Le portrait macro-financier brésilien est saisissant de contrastes : d’un côté, le chômage est à un plus bas historique, les comptes externes sont robustes et la croissance économique surperforme, portée par des leviers multiples ; d’un autre côté, la monnaie continue de se déprécier, les résidents augmentent leurs avoirs à l’étranger et les primes de risque se tendent – signes d’une défiance persistante des marchés qui réclament de nouvelles mesures pour réduire les dépenses publiques. La Banque centrale a amorcé, à contre-courant de la tendance mondiale, une phase de durcissement monétaire en réponse à la remontée de l’inflation. Celle-ci subit des pressions haussières tant du côté de l’offre que de la demande. Les arbitrages entre réduction du déficit budgétaire et soutien social seront sans doute difficiles, d’autant que la croissance ralentira en 2025. La politique économique sera moins favorable et une perte de vigueur de la demande chinoise pourrait affecter le Brésil via différents canaux. Pour le gouvernement, les résultats des dernières élections municipales mettent en lumière les faibles dividendes politiques d’un bilan économique pourtant favorable.
Croissance : une multiplicité de leviers
L’économie brésilienne continue de déjouer les attentes. La croissance économique a accéléré au T2 2024, progressant de 1,4% t/t alors que les inondations dans le sud du pays en avril et mai laissaient initialement présager des pertes d’activité importantes. De surcroit, une révision à la hausse a été apportée à la croissance du T1 (1% t/t contre 0,8% précédemment). Malgré quelques signes d’essoufflement en juillet et août, les indicateurs d’activité disponibles au deuxième semestre sont demeurés dans l’ensemble bien orientés et la production agricole devrait finalement mieux résister qu’escompté en début d’année.
L’octroi de crédits ralentit depuis l’été mais sa croissance, en termes réels, dépasse toujours celle de l’économie (+5,8% en moyenne au T3). Le PIB en volume devrait ainsi progresser d’un peu plus de 3% cette année – en ligne avec sa moyenne annuelle depuis début 2022, mais bien au-dessus des estimations de croissance potentielle (1,5% à 2%).
L’économie peut compter sur une diversité de moteurs pour tirer sa croissance : côté offre l’industrie au T2, les services au T1 et le secteur agricole en 2023; côté demande l’investissement (variation des stocks incluse) au T2, la consommation privée au T1 et la demande extérieure en 2023. La multiplicité des sources de croissance confère à l’économie une meilleure capacité de résistance aux fluctuations sectorielles et au ralentissement d’activité sur les principaux marchés d’exportation du Brésil (Chine, États-Unis, UE, Argentine).
Politique monétaire : à contre-courant
Outre la nomination du nouveau gouverneur de la Banque centrale (BCB), Gabriel Galipolo, qui prendra ses fonctions le 1er janvier 2025, la rentrée de septembre a surtout été marquée par le resserrement de la politique monétaire, une première depuis deux ans. Les autorités ont procédé à deux hausses de taux de 25 et 50 pb ramenant le taux SELIC à 11,25%. Cette décision, qui va à contre-courant de la tendance mondiale et maintient la politique monétaire brésilienne en territoire restrictif[1], fait suite à la remontée de l’inflation proche de la borne supérieure de la cible (3% +/- 1,5 pp). Divers déterminants se sont conjugués pour alimenter la reprise de l’inflation depuis avril : i/ macro-financiers (chômage au plus bas, impulsion budgétaire, dépréciation du
change, décrochage des anticipations), ii/ réglementaires (hausse des prix de l’essence contrôlés par Petrobras) et iii/ climatiques (d’importants épisodes de sécheresse ont affecté la production d’électricité dans les régions du nord et du centre-ouest du pays [2], tandis que des incendies et autres inondations dans le sud du pays ont touché des zones agricoles et affecté les chaines d’approvisionnement).
Un output gap positif et les tensions sur le marché du travail restent toutefois les principaux points d’attention de la BCB (le chômage a atteint un plus bas historique en septembre à 6,4% et la forte demande de main-d’œuvre pousse les salaires à la hausse).
En l’absence de gains de productivité du travail, l’augmentation des rémunérations risque de se répercuter sur les prix à la consommation via l’augmentation des coûts de production. La remontée du dollar US à la suite de l’élection de Donald Trump est aussi un sujet de préoccupation.
Dans ses communiqués, la BCB n’a pas fourni d’indications sur le rythme de resserrement monétaire qu’elle envisageait. Les marchés, après avoir parié sur un cycle agressif (anticipant près de 275 pb de hausse cumulée jusqu’à mai 2025), ont depuis modéré leur position.
