Comme l’ont martelé récemment plusieurs banquiers centraux, le « dernier kilomètre » vers l’objectif d’inflation pourrait être le plus difficile à parcourir. Après une première phase de baisse rapide de l’inflation totale, due à des effets de base favorables liés à la chute des prix de l’énergie, la poursuite de la désinflation pourrait prendre plus de temps. Le pouvoir de fixation des prix (pricing power) des entreprises, les anticipations d’inflation et la croissance des salaires jouent à cet égard un rôle clé. En insistant sur les mètres qu’il reste à parcourir, les banquiers centraux semblent vouloir éviter de paraître trop optimistes. Les marchés financiers pourraient, autrement, intégrer des baisses de taux prématurées. Cela entraînerait un assouplissement des conditions financières sur les marchés de capitaux qui annulerait en partie les effets du resserrement monétaire. Cependant, à l’approche de la ligne d’arrivée — retour de l’inflation à l’objectif — et compte tenu des décalages dans la transmission de la politique monétaire, il est encore plus nécessaire de préparer la suite. D’ores et déjà, la véritable question qui se pose est de savoir à quel moment et sur quelles bases les banques centrales commenceront à baisser les taux avant même le franchissement de la ligne d’arrivée.
Les banquiers centraux et les analystes qui les suivent aiment user de métaphores pour exprimer leurs points de vue. Celle qui compare le cycle de resserrement de la politique monétaire à un marathon est très répandue. Compte tenu du stade actuel du cycle économique, l’attention se concentre désormais sur le « dernier kilomètre » du marathon. Il y a quelques mois, la Banque des règlements internationaux (BRI) rappelait, dans son rapport annuel, les raisons pour lesquelles cette étape était difficile[1].
Dans un récent discours, Isabel Schnabel de la BCE indiquait que «dans une course de fond, on dit souvent que le dernier kilomètre est le plus dur. À l’approche de la ligne d’arrivée, il faut redoubler d’efforts pour atteindre l’objectif qu’on s’est fixé depuis longtemps. On peut en dire autant de la façon d’aborder la dernière phase de la désinflation»[2]. Joachim Nagel, président de la Bundesbank, a également repris cette image dans un discours prononcé à Londres[3], et au cours de la conférence de presse qui a suivi la dernière réunion du FOMC, Jerome Powell, président de la Réserve fédérale américaine, a répondu à un journaliste que « plus on s’éloigne de ces sommets [en termes d’inflation], plus cela peut prendre en fait du temps »[4].
Selon la théorie du « dernier kilomètre », l’inflation recule rapidement dans un premier temps et se replie plus lentement par la suite. La baisse rapide de l’inflation au début du « marathon de la désinflation » est évidente dès lors que l’augmentation initiale de l’inflation a été provoquée par un choc d’offre négatif tel qu’une flambée des prix de l’énergie. Lorsque ces derniers se stabilisent, voire se replient, les effets de base peuvent provoquer une chute rapide de l’inflation. Aux États-Unis et dans la zone euro, ce phénomène est à l’œuvre depuis la mi-2022, comme l’a souligné Isabel Schnabel dans son discours.
Cependant, les choses sont moins claires s’agissant de l’inflation sous-jacente. La transmission de la politique monétaire se fait avec des décalages longs et variables ; autrement dit, il faut un certain niveau de resserrement cumulé pour que l’impact sur l’activité et la demande commence à être visible. Au cours de cette phase, il est peu probable que l’inflation diminue sensiblement et de nouvelles hausses ne peuvent être exclues. Au-delà d’un certain point, le fléchissement de l’activité et de la demande s’accentue de sorte qu’on peut s’attendre également à une accélération de la désinflation.
Cependant, la réalité peut être plus nuancée. Certaines entreprises peuvent continuer à bénéficier de leur pricing power même si l’économie marque le pas. La croissance des salaires peut rester élevée en raison d’un marché du travail toujours tendu et des revendications salariales visant à compenser les pertes de pouvoir d’achat dues à l’accélération de l’inflation[5]. Dans ce cas, la désinflation serait plus lente dans les services car la part de la masse salariale, dans la base de coûts des entreprises du secteur, y est particulièrement élevée.
Les graphiques 1 à 4 montrent, à cet égard, que dans la zone euro, les anticipations de prix de vente et l’évaluation des prix à la production dans l’industrie réagissent plus rapidement à une baisse de la confiance que dans le secteur des services. De plus, ces indicateurs sont de nouveau conformes à leur moyenne de long terme, voire inférieurs à cette dernière, tandis que dans les services ils restent élevés malgré leur récent repli. On peut donc dire que la question du « dernier kilomètre » est plus problématique dans les services, où l’inflation affiche une plus grande inertie, que dans l’industrie.[6]
Le niveau de départ de l’inflation a aussi son importance. Selon une étude récente réalisée par la Banque de la Réserve fédérale de Kansas City sur la période allant de 1970 à 2021, l’économie américaine « réagit plus lentement, et avec une plus forte volatilité, à un changement de politique monétaire dans un régime d’inflation forte — c’est-à-dire lorsque notre mesure des anticipations d’inflation dépasse une valeur d’environ 4 % — que dans un régime d’inflation basse »[7]. De plus, « dans un régime d’inflation forte, les taux d’intérêt doivent rester élevés plus longtemps pour faire retomber l’inflation que dans un régime d’inflation basse ». Ces résultats corroborent la thèse de la lenteur de la désinflation sous-jacente.
L’insistance mise sur le « dernier kilomètre » pourrait aussi traduire une grande prudence de la part des banquiers centraux, soucieux de ne pas paraître trop optimistes et d’éviter que les marchés financiers n’intègrent des baisses de taux prématurées — ce que le FMI a qualifié de « célébration prématurée » dans une étude récente[8]. Les banques centrales préfèrent, semble-t-il, que les investisseurs laissent le champagne au frais, de crainte que l’assouplissement des conditions financières sur les marchés de capitaux n’annule en partie le resserrement monétaire.
Les métaphores ont, néanmoins, leurs limites. Dans un marathon, la course s’arrête une fois la ligne d’arrivée franchie alors que l’activité économique se poursuit après que l’objectif d’inflation des banques centrales a été atteint. L’attention se concentre alors sur l’état de l’économie. Quel a été le coût de la désinflation ? Une récession a-t-elle été évitée ?
À l’approche de la ligne d’arrivée, il est d’autant plus nécessaire de préparer la suite que les décalages dans la transmission de la politique monétaire sont longs et variables : il faut éviter que la politique monétaire ne reste restrictive trop longtemps. Autrement dit, la véritable question qui se pose d’ores et déjà est de savoir à quel moment et sur quelles bases les banques centrales commenceront à baisser les taux avant même le franchissement de la ligne d’arrivée, c’est-à-dire avant le retour de l’inflation à la cible.