La normalisation de la politique économique – un durcissement monétaire et une dose de resserrage budgétaire – a restauré la confiance des investisseurs et des agences de notation. Les réserves de change officielles se sont consolidées au cours de l’été, la livre turque est bien plus stable et les primes de risque se sont détendues. La croissance du PIB résiste, malgré le ralentissement du crédit domestique, et le déficit budgétaire est bien moindre que ce qui était anticipé compte tenu des promesses pré-électorales. Mais l’inflation a réaccéléré et le déficit courant est tout juste stabilisé. Le rééquilibrage de la croissance et la dédollarisation ne sont pas encore acquis mais il y a de meilleures chances que ce soit le cas en 2024.
Au cours de l’été, la confiance des investisseurs étrangers dans la volonté et la capacité de la nouvelle équipe à la tête du ministère des Finances et du Trésor et de la banque centrale (CbT)[1] à convaincre le président Erdogan d’opérer un changement radical de politique économique, s’est renforcée.
Le revirement monétaire opéré dès sa nomination s’est poursuivi avec deux hausses supplémentaires du taux directeur de la CbT (de 750 points de base puis 500 pb) pour le porter à 30%. En août et septembre 2023, les investissements des non-résidents dans la dette publique domestique sont revenus même si les flux restent limités (USD 400 mn en moyenne par mois). La livre est plus stable et les primes de risque sur les CDS à 5 ans se sont réduites (graphique 1).
Une stratégie de politique économique claire
Seuls les rendements sur les obligations d’État se sont tendus sous l’effet de la hausse du taux d’intérêt directeur, ce qui permis une normalisation de la courbe des taux d’intérêt. « Normalisation » est le maître mot de la politique économique turque.
Selon Cevdet Akçay, l’objectif est de casser la dépendance des agents économiques (État, ménages, entreprises) aux taux d’intérêt réels négatifs, à une pente de la courbe des taux inversée malgré une quasi-hyperinflation, et à une dépréciation nominale du taux de change supérieure à l’inflation (afin de maintenir un taux de change réel artificiellement sous-évalué).
La dépendance des entreprises, mais surtout des ménages, aux taux d’intérêt réels a nourri une bulle de crédit. De plus, la dépréciation réelle du change a conduit les entreprises à maintenir leurs parts de marché sans effort de productivité et d’innovation.
Néanmoins, cette normalisation prendra du temps et, pour reprendre les termes de Mehmet Simsek, le ministre des Finances et du Trésor, elle requiert de la patience de la part des investisseurs. Fitch et S&P se sont d’ailleurs limités à revoir l’outlook de la notation de l’État qui est passé de négatif à stable. La normalisation de l’économie prendra du temps pour au moins deux raisons. Premièrement, le retour durable à des taux d’intérêt réels suppose une décélération de l’inflation qui n’est pas encore acquise et la poursuite de la réappréciation (très récente) du taux de change réel, pour ancrer les anticipations d’inflation et stimuler la compétitivité hors prix des entreprises. Deuxièmement, elle passe par le détricotage de l’écheveau de régulations qui s’ imposent les banques, qui avait été tissé par le gouvernement précédent afin de soutenir la croissance au travers du crédit tout en essayant de limiter les pressions sur la liquidité extérieure. Enfin, le durcissement monétaire peut s’accompagner d’un ralentissement de la croissance, qui pèsera sur la population, et d’une hausse des risques de crédit, même si ceux-ci devraient rester limités.
Une croissance encore déséquilibrée
Jusqu’à présent, l’économie turque fait mieux que résister malgré l’accélération de l’inflation (+7,8% en moyenne par mois in T3, 61,5% en g.a.en septembre), conséquence de la dépréciation de la livre au T2. Au T2, la croissance avait rebondi de 3,5% t/t (en données CVS-CJO) après une stagnation au T1. Sur un an, la progression du PIB était encore de 3,8%. La croissance restait déséquilibrée avec une contribution négative des échanges extérieurs nets de -1,6% t/t (-6,3% sur un an).
