La gestion égyptienne des comptes extérieurs, qui consiste à gagner du temps grâce à des soutiens extérieurs entre deux réajustements drastiques du taux de change, atteint ses limites. La persistance d’un important besoin de financement, en raison notamment des échéances de la dette extérieure, et des créanciers internationaux (pays du Golfe et FMI) qui conditionnent leur soutien à des réformes douloureuses et politiquement coûteuses ont conduit l’économie égyptienne à une impasse. La position extérieure nette des banques se détériore à un rythme alarmant. Les restrictions sur les opérations en devises se multiplient, avec des conséquences négatives sur l’activité dans un pays très dépendant des importations. La banque centrale est encore en mesure de faire face aux échéances extérieures à très court terme, mais tout nouveau report d’un accord avec le FMI réduit cette possibilité au-delà.
Accumulation de mauvaises nouvelles
Affectée par une crise de la balance des paiements depuis plusieurs mois, l’économie égyptienne enregistre une série de mauvaises nouvelles : le report à une date indéterminée de la première revue du programme de soutien financier du FMI (indispensable à la poursuite du déblocage des fonds), la dégradation de la note souveraine en devise par l’agence de notation Moody’s, les perspectives d’une sortie des actifs financiers égyptiens de certains indices internationaux et, enfin, la soudaine reprise des tensions politiques dans la région.
L’accord avec le FMI a été conclu en décembre 2022 pour faire face aux conséquences de la guerre en Ukraine sur les comptes extérieurs égyptiens : la sortie de capitaux (environ USD 20 mds en S1 2022) et la hausse du coût des importations de matières premières. Conditionné à une série de réformes macroéconomiques (principalement la poursuite de l’assainissement budgétaire, la privatisation d’actifs publics et la flexibilisation du régime de change), le prêt de USD 3 mds du FMI doit déclencher d’autres financements de la part de créanciers multilatéraux, le retour des investisseurs étrangers sur le marché de la dette en monnaie locale du gouvernement, et celui des investissements directs étrangers. Après un report de la première revue du FMI, de mars à juin puis au cours du T3 2023, la poursuite du programme de soutien devra maintenant attendre au mieux la première moitié de l’année 2024.
Difficiles ajustements face au manque de devises
Le taux de change de la livre égyptienne n’est pas flexible et la banque centrale essaie de conserver un niveau de réserves de change en ligne avec les normes prudentielles du FMI (réserves en devises supérieures à 3 mois d’importations de biens et services). L’Égypte est très dépendante des importations (notamment alimentaires) et sa dette extérieure a doublé depuis 2016.
Dans ce contexte, le manque de devises se traduit par de multiples rationnements, le développement d’un marché des changes parallèle, une détérioration de la position extérieure nette du système bancaire et, en dernier recours, par une forte dépréciation du taux de change. La livre égyptienne s’est ainsi dépréciée de plus de 50% depuis début 2022, tandis que le taux de change sur le marché offshore à échéance un an atteint désormais plus de 50 EGP pour un USD, soit un écart supérieur à 50% par rapport au taux de change officiel.
Actuellement, les réserves de changes officielles de la banque centrale sont relativement stables (USD 33 mds ou 4,6 mois d’importations de biens et services en août 2023). On peut y ajouter les réserves de niveau 2 (a priori destinées à faire face aux sorties de capitaux volatils) qui s’élèvent à USD 9,9 mds. Cependant, le maintien d’un niveau acceptable de réserves à la banque centrale se fait au prix d’une dégradation régulière de la situation extérieure des banques commerciales. Les devises qu’elles ne peuvent pas se procurer auprès de la banque centrale leur sont fournies par des créanciers internationaux sous forme d’émissions obligataires en devises et de prêts bancaires.
La dette extérieure nette du système bancaire a atteint environ USD 15,2 mds en août (4,1% du PIB), en léger repli par rapport à juin (USD 17,2 mds), mais elle reste à un niveau historiquement élevé. Par ailleurs, selon des estimations locales, les transactions en attente liées à des importations de biens s’élèvent à environ USD 6-9 mds.
Ces contraintes, qui affectent l’ensemble des importations à des degrés divers selon leur caractère prioritaire, freinent l’activité économique égyptienne. Enfin, autre indicateur de la gravité de la situation actuelle, la banque centrale est en train d’étendre à tout le système bancaire une interdiction des paiements en devises aux détenteurs d’une carte de paiement liée à un compte en livres égyptiennes.
Hausse des tensions sur la devise à court terme
Le besoin de financement extérieur (déficit du compte courant et amortissement de la dette extérieure) est estimé à USD 22-30 mds par an pour les années budgétaires 2024 et 2025.
Selon les estimations de la banque centrale, l’amortissement de la dette extérieure due à des créanciers multilatéraux et celui des eurobonds s’élèveront à environ USD 7,6 mds durant le premier semestre 2024, tandis que plus de USD 8 mds de dette extérieure de court terme devront être amortis au cours du premier trimestre 2024.
Dans ce contexte, on peut parler d’un mur de dette pour début 2024, et tout report du soutien financier extérieur accroît d’autant les tensions sur la liquidité en devises. Les réserves de change de la banque centrale sont suffisantes pour faire face aux échéances de dette à court terme.
