L’élection de Donald Trump n’a pas déclenché de tensions financières majeures sur les principales places émergentes. Le dollar s’est malgré tout renforcé, ce qui devrait retarder l’assouplissement des politiques monétaires. Plus inquiétant, les économies émergentes seront les victimes directes ou collatérales de la guerre commerciale promise par la future administration américaine. Elles seront confrontées à un double choc : un fort ralentissement du commerce mondial et le redéploiement des exportations chinoises. Le premier choc sera nécessairement récessif voire inflationniste. L’impact du second n’est pas univoque car il dépend de la nature des exportations chinoises (complémentaires ou concurrentes) et, surtout, de leur lien avec les investissements directs.
L’horizon s’assombrit pour les pays émergents avec l’élection de Donald Trump. À très court terme, l’impact est essentiellement financier. Depuis le 4 novembre, les taux de change des principaux pays émergents se sont dépréciés de 1,5 % en médiane contre le dollar US. Les monnaies les plus affectées sont celles d’Europe centrale, en ligne avec la dépréciation de l’euro contre dollar de 2,8%, les pesos chilien et mexicain (-2,7% chacun), le baht thaïlandais (-3,1%) et le rand sud-africain (-3,6%). Depuis octobre, les flux d’investissements de portefeuille des non-résidents à destination des principaux pays émergents se sont taris à l’exception de quelques pays qui ont continué d’attirer les investisseurs obligataires. Pour autant, les rendements des obligations d’État en monnaie locale et les CDS spread sont restés stables. Si elles en restent là, les dépréciations de change ne sont pas d’ampleur à relancer l’inflation durablement. En revanche, elles pourraient retarder l’assouplissement des politiques monétaires. Par ailleurs, l’appréciation du dollar US et la hausse des rendements obligataires américains ne peuvent qu’alourdir la charge d’intérêts des pays en développement, y compris ceux qui ont bénéficié d’un abandon ou d’une restructuration de dette, car celle-ci reste majoritairement libellée en dollar.
Spirale protectionniste : un effet global récessif
Plus inquiétants à court moyen terme, le durcissement annoncé du protectionnisme aux États-Unis et le risque de mesures de rétorsion de la part de la Chine et de l’Union européenne réduisent les perspectives de croissance mondiale, et donc celles de pays émergents via l’impact négatif sur le commerce international. L’administration Trump envisage d’augmenter les taxes à l’importation existantes de 10 points de pourcentage (pp) sur l’ensemble des produits importés de tous les pays hors Chine et une augmentation de 60 pp sur les produits chinois. D’après le Centre d’Études Prospectives et d’Informations Internationales (CEPII)[1], dans l’hypothèse de mesures de rétorsion équivalentes des autres pays[2], l’impact récessif à l’horizon 2030 (par rapport à un scénario de référence sans hausse de taxes) serait de -3,3% sur les exportations mondiales et de -0,5% sur le PIB mondial. La Chine et les États-Unis seraient évidemment les plus affectés avec une contraction de leur PIB de 1,3%. Selon une étude publiée par le Peterson Institute for International Economics (PIIE)[3] avec une méthodologie différente[4], l’impact négatif sur le PIB américain, toujours dans l’hypothèse de mesures de rétorsion de la part des autres pays, serait compris entre -0,9% et -1,3% à l’horizon 2026[5]. Il serait de -1,2% au même horizon pour le PIB de la Chine (dans un scénario de +60 pp de taxes sur les produits chinois avec rétorsion de la part de la Chine et zéro sur les produits des autres pays). Pour le CEPII, le Canada et le Mexique, supposés protégés par l’USMCA, seraient largement bénéficiaires grâce à l’amélioration de la compétitivité-prix de leurs exportations. Pour le PIIE, ce serait l’inverse car ces deux pays subiraient la même augmentation des droits de douane que les autres pays et seraient plus fortement affectés par le choc récessif aux États-Unis en raison des liens commerciaux étroits entre les trois partenaires de cet accord de libre-échange.
Pour le reste du monde, la simulation du CEPII conclut à un impact négatif mais très limité. Celui sur le PIB indien serait inférieur à -0,5 pp. Dans l’étude du PIIE, l’effet serait même, contre toute attente, légèrement positif pour les principaux pays émergents, malgré l’impact inflationniste général simulé par le modèle. Les auteurs n’en donnent pas d’explication dans leur synthèse. Par rapport à l’étude du CEPII, l’impact récessif du choc protectionniste sur le commerce mondial nous paraît a priori sous-estimé.