Au T3, les indicateurs de confiance de la CbT auprès des entreprises et des ménages se sont tassés en moyenne sur l’ensemble du trimestre mais ils se sont redressés en septembre (sauf dans le secteur des services). La hausse des taux d’intérêt, pour les crédits à la consommation (48%) comme pour les crédits commerciaux (43%), a entraîné un ralentissement du crédit domestique. Sur un an, la croissance du crédit bancaire en TRL est restée très forte (+67% en g.a. à la mi-septembre) mais la progression instantanée, mesurée sur 3 mois en rythme annualisé, s’est nettement infléchie (+33% alors qu’elle était à 3 chiffres au T2). Toutefois, les ménages ont continué d’avoir largement recours aux cartes de crédit pour financer leurs achats.
De plus, le chômage a continué de baisser pour atteindre 9,4% soit un niveau inférieur à sa moyenne depuis 2015 (10,5%) et les pertes de salaires réels entre la fin 2021 et la mi-2022 ont été largement effacées. Au total, la consommation des ménages devrait avoir encore contribué fortement à la croissance au T3 2023. Parallèlement, les importations de biens d’équipement sont restées très soutenues. La demande domestique privée semble donc avoir soutenu la croissance au T3. Cependant, la contribution des échanges extérieurs va rester fortement négative ; en juillet et août, les importations totales hors pétrole (mesurées en dollars) progressaient de 5,9% par rapport au T2 contre 4,9% pour les exportations. Malgré le ralentissement du crédit domestique, le nécessaire rééquilibrage de la croissance n’est pas encore acquis. Ce devrait être le cas en 2024 si la nouvelle stratégie de politique réussit.
Dégradation limitée du déficit budgétaire
Avant les élections, l’aggravation attendue des déficits jumeaux sur fond de tensions sur les réserves de change était un motif d’inquiétude. Leur évolution au cours de l’été sont un peu plus rassurantes.
En août dernier, et sur 12 mois glissants, le déficit primaire du gouvernement central est ressorti à seulement -0,1% du PIB contre un surplus de 1,1% en 2022. Une détérioration était largement anticipée en raison i/ des dépenses liées au tremblement de terre de février dernier, dont le coût pour le budget est évalué à 3% du PIB en 2023 et en 2024, et ii/ des promesses préélectorales. Dans le programme économique à moyen terme (PEMT) présenté début septembre, le déficit primaire devrait atteindre 3,9%, soit une très forte augmentation des dépenses au cours de la dernière partie de l’année. Le déficit jusqu’à présent faible s’explique par la moindre utilisation de l’enveloppe dédiée au tremblement de terre ou les retards dans les déboursements, et par une forte hausse des recettes fiscales liées à la croissance des revenus et aux mesures décidées par Mehmet Simsek début juillet[2]. La charge d’intérêts est contenue à 2,5% du PIB grâce à un taux d’intérêt effectif sur la dette domestique en 2023 encore limité à 18% et une dette ramenée à 30,3% du PIB en juin.
Pour 2024, le PEMT prévoit un déficit primaire de 3,4% et une charge d’intérêts sur la dette en légère progression à 3% du PIB, conséquence de la hausse observée des rendements obligataires au S2 2023. Le service de la dette extérieure du gouvernement central pour 2024 s’élève à près de USD 17 mds (10,5 de principal et 6,5 d’intérêts). Si l’appétit des investisseurs se confirmait, le Trésor devrait pouvoir émettre autant d’obligations internationales qu’en 2023 (USD 7,5 mds jusqu’à présent) et à un coût plus faible (les rendements obligataires américains de référence ont atteint a priori leur maximum et le spread de la dernière émission du 13 avril 2023 était de près de 600 points de base, soit un niveau sensiblement supérieur à ce qu’il est actuellement). De plus, le coussin de liquidité en devises du secteur public (principalement le gouvernement central) auprès de la CbT s’élevait début septembre à USD 18 mds.