Néanmoins, on peut s’attendre à une détérioration supplémentaire de la situation extérieure du système bancaire et à un élargissement de l’écart entre les taux de change officiel et offshore dans les mois à venir. La programmation des élections présidentielles au mois de décembre 2023 rend peu probable un ajustement du taux de change avant la fin de l’année 2023.
Par ailleurs, l’accès aux financements extérieurs privés s’est dégradé, notamment à la suite de la dégradation de la note souveraine par Moody’s qui a mécaniquement entraîné celle des principales banques commerciales du pays en raison du lien entre le secteur bancaire et le gouvernement. Les banques publiques détiennent environ la moitié de l’actif bancaire total, et les créances sur le gouvernement représentent environ 50% de l’actif total de l’ensemble des banques commerciales publiques et privées. L’accès du gouvernement au marché des capitaux internationaux s’est fermé depuis plusieurs mois étant donné le niveau des primes de risque (supérieures à 1 500 points de base), hormis pour des émissions d’un montant réduit (quelques centaines de millions de USD) et libellées en devises asiatiques.
Une amélioration trompeuse du compte courant
Concernant les recettes du compte courant, les évolutions positives observées ces derniers mois ne suffisent pas à desserrer les contraintes pesant sur la liquidité en devises. En effet, l’amélioration résulte en grande partie des restrictions affectant les transactions en devises. Un excédent courant a été enregistré au dernier trimestre de l’année budgétaire 2023 (USD 0,6 md contre USD -3 mds un an auparavant).
C’est la forte baisse des importations (-24% en g.a.), contraintes par le manque de devises disponibles, qui explique en grande partie cette amélioration. Les recettes touristiques et celles du Canal de Suez sont en forte hausse (respectivement +30% et +33% en g.a. au T4 de l’année budgétaire 2023), mais les transferts des expatriés (environ 30% des recettes courantes totales) baissent fortement (-38% au S1 2023 en g.a.) car ils utilisent des canaux non-officiels pour une partie de ces transferts.
Il n’y a pas eu d’exportation de GNL durant les trois mois d’été en raison d’un pic de consommation saisonnier, d’une baisse de la production intérieure de gaz, et ce malgré une forte hausse des exportations israéliennes de gaz par rapport à 2022 (+50% en g.a. sur les 7 premiers mois de l’année). La soudaine réduction des exportations israéliennes (estimée à 20%) pour des raisons sécuritaires va encore réduire les perspectives d’exportation de GNL de l’Égypte pour une durée indéterminée. Par ailleurs, dans l’hypothèse d’un retour du surplus exportable de GNL dans les mois à venir, les prix sur le marché européen ne seront vraisemblablement pas aussi élevés cet hiver qu’en 2022 en raison du niveau des stocks européens et d’exportations américaines en forte hausse.
Un chemin de sortie de crise étroit
Le FMI conditionne son soutien principalement aux progrès réalisés dans la privatisation d’actifs publics et dans la flexibilisation du régime de change. Les privatisations déjà effectuées et en cours semblent relativement en ligne avec le FMI. Environ USD 2 mds de cession d’actifs ont été effectués pour l’année budgétaire 2023, tandis qu’environ USD 6 mds sont en cours ou programmés pour cette année. La question de la flexibilité du taux de change est beaucoup plus délicate, notamment en raison de ses conséquences sur l’inflation, mal endémique de l’économie égyptienne. La hausse des prix des biens de consommation a atteint un niveau record en septembre dernier (+38% en g.a.), tandis que l’inflation sous-jacente a atteint 40%.
Le difficile équilibrage des comptes extérieurs égyptiens et la nécessité de faire régulièrement appel à des soutiens extérieurs ne sont pas nouveaux, mais la situation actuelle se distingue de la crise de 2016 par l’attitude des créanciers internationaux devenus plus exigeants. La conditionnalité du FMI en matière de réformes macroéconomiques est assurément plus forte, notamment concernant le fonctionnement du marché des changes. De leur côté, les pays du Golfe ont modifié la nature de leur soutien. S’ils ont continué d’effectuer des dépôts gouvernementaux auprès de la banque centrale d’Égypte en 2022, les fonds souverains cherchent désormais à optimiser leur investissement. On constate ainsi un soutien sous forme de prises de participation dans le capital d’entreprises cotées et dans les privatisations, mais à un prix qui leur convient, notamment en prenant en compte le risque de change.
Si un accord avec le FMI intervenait début 2024, nous estimons que l’Égypte saura éviter la crise de balance des paiements à court terme. Cependant, à moyen terme la vulnérabilité de la balance des paiements persistera. D’une part, l’Égypte verra à nouveau sa dette extérieure augmenter, bien qu’à des conditions concessionnelles. D’autre part, le problème de la compétitivité économique du pays reste entier. Les exportations de biens non-liés aux hydrocarbures restent concentrées dans des secteurs à faible valeur ajoutée, et les investissements directs étrangers en dehors du secteur des hydrocarbures sont faibles.
Achevé de rédiger le 9 octobre 2023
Pascal Devaux