Edito

La capacité des investisseurs à prendre des risques et le marché obligataire

17/10/2023
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Aux États-Unis et dans plusieurs pays européens, les besoins bruts de financement du secteur public devraient rester importants alors que la réduction de la taille des bilans des banques centrales – le resserrement quantitatif - complique les choses. L'impact sur les rendements obligataires dépendra de la capacité des investisseurs à prendre des risques. Or, leur volonté d'accroître leur exposition au risque de duration dépend de plusieurs facteurs : l'existence ou l'absence de limites au risque de duration dans les portefeuilles d'investisseurs institutionnels, la réaction à la récente volatilité des rendements obligataires, l'incertitude sur les perspectives des taux d'intérêt officiels, la corrélation entre les obligations et les actions, la capacité de financement des intermédiaires financiers. Les banques centrales pourraient accroître la capacité des investisseurs à prendre des risques en rendant la trajectoire future des taux directeurs moins incertaine grâce à la forward guidance et une politique moins dépendante aux données. Cela suppose toutefois qu'elles soient convaincues que leur objectif d'inflation sera atteint dans les temps.

Un accroissement de l’offre de biens ou de services entraîne – toutes choses égales par ailleurs – une baisse des prix qui se traduit par une hausse de la demande des ménages et des entreprises, ce qui crée un nouvel équilibre. Toutefois, l’évolution des prix dépend de l’élasticité-prix de la demande. Si elle est importante, une légère baisse des prix provoquera une augmentation sensible de la demande, accélérant ainsi le désengorgement du marché ; si l’élasticité-prix est faible, la baisse des prix devra être marquée pour y parvenir.

Il est bon d’avoir cela à l’esprit lorsque l’on évalue les perspectives des marchés obligataires, dans un contexte de besoins massifs d’emprunts publics bruts de plusieurs économies avancées – dont les États-Unis – et de réduction simultanée de la taille des bilans des banques centrales. Ce dernier facteur implique que le secteur privé – national ou étranger – prenne la relève des banques centrales (Réserve fédérale, Banque d’Angleterre, Banque centrale européenne), qui ne réinvestissent plus une partie de leurs avoirs obligataires arrivant à échéance.

VOLATILITÉ DU RENDEMENT DES BONS DU TRÉSOR AMÉRICAIN À 2 ANS

L’accroissement des besoins d’emprunts publics bruts – qui tient compte du resserrement quantitatif – implique une augmentation de l’offre de papier à laquelle doit répondre une hausse de la demande, ce qui entraîne un ajustement des prix : une baisse des prix des obligations et une augmentation du rendement à l’échéance.

Comme l’a indiqué Lorie K. Logan, présidente de la Banque de la Réserve fédérale de Dallas, dans un discours récent, « du fait de l’anticipation de la réduction progressive du portefeuille de titres de la Réserve fédérale, les autres investisseurs devront détenir davantage de titres à duration longue, ce qui semble être l’un des nombreux facteurs contribuant à la remontée des primes de terme »[1].

En d’autres termes, si l’assouplissement quantitatif a entraîné une diminution de l’exposition des investisseurs à la duration, le resserrement quantitatif inverse la situation : après l’extraction vient l’« injection » de la duration[2].

La fluidité du processus repose sur la capacité des investisseurs à supporter le risque, qui elle-même dépend de plusieurs facteurs.

Premièrement, certains investisseurs peuvent être soumis à des plafonds stricts limitant le risque de duration, ce qui les empêche d’accroître (suffisamment) leur exposition à l’obligataire.

Deuxièmement, du fait de la volatilité élevée du marché obligataire, les investisseurs peuvent hésiter à renforcer leurs positions sur les titres à revenu fixe. Or, comme le montre le graphique 1, les rendements des bons du Trésor américain ont récemment enregistré une forte volatilité.

Troisièmement, l’incertitude sur les perspectives des taux directeurs, due à l’insistance des banques centrales sur le fait que la politique monétaire dépend des données et/ou à l’absence de forward guidance (indications prospectives), peut aussi réduire l’élasticité-prix de la demande d’obligations. Autrement dit, il faut une hausse plus marquée des rendements pour inciter les investisseurs à renforcer leur exposition à l’obligataire[3].