Difficile réduction du déficit courant et défi de la dédollarisation
Du côté des comptes extérieurs, le déficit de la balance courante (USD 58,5 mds en cumul sur 12 mois en juillet) s’est juste stabilisé au cours des trois derniers mois connus malgré d’importantes recettes du tourisme (USD 45,2 mds). La facture pétrolière s’est allégée d’environ USD 14 mds grâce à la baisse des prix du pétrole entre la mi-2022 et la mi-2023. En revanche, les importations nettes d’or, actif qui sert traditionnellement de valeur refuge face à l’inflation, ont atteint USD 30 mds alors que cette balance était équilibrée fin 2022. Hors pétrole et or, le solde commercial, qui était encore à l’équilibre fin 2022, accusait en août un déficit de USD 25 mds (toujours en cumul sur 12 mois).
La structure du financement du déficit courant s’est un peu améliorée par rapport à 2022 mais elle reste fragile. Les investissements directs n’ont pas accéléré (USD 6,2 mds) mais les investissements de portefeuille font leur retour et les dépôts des résidents sont restés soutenus (USD 37,2 mds). Surtout, le poste « erreurs et omissions » contribue bien moins à l’équilibre de la balance des paiements qu’en 2022. Au total, les réserves internationales se sont consolidées pour atteindre USD 122,2 mds fin septembre (dont USD 74 mds en réserves de change) contre USD 97 mds fin mai.
Les réserves internationales nettes au sens du FMI n’atteignent que USD 20 mds. Si on tient compte des positions nettes de change hors bilan de la CbT (principalement celle des swaps de change avec les banques commerciales), les réserves nettes sont négatives à hauteur de USD 54 mds. Les médias se focalisent sur ces réserves nettes plus que sur les réserves brutes, ce qui est très discutable. En effet, d’une part, les lignes de swap de la CbT avec les autres banques centrales (soit l’équivalent de USD 23,1 mds) sont a priori des ressources stables (à l’instar des dépôts des pays du golf auprès de la CbT), et, d’autre part, les contreparties de la position de change (débitrice) de la CbT sont les banques commerciales locales (USD 126 mds quand on additionne les dépôts en devises des banques et les swaps de change). Par le passé, le secteur bancaire équilibrait sa position bilancielle de change, par nature débitrice, avec les investisseurs étrangers. La vulnérabilité du système bancaire (CbT + banques commerciales) au choc de change était, de ce fait, plus grande.
La dédollarisation de l’économie turque est nécessaire à la stabilité financière. Jusqu’à présent, l’État avait incité les ménages et les entreprises à transférer leurs dépôts en devises mais aussi en livres vers des comptes en TRL qui leur garantissaient une protection contre la dépréciation du taux de change (fx-protection deposit scheme connu sous l’acronyme turc KKM). Les dépôts KKM représentent actuellement l’équivalent de USD 123 mds, ce qui permet d’afficher un taux « officiel » de dollarisation des dépôts de 41% (mais 65% quand on réintègre ces dépôts KKM).
Ce système représente un coût potentiellement important pour l’État, évalué à 3 points de PIB au taux de change actuel. L’objectif pour les autorités est d’inciter les détenteurs de comptes KKM de les fermer pour les transférer vers des comptes classiques en livres[3].
La hausse des taux d’intérêt sur les dépôts devrait favoriser ce transfert. Même si l’État a financièrement intérêt a priori à ce que les transferts se fassent rapidement, le risque existe d’une redollarisation des dépôts, et donc des pressions sur les réserves de change, si l’inflation reste élevée et le taux de change continue de se déprécier. Là encore, le succès repose sur la stratégie de désinflation menée avec le soutien des banques.
Achevé de rédiger le 6 octobre 2023
François Faure