Redéploiement des exportations chinoises : des effets différenciés …
À l’exception peut-être du Mexique qui serait protégé par le USMCA, la guerre commerciale promise par Donald Trump aura très probablement un effet récessif pour la plupart des pays émergents. À cet impact récessif global s’ajoutent les effets plus spécifiques i/ de la réorientation des exportations chinoises (re-routing) - indépendamment de celle induite par la guerre commerciale avec les États-Unis (qui est au cœur du modèle du CEPII) visant à soutenir une croissance bridée par la demande intérieure, ii/du redéploiement des investissements directs chinois pour contourner la hausse des taxes à l’importation américaines ou simplement celui des pays émergents eux-mêmes pour protéger leur marché domestique (cas du Brésil, de la Thaïlande et de la Turquie qui tentent d’attirer les investissements chinois pour protéger leur marché domestique de véhicules électriques).
Ces effets plus spécifiques peuvent renforcer l’effet récessif global d’une guerre commerciale ou, au contraire, l’atténuer dans le cas des investissements directs.
La réorientation des exportations est en cours depuis 2018, année des premiers relèvements de taxes US sur les produits chinois. Ainsi, la part des exportations de la Chine vers les États-Unis a diminué, passant de 19% à 14%, quand, dans le même temps, celles à destination de l’Asie émergente a augmenté dans les mêmes proportions de 21% à 25%, et notamment le Vietnam (dont la part est passée de 3,2% à 4,5%). L’Asie émergente est la seule zone pour laquelle cette part a significativement augmenté sur la période 2017-2024. Au sein des autres zones, le Mexique se démarque. Sa part dans les exportations de la Chine est encore faible, à 2,5%, mais comme pour le Vietnam les exportations chinoises y ont très fortement progressé (elles ont été multipliées par 2,5 depuis 2017).
Le Mexique et le Vietnam sont emblématiques de la réorientation des exportations chinoises qui vise à contourner les taxes et sanctions américaines (Mexique) et/ou simplement développer le réseau d’exportation (cas du Vietnam pour ces deux raisons). Pour ces deux économies, la réorientation des exportations chinoises n’est pas négative car elle s’est accompagnée d’une augmentation des IDE. En effet, les exportations chinoises n’entrent pas forcément en concurrence directe avec les biens produits localement. Elles contribuent, en s’insérant dans les chaînes de valeur, à étendre la capacité de production et la base d’exportation du pays récipiendaire. D’après l’OCDE, ces deux pays présentent d’ailleurs le contenu en valeur ajoutée chinoise de leurs exportations (mesuré par le backwardparticipation index des pays vis-à-vis de la Chine) le plus élevé parmi les principaux pays émergents. Une réserve cependant : le redéploiement des exportations chinoises peut créer une dépendance à l’importation de produits made in China. Pour l’ensemble des pays émergents, la part des produits importés à plus de 50% de Chine dans le total des importations a augmenté, passant de 15% en 2019 à 20% en 2022 (cette part étant stable pour les pays développés à environ 8%).
… plus favorables a priori aux pays d’Asie qu’aux pays d’Europe centrale
Quelles zones et quels pays seraient les plus affectés par un redéploiement des exportations chinoises ? Si l’on s’en tient, en première approximation, au poids des importations en provenance du partenaire commercial (ici la Chine) dans le total des importations, et sur le champ des produits manufacturés finis (pour lesquels la concurrence chinoise est potentiellement la plus forte), les pays d’Asie sont les plus exposés (poids de 27% pour la Malaisie à 44% pour l’Indonésie). D’un autre côté, ce sont les pays qui présentent les backward participation indexes les plus élevés. Cela signifie que les produits chinois importés sont, pour une part non négligeable, complémentaires (car s’insérant dans les chaînes de valeur) et non concurrents.
Pour les pays d’Europe centrale et la Turquie, la situation est plutôt inverse. Le poids de importations chinoises est plus faible que pour les pays d’Asie (de 9% pour la Roumanie à 27% pour la République tchèque) mais les backward participation index le sont également. De plus, l’Europe, principale destination de leurs exportations, est déjà un débouché important pour les exportations chinoises et il s’agit de produits a priori concurrents (électroménager, automobiles). De plus, contrairement à la Chine, ces pays ont connu une forte dérive des salaires réels et ont donc perdu en compétitivité coût. La Hongrie et la République tchèque pourraient toutefois tirer leur épingle du jeu car leur backward participation index est aussi élevé que celui de certains pays d’Asie. De plus, les investissements directs chinois dans ces deux pays répondent à une stratégie de long terme d’implantation sur le marché européen. Dans les autres zones - Amérique latine et Afrique Moyen-Orient - le redéploiement des exportations chinoises devrait a priori conduire les entreprises chinoises à se renforcer principalement sur le marché brésilien. Enfin, les exportations de produits manufacturés du Maroc et, dans une moindre mesure, celles de l’Afrique du Sud (qui représentent 40% du total de ses exportations) seront également en concurrence avec les produits chinois.
Achevé de rédiger le 20 Novembre 2024