Bien que les tensions au Moyen-Orient et le risque géopolitique aient fortement augmenté depuis octobre 2023, les marchés du commerce maritime et de l’énergie ont connu des évolutions contrastées. Si le coût de certaines catégories de fret a augmenté, les prix du pétrole s’inscrivent en baisse, notamment en raison d’une offre abondante. Une intensification du conflit qui touche la région reste possible et amènerait les prix de l’énergie à la hausse. Celui du GNL en Europe, où le marché est déjà tendu, est particulièrement sensible au contexte géopolitique. Or, ce dernier se tend et c’est dans ce contexte particulier que les pays du Golfe voient leurs besoins de financement augmenter tandis que les marchés du pétrole dépriment. En outre, dans leur politique de diversification, ces pays ont besoin d’un environnement régional apaisé, notamment en mer Rouge.
Hausse du risque géopolitique dans une région stratégique
Le déclenchement de la guerre entre Israël et le Hamas en octobre 2023 et l’escalade des tensions qui a suivi se sont traduits par une hausse significative du risque géopolitique au Moyen-Orient. L’indice de risque géopolitique GPR[1]a fortement augmenté à cette date et il se maintient à un niveau élevé depuis. C’est à la fois l’évolution de la nature du conflit et sa localisation qui justifient la persistance de l’indicateur à ce niveau élevé.
Depuis son déclenchement, le conflit a augmenté en intensité et a impliqué des belligérants de plus en plus puissants militairement, passant de conflits multiples et localisés se déroulant en partie via des intermédiaires locaux, à un affrontement direct entre deux puissances régionales. Si, pour le moment, les conséquences de cette escalade du conflit restent relativement limitées, le risque d’une intensification des affrontements persiste.
L’importance géopolitique du Moyen-Orient est d’abord liée au rôle de cette région dans le marché des hydrocarbures. En effet, 34% des exportations mondiales de pétrole et 14% de celles de gaz naturel liquéfié (GNL) proviennent des pays du Golfe. Ensuite, la région concentre certains des points de passages du commerce maritime parmi les plus stratégiques au niveau mondial. Le flux maritime passant par le détroit de Bab el-Mandeb, au sud de la mer Rouge, représente environ 12% des flux mondiaux de marchandises en volume (16% en valeur), dont environ 11% des flux maritimes de pétrole brut et 23% de ceux de blé. Par ailleurs, environ 27% du commerce maritime de produits pétroliers emprunte le détroit d’Hormuz (plus de 80% à destination de l’Asie), qui voit transiter 10% (en volume) des flux mondiaux de marchandises.
Conséquences limitées sur le marché du pétrole et le commerce maritime
Dans un premier temps, la hausse du risque géopolitique n’a entraîné qu’une augmentation limitée des prix du pétrole, avant de se replier. Jusqu’à présent, les diverses estimations de la composante « prime de risque géopolitique » dans le prix du pétrole l’établissent à environ 10% du prix du baril, soit une intensification limitée du conflit (sans atteinte aux installations de production et de transport des hydrocarbures) malgré son extension géographique. La réaction limitée du marché du pétrole au risque géopolitique est liée à deux facteurs : malgré l’extension du conflit, le passage du détroit d’Hormuz n’a pas été affecté. Le blocage du détroit est actuellement considéré comme peu probable, même si ses conséquences seraient très graves étant donné l’absence de routes alternatives pour certains exportateurs importants (par exemple le Koweit et le Qatar). Celles disponibles pour les exportations saoudiennes et émiraties ont une capacité limitée (respectivement 5 mb/j et 1,5 mb/j pour des exportations totales de 11 mb/j).
Par ailleurs, les fondamentaux du marché du pétrole sont actuellement baissiers en raison, d’une part, de la faiblesse de la demande chinoise, et d’autre part, de la hausse de la production provenant de pays non soumis aux quotas de l’OPEP (principalement les États-Unis, le Canada, le Brésil et le Guyana).
Le transport maritime a été perturbé par le blocage du détroit de Bab el-Mandeb, mais l’existence de routes maritimes alternatives a permis de limiter les conséquences au niveau mondial.
La circulation en mer Rouge s’est réduite depuis fin 2023, mais de façon différenciée suivant le type de marchandise. La réduction et le re-routage par le Cap de Bonne-Espérance a concerné les conteneurs et la plupart des matières premières, notamment les produits pétroliers raffinés. Le trafic maritime en mer Rouge a baissé de plus de 70% et la part de marché du Canal de Suez dans la totalité des flux maritimes de marchandises est passée de 10% avant octobre 2023 à 6% en août 2024[2].
Deux facteurs sont toutefois venus limiter cette forte baisse des volumes : la baisse des flux de pétrole brut a été limitée, en raison notamment de la persistance des flux provenant de Russie, et, pour la même raison, le transit du blé par Suez a augmenté.
À un niveau plus global, les conséquences sur les prix des perturbations dans la circulation maritime en mer Rouge ne sont pas uniformes. C’est principalement le coût de transport de containers qui a été affecté. Ainsi, le Shanghai Containerized Freight Index a augmenté de 120% entre octobre 2023 et juin 2024 ; et, selon la CNUCED[3], plus de 80% est dû aux perturbations en mer Rouge (celles liées à la baisse du niveau d’eau du Canal de Panama ne jouant qu’un rôle marginal). En termes de volumes, le fret maritime mondial a continué de progresser (+2,9% en g.a. durant 8M 2024, après +2,6% pour l’ensemble de l’année 2023).
