« Au-delà de son impact sur la rentabilité des banques, une longue période de taux d’intérêt bas peut aussi inciter les investisseurs en quête de rendement à prendre des risques indus, qui pourraient porter en germe des déséquilibres financiers. Cela pourrait, en fin de compte, empêcher la banque centrale de maintenir la stabilité des prix ». Ce point a également été soulevé dans le compte-rendu de la réunion de politique monétaire de la BCE : « On a fait observer, néanmoins, que les conséquences pour la stabilité financière devaient être surveillées de près car la baisse des taux débiteurs bancaires pourrait comprimer les marges bancaires au-delà d’une couverture adéquate du risque. De plus, certains ont fait valoir qu’il fallait accorder une plus grande attention aux secteurs financiers non bancaires, dans lesquels des conditions de financement plus accommodantes, basées sur le marché, et la recherche de rendement sont également source de risques ». Quoi qu’il en soit, « un large consensus s’est dégagé sur le fait que la politique monétaire doit rester très accommodante pendant une longue période face à l’atonie prolongée de l’économie et à l’évolution modérée de l’inflation ».
Cela montre à quel point la BCE est prise entre deux écueils : d’un côté, le risque de désancrage des anticipations inflationnistes et, de l’autre, les risques pour la stabilité financière. Concernant ces derniers, la lecture de la Revue de stabilité financière de la BCE, également publiée la semaine dernière, donne à réfléchir. Cette dernière dresse une longue liste de points qui méritent une attention particulière[i] (notamment dans le domaine spécifique des marchés financiers) et que l’on peut résumer en une seule phrase : une politique monétaire très expansionniste sur une longue période renforce la pro-cyclicité économique car les investisseurs, dans leur quête de rendement, sont incités à prendre plus de risques. Les émetteurs de dette, quant à eux, profitent de la baisse des coûts d’emprunt pour accroître leur endettement et la rentabilité des capitaux investis, ce qui vient soutenir les valorisations boursières. Compte tenu de perspectives d’inflation modérée, ces dynamiques qui se renforcent mutuellement ne disparaîtront pas du fait des hausses de taux directeurs, mais plutôt des inquiétudes entourant les perspectives de croissance bénéficiaire.
Les portefeuilles d’investissements sont également soumis à une pro-cyclicité accrue du fait de l’assouplissement quantitatif. Rappelons que l’un des objectifs intermédiaires de cette politique est de réduire les rendements des obligations d’Etat par la baisse de la prime de terme. Par exemple, lorsque la BCE rachète des obligations à une compagnie d’assurance, la durée des actifs de cette dernière diminue. C’est ce que l’on appelle l’« extraction de la duration ». Autrement dit, cette source de rendement (le supplément de rendement offert en sus du taux d’intérêt à court terme) disparaît. Cela oblige la compagnie d’assurance à renforcer son exposition à d’autres sources de risque pour maintenir la rentabilité attendue de son portefeuille. C’est le « canal de rééquilibrage du portefeuille », qui constitue un autre mécanisme de transmission clé de l’assouplissement quantitatif. Les autres sources de risque sont, par exemple, le risque de crédit (en investissant dans les obligations d’entreprises) ou le risque actions[ii]. Il semble, de prime abord, que ces derniers soient de simples substituts au risque de duration. Ils se comportent, cependant, de manière très différente selon la phase du cycle conjoncturel. Lorsque la croissance s’accélère et que les anticipations de resserrement de la politique monétaire augmentent, les obligations d’Etat sont à la peine ; en revanche, les obligations d’entreprises souffrent beaucoup moins (compression du spread des obligations d’entreprises) tandis que les actions ont le vent en poupe, portées par l’amélioration des perspectives bénéficiaires des entreprises. Que se passerait-il à présent en cas de fort ralentissement de la croissance ? Dans ce cas, les rendements des obligations d’État se replieraient et les cours de ces mêmes obligations augmenteraient sensiblement, mais le bénéfice pour les détenteurs d’actifs ayant cédé une partie de leurs avoirs à la BCE serait moins important qu’auparavant. Par ailleurs, ils seraient davantage impactés que par le passé par la baisse des cours des obligations d’entreprises (due à l’élargissement du spread) et des actions, en raison des achats réalisés après la cession de leurs emprunts d’État à la BCE.
En conclusion, l’« extraction de la duration », consécutive aux rachats d’actifs effectués par la banque centrale, entraîne une substitution du risque de duration par d’autres sources de risque. Les portefeuilles de titres sont moins diversifiés, du fait d’une exposition réduite aux obligations d’État, et la pro-cyclicité des rendements du portefeuille augmente. En cas de ralentissement marqué de la croissance, il s’ensuivrait une augmentation du risque baissier, que les investisseurs pourraient chercher à éviter en réduisant leurs positions sur les actifs risqués, accélérant ainsi leur repli.