Comptes publics : la défiance des marchés
Les bonnes performances économiques au premier semestre et l’annonce de l’amélioration de la note souveraine de Moody’s à un cran de la catégorie « investment grade » n’ont pas suffi à enrayer la défiance des marchés. Les investisseurs locaux, qui détiennent 90% des titres d’État, s’inquiètent de la trajectoire de la dette (78,5% du PIB en août, soit +7 points de PIB depuis janvier 2023) et doutent de la capacité du gouvernement à atteindre même les objectifs qu’il a revus à la baisse en avril dernier : en 2025, le gouvernement devra dégager un solde primaire à l’équilibre avec une tolérance de 0,25% de PIB, soit, au pire, un déficit d’environ BRL 30 mds[3]. Or, pour atteindre cet objectif, le gouvernement doit geler près de BRL 15 mds de dépenses.
La défiance grandissante des investisseurs locaux s’est traduite par des tensions sur le marché obligataire, le Trésor éprouvant des difficultés à placer des obligations à taux fixes ou indexées à l'inflation en raison de l’appétit grandissant pour du taux flottant. Ainsi, la part des obligations indexées au SELIC a augmenté rapidement. Cela a aggravé la composition de la dette publique, réduit les maturités et augmenté la sensibilité de la dette aux fluctuations des taux d'intérêt. La hausse des rendements exigés pour détenir la dette publique (12,9% en novembre pour les obligations à 10 ans contre 10,3% fin 2023), l’affaiblissement de la monnaie (-18,6% contre le dollar depuis janvier) et l’accumulation d’avoirs des résidents à l’étranger (USD 9,2 mds sur les neuf premiers mois de l’année contre USD 4,5 mds sur l’ensemble de 2023) traduisent le sentiment de pessimisme au niveau local.
Pour retrouver la confiance des investisseurs, et permettre une baisse du coût de la dette (le taux effectif était de 11%, avec une charge d’intérêts de 7% du PIB au T3 en cumul sur 12 mois), le gouvernement a annoncé négocier de nouvelles mesures pour réduire les dépenses. Ces démarches arrivent au lendemain d’élections municipales marquées par l’affaiblissement du parti de Lula (le PT) et le renforcement des partis du grand Centre (le Centrao) et des partis d’extrême droite – signe de la résilience du Bolsonarisme dans le pays. Cette échéance – qui faisait figure de test de mi-mandat pour Lula – confirme la déconnexion croissante (à l’instar d’autres pays) entre performances économiques et opinion publique.
Perspectives 2025 : l'incertitude chinoise
En 2025, l’activité économique est appelée à ralentir. La demande interne devrait pâtir d’un policy mix moins favorable (resserrement monétaire, baisses du soutien aux ménages et aux entreprises). Le PIB réel devrait ainsi s’établir aux alentours de 2%, avec près d’un point de croissance dû à l’acquis de 2024.
Les incertitudes entourant la vigueur de la demande chinoise[4] font peser un risque baissier sur la croissance en raison de liens commerciaux étroits entre les deux pays[5]. Des simulations à l’aide du modèle NIGEM montrent qu’une réduction de 1% de la demande chinoise (via un choc de -3,3% sur la consommation privée pendant 2 ans) se traduit en moyenne, toutes choses égales par ailleurs, par un recul de l’activité 0,25 % après un an au Brésil. Au-delà de ses effets sur la contribution du commerce extérieur à la croissance et sur la Bourse (prépondérance des matières premières dans l’indice Bovespa), un ralentissement chinois affecterait aussi la demande intérieure via le canal de l’investissement (impact sur le chiffre d’affaires des entreprises brésiliennes de la baisse des prix des matières premières et des volumes exportés). Un fléchissement de l’activité chinoise pourrait aussi pousser le Brésil à renforcer ses droits de douane pour protéger son industrie sidérurgique contre l’afflux d’acier chinois bon marché[6] (canal de la concurrence). Pour rappel, en avril, le pays avait doublé les droits sur certaines importations d’acier à hauteur de 25%.
Le ralentissement des flux d’investissement directs étrangers en provenance de la Chine paraît en revanche moins certain, notamment en raison de la politique industrielle chinoise [7]. Cette dernière cherche en effet à élargir les marchés pour ses producteurs d’énergie solaire et éolienne et les fabricants de véhicules électriques, en plus de garantir l’accès aux minéraux essentiels pour leur chaîne de valeur de production de batteries. Même si le Brésil a récemment décidé de ne pas se joindre à l’initiative « Nouvelles routes de la soie », le pays dit vouloir collaborer avec les investisseurs chinois (sujet qui devrait alimenter les échanges entre les présidents Lula et Xi Jinping au cours de la visite officielle de ce dernier le 20 novembre au lendemain du G20 à Rio de Janeiro). Entre 2020-2023, le Brésil a capté un peu plus d’un tiers des flux d’investissement directs chinois en Amérique latine.
Achevé de rédiger le 7 novembre 2024