Depuis juillet, les principales agences de notation ont relevé la note de la dette à moyen et long terme de l’État turc. Les fondamentaux macroéconomiques se sont, en effet, améliorés au cours des douze derniers mois, malgré le durcissement de la politique monétaire et le ralentissement induit de la croissance (effet des taux d’intérêt réels redevenus positifs). Le dérapage du déficit budgétaire reste sous contrôle et le ratio dette/PIB est à un plus bas historique. Le déficit courant s’est fortement réduit et la reprise des investissements de portefeuille a permis de reconstituer des réserves officielles de change. Enfin, la dédollarisation des dépôts bancaires s’est poursuivie et les risques de crédit pour les banques sont dans l’ensemble maîtrisés. La résistance de l’économie sera cependant mise à l’épreuve en 2025 avec une politique budgétaire restrictive. La prégnance de l’inflation pourrait retarder l’assouplissement monétaire et l’environnement extérieur sera plus difficile (marasme économique en Allemagne, concurrence de la Chine sur le marché européen et menace d’une aggravation du protectionnisme).
À l’occasion de la revue annuelle de leurs notations, les trois agences américaines (S&P, Moody’s et Fitch) ont révisé à la hausse celle de la dette à moyen et long terme libellée en devise du Trésor turc : d’un cran pour Fitch et S&P, de B+ à BB- (respectivement le 06/09 et le 01/11), et de deux crans pour Moody’s de B3 à B1 (le 19/07). Ces améliorations n’ont pourtant pas été saluées sur les marchés de taux, de change et d’actions. La prime de risque CDS à 5 ans s’est très légèrement écartée depuis la décision de Moody’s.
À 240 points de base fin octobre, elle reste à un niveau historiquement bas mais elle est toujours légèrement supérieure à ce que les nouveaux niveaux de ratings laisseraient supposer. Parallèlement, la livre turque a continué de se déprécier (-4% contre dollar depuis la décision de Moody’s, -14% depuis le début de l’année). Le rendement des obligations du Trésor en livres s’est tendu de 26% mi-juillet à presque 29% fin octobre. Enfin, le principal indice de la Bourse d’Istanbul a perdu 20% en monnaie locale, effaçant ainsi la progression enregistrée au S1 2024.
Les évolutions récentes des variables financières témoignent de la fébrilité des investisseurs et des opérateurs de marché. La situation conjoncturelle turque en demi-teinte peut l’expliquer. Pour autant, la stabilité macroéconomique s’est sensiblement améliorée depuis la mi-2023.
Nouveau test de résistance de l’économie en 2025
Au T2 2024, le PIB réel a stagné par rapport au trimestre précédent (+0,1%). Ainsi, la progression mesurée sur un an n’était plus que de 2,5% contre 5,1% en moyenne sur la période T1 2023-T1 2024. Au T2 2024, la consommation des ménages et les dépenses publiques courantes ont fortement ralenti, et l’investissement et les exportations se sont contractés. Les indicateurs d’offre (production industrielle, activité dans les services) disponibles sur juillet-août laissent prévoir au mieux une poursuite de la stagnation. En revanche, ceux relatifs à la demande intérieure (ventes au détail, importations de biens d’équipement) indiquent plutôt un rebond. Quant aux exportations (mesurées en dollar US), elles ont sensiblement progressé en juillet-août avant de se tasser en sept-octobre. En résumé, le PIB aurait au mieux faiblement progressé au T3 2024. Le point positif dans ce panorama conjoncturel est que les indices de confiance des ménages et des entreprises se sont conjointement renforcés en septembre et octobre.
Force est de constater que le durcissement sévère de la politique monétaire depuis mai 2023 n’a pas fait basculer l’économie dans la récession. En revanche, la désinflation est plus lente qu’espéré : en septembre et octobre, la progression mensuelle de l’indice d’ensemble des prix à la consommation était encore de 3%. Ainsi, mesuré sur un an, le taux d’inflation s’élevait encore à 49% en octobre, pour une prévision du gouvernement de 41,5% en fin d’année 2024. La Banque centrale (CBRT) a d’ailleurs laissé inchangé son taux directeur à 50% et les taux des prêts aux particuliers et aux entreprises sont redevenus positifs en termes réels. Le crédit domestique a très fortement ralenti de +80% sur un an mi-mai 2023 à +30% à mi-octobre 2024), contribuant ainsi largement au ralentissement et l’atterrissage de la croissance.
La résistance de l’économie au choc monétaire depuis 2023 s’explique par i/ le soutien de la politique budgétaire, dont l’impact fiscal (fiscal pulse i.e. la variation annuelle du solde primaire) est estimé par le FMI à 1,2 point de PIB en 2024, après 0,7 point en 2023 ; ii/ le très fort rattrapage salarial, en raison de l’indexation unitaire des salaires horaires sur le salaire minimum, lequel a progressé d’environ 50% en termes réels depuis la fin 2022 ; iii/ la progression de l’emploi (environ +4,5% depuis la fin 2022) ; iv/ le maintien des exportations sur l’ensemble de l’année 2024 (+1,4% entre janvier et octobre par rapport à la moyenne 2023) et des recettes du tourisme en hausse.