Quatrièmement, on observera le même phénomène en période de corrélation positive entre les cours des obligations et ceux des actions[4], comme ce fut le cas récemment après une longue période de corrélation négative. Lorsque la corrélation est positive, les obligations ne servent plus de couverture aux actions – les cours des deux catégories d’actifs évoluent simultanément à la hausse et à la baisse – ce qui rend les obligations moins attractives comme instrument de diversification. En conséquence, les rendements montent.

Enfin, les intermédiaires financiers jouent un rôle important. « Des changements conjoncturels soudains peuvent amener massivement les investisseurs à vouloir se débarrasser de titres d'État. Les intermédiaires doivent alors prendre des positions importantes en attendant de trouver des acheteurs, ce qui peut potentiellement submerger leurs bilans. »[5] L'inquiétude suscitée par un possible dysfonctionnement du marché pourrait inciter davantage d’investisseurs à vendre, en particulier ceux qui ont recours à l'effet de levier et qui voudraient éviter les appels de marge.[6]

VOLATILITÉ DU RENDEMENT DES BONS DU TRÉSOR AMÉRICAIN À 10 ANS

Pour conclure, il n’est pas du tout sûr, et ce pour plusieurs raisons, qu’un accroissement de l’offre de risque de duration – via une augmentation des émissions brutes et/ou un resserrement quantitatif – s’accompagne aisément d’une hausse proportionnelle de la demande de risque de duration. Il est fort possible que la capacité des investisseurs à assumer les risques soit faible, ce qui implique que l’élasticité-prix de la demande obligataire le soit aussi.

Cela renforcerait la transmission monétaire des hausses de taux directeurs, par le biais d’un resserrement des conditions financières, tout en posant la question de savoir dans quelle mesure les relèvements de taux et la taille du bilan se substituent. La capacité des investisseurs à supporter le risque constitue aussi un élément important que la BCE devra prendre en considération, en particulier au moment d’amorcer la réduction de ses avoirs au titre du programme d’achats d’urgence face à la pandémie (pandemic emergency purchase programme, PEPP).

Les banques centrales pourraient accroître la capacité des investisseurs à prendre des risques en rendant la trajectoire future des taux directeurs moins incertaine grâce à leur forward guidance et une politique moins dépendante aux données. Cela suppose toutefois qu'elles soient convaincues que leur objectif d'inflation sera atteint dans les temps.

VOLATILITÉ DU RENDEMENT DES BONS DU TRÉSOR AMÉRICAIN À 30 ANS


[1] Financial conditions and the monetary policy outlook, discours prononcé par Lorie K. Logan, présidente de la Banque de la Réserve fédérale de Dallas, 9 octobre 2023.

[2] Lorsqu’un investisseur vend ses avoirs obligataires à un intermédiaire financier qui les revend à son tour à la banque centrale, il transfère son exposition au risque de duration au bilan de la banque centrale (en contrepartie, les réserves de l’intermédiaire financier auprès de la banque centrale augmentent, ce qui correspond à l’accroissement des dépôts de l’investisseur auprès de l’intermédiaire). C’est ce que l’on appelle une « extraction de la duration ». L’inverse, que l’on pourrait désigner par une « injection de la duration », se produit en période de resserrement quantitatif. Pour une analyse de l’extraction de la duration, voir : The yield curve and monetary policy, discours prononcé par Philip R. Lane, membre du directoire de la BCE, à l’occasion de la Public Lecture for the Centre for Finance and the Department of Economics, University College London, 25 novembre 2019.

[3] L’absence de forward guidance et une politique dépendante des données accélèrent alors la transmission monétaire des hausses de taux directeurs par le biais d’un resserrement des conditions financières.

[4] La pertinence empirique de cette question est démontrée dans Steve Fei Hou, When is the supply effect large in the government bond market? Department of Economics, Université du Michigan. L’étude a été citée dans Whispers of a consumer slowdown, Financial Times, 11 octobre 2023.

[5] Source : Darrell Duffie et Frank Keane, Market-Function Asset Purchases, Federal Reserve Bank of New York Staff Reports, no. 1054, February 2023.

[6] Ceci a été le cas en octobre 2022, au cours de la ruée sur les liquidités (« dash for cash ») au Royaume-Uni. Voir Royaume-Uni : ruée sur les liquidités, effet de levier et nécessité de coordonner les politiques économiques, BNP Paribas, Ecoweek, 3 octobre 2022.

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