Perspectives
- Le risque géopolitique devrait rester élevé
Selon notre scénario central, le risque géopolitique devrait rester élevé dans la région, au moins pendant une partie de l’année 2025. Comme au cours de l’année 2024, des épisodes de très fortes tensions pourraient survenir, mais la tendance principale reste celle d’opérations militaires ciblées.
La politique moyen-orientale de la nouvelle administration américaine constitue un nouvel élément d’incertitude. La politique de la première administration Trump – rapprochement diplomatique de certaines monarchies du Golfe et d’Israël, pression économique sur l’Iran – devra prendre en compte le conflit en cours, et donc un contexte géopolitique très différent où le risque d’escalade est élevé. À ceci s’ajoute le caractère en partie « transactionnel » de la diplomatie trumpienne, qui rend difficile tout exercice de prévision.
Même si environ ¾ des exportations de GNL provenant du Golfe est à destination de l’Asie, la hausse de la part de contrats flexibles, qui facilitent les possibilités d’arbitrage entre les marchés asiatiques et européens, accentue la vulnérabilité européenne aux tensions géopolitiques au Moyen-Orient. Les deux principaux risques sont : le blocage du détroit d’Hormuz, qui propulserait les prix vers des sommets étant donné l’importance du Qatar dans les exportations mondiales de GNL (20% en 2023), et des contraintes sur la production en Méditerranée orientale. La production gazière israélienne devrait atteindre 27 mds de m3 en 2024 et environ 10 mds de m3 devraient être exportés vers l’Égypte. Une atteinte à la capacité de production israélienne ou une perturbation des exportations vers l’Égypte augmenteraient la demande régionale de gaz, et pourraient avoir des répercutions sur le prix du GNL européen. En effet, l’équilibre du marché européen est relativement tendu à court terme, pour des raisons saisonnières (hausse de la consommation en hiver), ainsi qu’à cause de la fin probable des exportations russes vers l’Europe via l’Ukraine fin 2024 et des retards dans la mise en production de certaines unités de liquéfaction et d’exportation aux États-Unis.
Un blocage du détroit d’Hormuz constituerait le principal facteur qui pourrait significativement pousser les prix du pétrole à la hausse (au-delà de 100 USD/b). Hormis ce risque, qui ne fait pas partie de notre scénario central, les fondamentaux du marché pétrolier devraient plutôt orienter les prix à la baisse, en témoigne la récente décision du cartel de l’OPEP de reporter la hausse de ses quotas de production. Pour le moment, le marché du pétrole a peu réagi à l’élection du nouveau président américain. En-dehors de sa volonté affichée de favoriser la production américaine, une des principales incertitudes à court terme sera l’éventualité de nouvelles sanctions sur les exportations iraniennes (environ 1,6 mb/j). Dans ce cas, la volonté des producteurs du Golfe (qui disposent des principales capacités de production non utilisées) de compenser rapidement la réduction de l’offre déterminera l’orientation des prix, au moins à court terme. En effet, ils peuvent avoir intérêt, au moins temporairement, à laisser le prix du pétrole augmenter.
Ce contexte de relative déprime du marché pétrolier et de risque géopolitique élevé dans la région affecte plus particulièrement certains pays du Golfe. Si la région reste exportatrice nette de capitaux, en raison des investissements de portefeuille des principaux fonds souverains (notamment aux UAE et au Qatar), le financement de déficits budgétaires (Arabie saoudite) et des investissements appuyant la diversification économique (les programmes « Vision ») accroît les entrées de capitaux. La situation de l’Arabie saoudite est, à ce titre, significative. Avec des projets d’investissement très importants (Vision 2030), des investissements directs étrangers en-deçà des attentes (équivalant à 0,9% du PIB en S1 2024) et le niveau élevé du prix du baril qui équilibre le budget (environ 100 USD/b pour l’Arabie saoudite), les besoins de financement du royaume augmentent fortement. Ainsi, le gouvernement et le Public Investment Fund (PIF) ont émis plus de USD 50 mds d’obligations internationales en 2024 (environ 5% du PIB), soit le montant le plus important parmi les économies émergentes hors Chine. Par ailleurs, le PIF a annoncé sa volonté de réduire son exposition aux actifs étrangers (de 30% à 18% du total) afin de privilégier l’investissement dans le royaume. À moyen terme, la zone de la mer Rouge devrait prendre une importance économique croissante pour l’Arabie saoudite dans le cadre de Vision 2030. Parmi les axes de développement figurent le secteur du tourisme, qui est particulièrement vulnérable au risque géopolitique, et d’autres secteurs dirigés en partie vers l’exportation (ressources minières, énergies renouvelables, hydrogène), qui dépendent donc de la disponibilité et de la sécurité des routes maritimes.
Selon notre scénario central, les conséquences économiques de la hausse du risque géopolitique sur les pays du Golfe devraient rester limitées à court terme. Néanmoins, à moyen et long terme, la sécurité des détroits continuera de peser sur leurs perspectives économiques de la région.
Achevé de rédiger le 8 novembre 2024