Catastrophe naturelle, crise politique : l’année 2024 débute difficilement pour le Japon. Les répercussions économiques du séisme qui a frappé la côte ouest du pays le 1er janvier 2024 devraient néanmoins être assez limitées en raison de la préparation efficace et de la réaction rapide des autorités face à ce type d’évènement. Après une croissance attendue à +0,4% t/t au quatrième trimestre 2023, le rythme devrait ralentir au premier trimestre 2024 mais rester positif, à 0,2% t/t. La baisse de l’inflation et des rendements obligataires en fin d’année 2023 donne de l’air à la Banque du Japon (BoJ), qui devrait mettre un terme à sa politique de taux d’intérêt négatifs en mars ou avril. Le chemin vers une normalisation monétaire reste tortueux pour la BoJ qui, par ses achats massifs d’obligations d’État, a accru les problèmes de liquidité et la volatilité sur le marché des JGBs.
Au niveau politique, la rentrée 2024 s’annonce délicate pour le Premier ministre japonais Fumio Kishida. Le Parti libéral démocrate (LDP) est au cœur d’un scandale depuis le mois de décembre 2023, plusieurs de ses membres ayant failli à leur obligation de déclarer des fonds versés dans le cadre de leur fonction politique. De nouveaux éléments parus en ce début d’année remettent le sujet sur le devant de la scène alors qu’un remaniement du gouvernement au cours du mois de décembre avait permis d’en exclure les membres impliqués. La cote de popularité de Kishida est au plus bas, se révélant même la plus faible pour un Premier ministre depuis 1947. Le mandat actuel de Kishida en tant que président du LDP se termine fin septembre 2024, date à laquelle des élections du parti doivent avoir lieu, mais il pourrait être contraint de démissionner avant cet automne.
La situation sur le plan économique est également perturbée, l’activité est restée heurtée en 2023. Au premier semestre, la croissance a été portée par les exportations de services après la suppression tardive des dernières restrictions aux frontières et grâce au retour des touristes (+1,2% t/t au T1 et +0,9% t/t au T2). Cette dynamique s’est ensuite essoufflée et les fragilités de la demande privée (consommation des ménages, investissement des entreprises) ont largement pesé sur les chiffres de croissance du T3 (-0,7% t/t). Nous anticipons un rebond de l’activité au T4 2023 (+0,4% t/t), ce qui placerait la croissance à 2,1% en moyenne annuelle en 2023.
En dépit de la hausse des coûts de production et des pénuries de main d’œuvre toujours très importantes[1], le bilan pour les entreprises japonaises en 2023 reste, dans l’ensemble, positif, au regard notamment des bénéfices (avant intérêts et impôts) qui ont atteint un record au T3 2023.[2] La dépréciation du Yen a permis une hausse significative des bénéfices rapatriés depuis l’étranger. Toutefois, cet effet a principalement bénéficié aux grandes entreprises disposant de filiales à l’étranger et d’un pouvoir de marché plus important que les petites et moyennes entreprises.
La hausse des prix à la consommation montre des signes de fléchissement : l’inflation hors produits périssables est retombée à 2,1% a/a en décembre dans la région de Tokyo depuis un plus haut à 4,3% a/a en janvier 2023. Cela profite, semble-t-il, à la confiance des ménages, qui a progressé en décembre pour le quatrième mois consécutif. Cela devrait soutenir la consommation qui reste encore bien en dessous des niveaux observés avant la pandémie. Face à des rémunérations qui ne décollent pas, la progression des salaires réels est restée en territoire négatif tout au long de l’année, atteignant une baisse de 3,0% a/a en novembre 2023.
Un changement de cap monétaire risqué
La BoJ a maintenu une politique monétaire expansive en 2023. Seule la politique de contrôle des taux d’intérêt (Yield Curve Control ou YCC) a été rendue plus flexible avec une hausse successive, en juillet puis en octobre, du plafond d’intervention sur les obligations d’État à 10 ans. La politique de taux d’intérêt négatifs (NIRP) est restée en place. Les décideurs japonais, marqués par des années de faible hausse des prix, cherchent à favoriser une inflation endogène et pérenne à travers le renforcement d’une boucle inflation-salaires. En ce sens, les négociations salariales annuelles (shunto),qui se tiendront au cours du premier trimestre 2024, devraient apporter des informations importantes aux membres de la BoJ. La réunion des 18 et 19 mars (première réunion post-shunto) pourrait donc donner lieu à une première hausse de taux, ce qui mettrait fin ainsi à près de huit années de taux directeurs négatifs. Une seconde hausse interviendrait d’ici la fin d’année 2024.
2024 s’annonce donc comme l’année du pivot monétaire au Japon, mais un pivot dans le sens inverse de celui anticipé pour les autres banques centrales puisqu’il s’agirait non pas d’une baisse de taux mais de la première hausse depuis 17 ans. La sortie de la NIRP représente un défi de taille pour la BoJ, qui a continué d'acheter une grande quantité d’obligations d’État en 2023 dans le cadre de sa politique de YCC. La part des JGBs détenue par la banque centrale japonaise, qui avait dépassé la barre symbolique de 50 % au T1 2023, a atteint 51,5 % au T3. Par ailleurs, certaines institutions, qui détiennent dans leur bilan une part importante d’obligations publiques, seraient potentiellement exposées à une remontée des taux obligataires. C’est notamment le cas des fonds d'assurance et de retraite pour lesquels les titres d’État représentent plus d'un tiers de leurs actifs, selon les données du Flow of Funds de la BoJ. Enfin, la normalisation monétaire de la BoJ, couplée au début du cycle de baisse des taux directeurs par la Réserve fédérale américaine et la BCE, devrait réduire le différentiel des taux de rendement à 10 ans entre le Japon et les autres économies développées. Cela pourrait encourager les investisseurs japonais, très présents sur les marchés obligataires mondiaux, à rapatrier une partie de leurs investissements vers le Japon et mener à une appréciation brutale du Yen.
Guillaume Derrien en collaboration avec Nassim Khelifi, stagiaire
Achevé de rédiger le 19 janvier 2023