, qui, en affectant la composition des effectifs, déforme aussi la distribution des salaires. L’indice du coût de l’emploi, à pondérations fixes donc non soumis au même biais, épouse une pente moins abrupte (+4,4% sur un an au quatrième trimestre de 2021 dans une acception large, incluant les avantages sociaux) mais tout de même plus marquée qu’avant la pandémie.

Pour ne pas faire mentir la courbe de Phillips, les revalorisations sont substantielles là où les difficultés de recrutement post-crise se concentrent, comme dans l’hôtellerie-restauration, le transport-entreposage, ou encore le commerce de détail. Elles dépassent aussi la moyenne dans les services aux entreprises, qui comptent pour près d’un quart des emplois du tertiaire privé et se situent au cœur de la transformation numérique. Dans l’ensemble, elles s’échangent contre des gains de productivité eux-mêmes plus marqués et en rupture avec la tendance pré-pandémique[7].

En bout de course, la hausse des coûts unitaires du travail (les salaires et prestations rapportés aux volumes de production) demeure contenue et sans commune mesure avec celle, à deux chiffres, du début des années 1980. Dans la décomposition fournie par le BEA (Bureau of Economic Analysis) elle n’apparait pas comme un moteur essentiel de rebond des prix de la valeur ajoutée en 2021, ce dernier tenant davantage aux impôts à la production et à l’importation (eux-mêmes alourdis par la hausse du coût des intrants) ainsi qu’à la progression des marges (tableau 1).

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Souvent évoquée, la matérialisation d’une véritable boucle prix-salaires ne s’impose pas comme une évidence aux États-Unis. Bien que dépassant toutes les attentes et risquant encore d’augmenter, l’inflation ne parait pas devoir basculer dans un régime d’auto-alimentation permanente. Reste que, pour s’en assurer, la Réserve fédérale est amenée à sévir, quitte à risquer l’atterrissage abrupt de l’économie.


[1]La contribution des postes « alimentation » et « énergie » au chiffre d’inflation du mois de février 2022 (7,9% en glissement annuel) est de 36% ; elle se chiffrait à 66% lors du précédent pic de juillet 2008 (5,6% en glissement annuel).

[2] Depuis février 2020, le principal agrégat monétaire M2 a augmenté de 24 points de PIB, soit autant qu’entre 2000 et 2019. Cf. Wolf M. (2022) “As inflation rises, the monetarist dog is having its day”, Financial Times, February 22.

[3] Prêts aux ménages et aux entreprises non financières, y compris émissions nettes de titres. Source : Réserve fédérale, Financial Accounts of the United States, 4ème trimestre 2021.

[4] Principaux instruments de titrisation des prêts à effet de levier, les CLO’s (Collateralized Debt Obligations) ont connu, en 2021, une année record en termes d’émissions : USD 150 mds aux Etats-Unis, d’après les estimations du FMI. Cf. Fonds Monétaire International (2021), Global Financial Stability Report, Ch. 1, Octobre.

[5] Ibid, p.20-21. En 2021, près de 60% des opérations de LBOs ont représenté plus de six années de résultats opérationnels (EBITDA, earnings before interest, taxes, depreciation, and amortization), un record depuis 2007.

[6]. A few [..] participants raised concerns that a relatively flat yield curve could adversely affect interest margins for some financial intermediaries, which may raise financial stability risks. Source : FOMC Minutes, 15-16 Dec. 2021, pp.4-5.

[7] En 2020 et 2021, le taux de croissance annuel moyen de la productivité horaire du travail dans le secteur privé s’établit à 2,3%, alors que la tendance pré-pandémique était proche de 1%. Source : Bureau of Labor Statistics, calculs BNP Paribas.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE