La croissance indienne a ralenti au premier trimestre de l’année budgétaire en cours et les indicateurs avancés laissent penser qu’elle atteindra 6,9% sur l’ensemble de l’exercice (vs. 8,2% l’année dernière). Plusieurs risques pèsent sur la croissance du PIB mais ils restent mesurés. Hormis une hausse des pressions inflationnistes, qui pourrait retarder l’assouplissement monétaire attendu d’ici le premier trimestre 2025, le ralentissement de la demande étrangère constitue le principal risque. L’essoufflement du modèle chinois, en particulier, peut brider le développement d’un secteur manufacturier indien déjà sous-dimensionné en raison de la concurrence de biens de consommation et d’équipement chinois à des prix toujours plus compétitifs. Si la croissance indienne est la plus élevée au sein des pays émergents, l’Inde ne peut évidemment pas remplacer la Chine comme moteur de la croissance mondiale. À défaut, grâce à l’augmentation de sa population, elle peut offrir des débouchés aux entreprises internationales. On observe déjà des changements significatifs dans la structure de la consommation des ménages au profit de biens de consommation durables.
La croissance ralentit mais reste forte
Au premier trimestre de l’année budgétaire 2024/2025 (avril-juin 2024), la croissance a atteint 6,7% en glissement annuel (g.a.), soit une baisse de 1,1 point par rapport au chiffre de janvier-mars, sous l’effet d’une contraction des taxes nettes et d’une baisse des dépenses publiques. Néanmoins, la consommation des ménages a rebondi (favorisée par la baisse des pressions inflationnistes) et l’investissement total est resté solide. La contribution des exportations nettes à la croissance a été positive pour le deuxième trimestre consécutif en raison d’une décélération des importations.
Même si les indicateurs d’activité économique du deuxième trimestre confirment la poursuite du ralentissement, les perspectives de croissance pour l’ensemble de l’année 2024/2025 restent favorables. Bien qu’en décélération par rapport à l’année dernière (et à la moyenne de 7,4% enregistrée sur la période 2014-2019), la croissance devrait atteindre 6,9%, le niveau le plus élevé parmi les pays émergents. La consommation des ménages (57,2% du PIB en moyenne sur les cinq dernières années) devrait rester soutenue grâce au rebond de la demande des ménages ruraux (en raison d’une mousson favorable).
En revanche, le dynamisme de l’investissement devrait s’émousser. Même si la situation financière des entreprises s’est renforcée ces dernières années et les taux d’utilisation des capacités de production restent supérieurs à leur moyenne de long terme, les crédits aux entreprises ont ralenti.
Les taux d’intérêt sur les nouveaux prêts déflatés de la hausse des prix à la consommation ont augmenté de 490 points de base (pb) depuis mi-2022. Par ailleurs, les données publiées par le ministère des Finances suggèrent que les investissements publics ont baissé sur les cinq premiers mois de l’exercice courant (-13% en g.a.) par rapport à la même période l’année dernière. Il faudrait que le gouvernement augmente très sensiblement ses investissements sur le reste de l’année (+41%) pour que son objectif de hausse des investissements publics, à 3,4% du PIB, soit atteint.
Les exportations ont aussi commencé à se contracter (dès le mois de juillet) et il ne faut pas s’attendre à une amélioration d’ici la fin de l’année. L’évolution de la demande extérieure constitue un risque sur la croissance à court terme, même si l’Inde est moins vulnérable à l’environnement extérieur que les autres pays d’Asie, compte tenu de sa faible intégration dans le commerce mondial. En raison de la structure de ses relations commerciales et de l’origine des investissements étrangers, l’Inde est plus exposée à un ralentissement américain qu’à celui de la Chine (ses exportations à destination des États-Unis et de la Chine constituent respectivement 17,6% et 3,8% de ses exportations). Pour autant, la concurrence des biens de consommation et d’équipement chinois à des prix toujours plus compétitifs pourrait non seulement brider le développement d’un secteur manufacturier indien, déjà sous-dimensionné au regard des besoins en emplois, mais aussi accroître la dépendance de l’économie indienne à celle de son grand voisin. Par ailleurs, l’intégration des obligations souveraines dans les indices émergents (depuis juin 2024 dans l’indice JP Morgan et à partir de septembre 2025 pour l’indice FTSE Russell) pourrait accroître la vulnérabilité du pays à un choc financier extérieur, même si le risque sera partiellement limité par l’instauration d’un plafond de détention de la dette du gouvernement par les étrangers, qui ne devra pas excéder 6% de la dette totale.
À moyen terme, la croissance devrait rester comprise entre 6,5% et 7%, grâce au dynamisme des services et aux programmes d’incitation fiscale adoptés par le gouvernement depuis 2020, dont le secteur manufacturier devrait bénéficier.
Effet limité du futur assouplissement monétaire
L’inflation a sensiblement accéléré en octobre (+6,2% en g.a.), en raison d’effets de base défavorables et de la forte hausse des prix alimentaires (+10,9%). Les pressions inflationnistes devraient décélérer au T1 2025 car les récoltes ont été favorables. Néanmoins, les risques restent orientés à la hausse en raison de la forte volatilité des prix alimentaires. Sur l’ensemble de l’année budgétaire, l’inflation devrait atteindre 4,7% (sous la cible de 4% +/- 2pp), ce qui devrait permettre à la Banque centrale (Reserve Bank of India, RBI) de procéder à une première baisse des taux d’ici le premier trimestre 2025. Mais le moment et l’ampleur de l’assouplissement monétaire sont conditionnés à ceux de la Réserve fédérale américaine (Fed). À ce jour, une baisse cumulée des taux directeurs de la RBI de 75pb est l’hypothèse la plus probable (le taux repo réel « neutre » serait compris entre 1,4% et 1,9% selon la RBI). Un assouplissement de seulement 50pb (au total) n’est toutefois pas à exclure. Quoi qu’il en soit, même une baisse de 75pb n’engendrerait pas de pressions baissières sur la roupie car l’écart de taux avec les États-Unis serait plus important qu’aujourd’hui (en supposant que la Fed abaisse ses taux à 3,25%-3,5% d’ici la mi-2025).
L’effet d’un tel assouplissement monétaire sera cependant limité car la transmission de la politique monétaire à l’économie reste imparfaite. La hausse des taux directeurs (+250pb entre mi-2022 et début 2023) a entraîné une hausse des taux sur les nouveaux prêts de seulement 169 pb.
En outre, les récents changements dans la composition de l’épargne des ménages (au détriment des dépôts bancaires et en faveur de produits d’épargne mieux rémunérés) créent davantage de distorsions. Les tensions sur la liquidité ont augmenté et les banques pourraient être moins enclines à accroître leur offre de crédit.
Finances publiques : peu de marges de manœuvre
Les finances publiques demeurent le talon d’Achille de l’économie indienne. La dette reste élevée (près de 84% du PIB) et, même si le risque de refinancement est faible, le gouvernement dispose de peu de marges de manœuvre budgétaires pour soutenir sa croissance et répondre aux besoins du pays en matière d’équipement et d’infrastructures. Bien qu’en baisse, le déficit du gouvernement et de l’ensemble des administrations reste proche de 8% du PIB, et le paiement des intérêts sur la dette absorbe près de 38% des recettes budgétaires. Depuis 2021/2022, le gouvernement a cependant choisi de ralentir le rythme de consolidation budgétaire pour accroître ses dépenses d’investissement.
L'Inde n'est pas la Chine…
Aujourd’hui, l’Inde n’est pas en mesure de remplacer la Chine comme moteur de la croissance mondiale. Au cours des cinq dernières années (hors périodes marquées par la pandémie), sa contribution à la croissance mondiale a été inférieure de moitié à celle de la Chine. Elle n’a ni la capacité industrielle, ni les revenus suffisants pour devenir une puissance économique comparable à la Chine. Néanmoins, bien qu’encore modeste, son marché intérieur se développe.
La contribution de l’Inde au commerce mondial est faible : 1,9% des exportations mondiales de biens et 4,5% des exportations de services (alors que les exportations chinoises atteignaient 14,5% des exportations mondiales de biens et 5% des exportations de services en 2023). Ses importations restent modestes. Elle est le septième importateur mondial (2,9% du total) loin derrière les États-Unis, la Chine, et l’Allemagne.
Sa consommation d’énergie primaire, bien qu’en hausse de 51% sur les dix dernières années, reste très inférieure à celle de la Chine (22,7% de la consommation de la Chine), selon les dernières données de la Statistical Review of World Energy. En effet, le secteur manufacturier reste peu développé (17,3% du PIB) et les investissements, notamment dans l’industrie, les infrastructures et l’immobilier, secteurs consommateurs d’énergie, restent modestes. La consommation d’énergie de l’Inde est aujourd’hui comparable à celle de la Chine il y a vingt ans. Ainsi, à moins que l’Inde parvienne à développer très rapidement son industrie et accélère son urbanisation, il paraît aujourd’hui peu probable que le pays devienne un aussi gros consommateur de matières premières que la Chine à l’horizon des dix prochaines années. Même si sa consommation d’énergie primaire doublait (comme celle du Vietnam au cours des dix dernières années conjointement au développement de son industrie), elle resterait encore inférieure de 50% à celle de la Chine aujourd’hui.
La consommation des ménages indiens ne peut pas être comparée à celle de la Chine (3,2 fois inférieure) car son niveau de PIB par tête (à PPA) est encore 2,5 fois inférieur. Sa taille est pourtant significative (près de USD2,2mds en 2023) et proche de celle du Japon (4,2% à inférieure en 2023). ELle a augmenté de 5,7% par an en moyenne en volume au cours des dix dernières années. Cela reflète la hausse de la population (+1% par an) mais aussi l’apparition d’une classe moyenne supérieure. Selon Euromonitor, 119 millions d’Indiens (11% de la population de plus de 15 ans) touchaient un revenu annuel supérieur à USD5000 en 2023 (contre 37 millions en 2010), et il dépassait USD10 000 par an pour 40 millions d’entre eux. En outre, selon les données de la World Inequality Database, 1% de la population indienne adulte (plus de 9 millions d’Indiens) touchait un revenu annuel moyen supérieur à USD60 000 en 2022. L’Inde voit donc émerger une population avec des revenus suffisants pour acquérir des biens d’équipement et des véhicules.
La dernière enquête sur la structure de la consommation des ménages reflète cette hausse du pouvoir d’achat. La part du panier de consommation consacrée aux biens non alimentaires a augmenté de près de 9 points de pourcentage en vingt ans pour constituer près de 61% de leur panier de consommation, tandis que les biens de consommation durables (comme les voitures) constituaient 7,2% des achats des ménages urbains en 2022/2023 (contre 5,6% dix ans plus tôt). Le potentiel de développement du marché automobile se reflète dans l’évolution des investissements directs étrangers (IDE). C’est l’un des principaux secteurs destinataires d’IDE dans l’industrie indienne (avec la construction, la chimie et les énergies renouvelables).
Achevé de rédiger le 5 novembre 2024