La résistance de l’économie turque sera véritablement testée en 2025 : d’une part, la politique budgétaire devrait redevenir restrictive (le fiscal pulse serait négatif de 0,8 pp) et, d’autre part, le durcissement plus fort et plus durable qu’anticipé de l’environnement extérieur continuerait de peser sur les exportations et l’investissement. Le maintien de la croissance reposera donc sur le succès de la désinflation qui doit permettre à la CBRT de desserrer son étau. La consolidation des gains de pouvoir d’achat et la baisse des taux d’intérêt autoriseraient alors une réaccélération de la consommation et de l’investissement. Mais pour que la désinflation se poursuive et s’accentue, le durcissement de la politique budgétaire seul ne suffira pas. Une dose supplémentaire d’appréciation du taux de change réel est nécessaire. La difficulté pour les autorités budgétaire et monétaire sera d’opérer un réglage délicat entre stimulation de la demande intérieure et préservation de l’équilibre extérieur. Or, le marasme économique en Allemagne risque de perdurer, la concurrence chinoise va s’exacerber et le deuxième mandat de Donald Trump laisse craindre une relance généralisée du protectionnisme. Dans ce contexte, notre scénario de maintien de la croissance à 3% et de reflux de l’inflation à 26% en g.a. en fin d’année pour 2025 est un scénario optimiste.
Meilleure stabilité macroéconomique
Au-delà de la prégnance de l’inflation, qui reste très pénalisante pour les classes inférieure et moyenne de la population, la stabilité macroéconomique s’est renforcée au cours des deux dernières années.
Le déficit courant mesuré en cumul sur 12 mois s’est considérablement réduit, passant de USD 55 mds en mai 2023 à USD 11 mds en octobre 2024. L’allégement de la facture pétrolière en explique un peu plus de la moitié.
Mais, hors énergie et importations nettes d’or, la balance courante reste largement excédentaire grâce à la résistance des exportations et, surtout, des recettes du tourisme qui ont atteint un record historique à USD 52,5 mds (toujours en cumul sur 12 mois en octobre).
La diminution du déficit courant couplée au retour en force des investissements de portefeuille (USD +22 mds), et la capacité des banques et des entreprises à renouveler largement leur dette à moyen et long terme (USD +10,5 mds) ont permis une forte progression des réserves officielles de change depuis avril, à hauteur de USD 36 mds (stock d’or inclus) et USD 24 mds (stock d’or exclu). Début novembre, le montant des réserves de change au sens du FMI dépassait USD 60 mds, alors qu’elles étaient légèrement négatives fin mai/début juin 2023. Mieux encore, nette des positions hors bilan de la CBRT (constituées principalement de swaps de change avec les banques commerciales), la position de change de la CBRT, qui avait été suivie par les marchés lors des épisodes de stress passés, est redevenue positive, à hauteur de USD 45 mds, alors qu’elle était encore très largement négative jusqu’en avril 2024[1]. La dédollarisation des dépôts a, en effet, conduit les banques commerciales à réduire leur position de change créditrice hors bilan vis-à-vis de la Banque centrale.
L’amélioration de la stabilité macroéconomique s’explique aussi par un dérapage encore contrôlé du déficit budgétaire (hors dépenses exceptionnelles liées au tremblement de terre de février 2023) et la diminution spectaculaire du ratio de dette malgré la dépréciation de la livre (59% de la dette de l’État central est libellé ou indexé sur le change et 6% indexé sur l’inflation). Ainsi, le déficit en « base caisse » du Trésor s’est creusé (de 2,4% en 2023 à 4,4% en septembre 2024[2]), mais la dette du gouvernement central ne représentait plus que 22% du PIB en septembre[3]. La charge des intérêts s’est alourdie avec la hausse des taux d’intérêt (de 2,1% à 2,6% du PIB) mais elle est largement soutenable.
L’amélioration de la stabilité macroéconomique s’explique enfin par un risque de crédit des banques maîtrisé (fin septembre, le taux de créances douteuses était toujours très bas, à 1,7%) et l’amélioration de la solvabilité des entreprises dans leur ensemble.
Forte exposition à la concurrence chinoise sur le marché européen
L’économie turque est structurellement vulnérable aux chocs extérieurs. Financiers, bien sûr, car les besoins de financements extérieurs restent très importants (même s’ils ont diminué). Ainsi, une sortie brutale des investissements de portefeuille, qui se sont reconstitués au cours des 12 derniers mois, affecterait la livre turque et les taux d’intérêt presque aussi durement que par le passé.
L’économie turque est également vulnérable au travers de son commerce extérieur, tout particulièrement dans les circonstances actuelles. Les exportations vont pâtir à la fois du marasme en Allemagne (premier partenaire commercial de l’Union européenne et du Royaume-Uni, totalisant 8% des exportations turques) et de la concurrence accrue de la Chine. Tout d’abord, les produits chinois importés en Turquie représentent 17% du total des importations hors énergie et or. Jusqu’à présent, il s’agissait de produits de consommation courante à faible valeur ajoutée, mais la pénétration chinoise progresse et ses entreprises montent en gamme. Ensuite, du côté des exportations, le marché chinois est marginal pour la Turquie (seulement 1,3% de ses exportations). En revanche, les entreprises chinoises sont des concurrents très sérieux sur le marché européen. Pour les produits manufacturés finis ou semi-finis, si on combine la part que représentent les exportations chinoises dans les importations totales de la zone euro et le poids de la zone euro pour les exportateurs d’un pays donné, l’exposition de la Turquie à la concurrence chinoise n’est que légèrement inférieure à l’exposition des pays d’Europe centrale, qui sont de loin les plus exposés.
Achevé de rédiger le 11 novembre 2024