Aux États-Unis et dans plusieurs pays européens, les besoins bruts de financement du secteur public devraient rester importants alors que la réduction de la taille des bilans des banques centrales – le resserrement quantitatif - complique les choses. L'impact sur les rendements obligataires dépendra de la capacité des investisseurs à prendre des risques. Or, leur volonté d'accroître leur exposition au risque de duration dépend de plusieurs facteurs : l'existence ou l'absence de limites au risque de duration dans les portefeuilles d'investisseurs institutionnels, la réaction à la récente volatilité des rendements obligataires, l'incertitude sur les perspectives des taux d'intérêt officiels, la corrélation entre les obligations et les actions, la capacité de financement des intermédiaires financiers. Les banques centrales pourraient accroître la capacité des investisseurs à prendre des risques en rendant la trajectoire future des taux directeurs moins incertaine grâce à la forward guidance et une politique moins dépendante aux données. Cela suppose toutefois qu'elles soient convaincues que leur objectif d'inflation sera atteint dans les temps.
Un accroissement de l’offre de biens ou de services entraîne – toutes choses égales par ailleurs – une baisse des prix qui se traduit par une hausse de la demande des ménages et des entreprises, ce qui crée un nouvel équilibre. Toutefois, l’évolution des prix dépend de l’élasticité-prix de la demande. Si elle est importante, une légère baisse des prix provoquera une augmentation sensible de la demande, accélérant ainsi le désengorgement du marché ; si l’élasticité-prix est faible, la baisse des prix devra être marquée pour y parvenir.
Il est bon d’avoir cela à l’esprit lorsque l’on évalue les perspectives des marchés obligataires, dans un contexte de besoins massifs d’emprunts publics bruts de plusieurs économies avancées – dont les États-Unis – et de réduction simultanée de la taille des bilans des banques centrales. Ce dernier facteur implique que le secteur privé – national ou étranger – prenne la relève des banques centrales (Réserve fédérale, Banque d’Angleterre, Banque centrale européenne), qui ne réinvestissent plus une partie de leurs avoirs obligataires arrivant à échéance.
L’accroissement des besoins d’emprunts publics bruts – qui tient compte du resserrement quantitatif – implique une augmentation de l’offre de papier à laquelle doit répondre une hausse de la demande, ce qui entraîne un ajustement des prix : une baisse des prix des obligations et une augmentation du rendement à l’échéance.
Comme l’a indiqué Lorie K. Logan, présidente de la Banque de la Réserve fédérale de Dallas, dans un discours récent, « du fait de l’anticipation de la réduction progressive du portefeuille de titres de la Réserve fédérale, les autres investisseurs devront détenir davantage de titres à duration longue, ce qui semble être l’un des nombreux facteurs contribuant à la remontée des primes de terme »[1].
En d’autres termes, si l’assouplissement quantitatif a entraîné une diminution de l’exposition des investisseurs à la duration, le resserrement quantitatif inverse la situation : après l’extraction vient l’« injection » de la duration[2].
La fluidité du processus repose sur la capacité des investisseurs à supporter le risque, qui elle-même dépend de plusieurs facteurs.
Premièrement, certains investisseurs peuvent être soumis à des plafonds stricts limitant le risque de duration, ce qui les empêche d’accroître (suffisamment) leur exposition à l’obligataire.
Deuxièmement, du fait de la volatilité élevée du marché obligataire, les investisseurs peuvent hésiter à renforcer leurs positions sur les titres à revenu fixe. Or, comme le montre le graphique 1, les rendements des bons du Trésor américain ont récemment enregistré une forte volatilité.
Troisièmement, l’incertitude sur les perspectives des taux directeurs, due à l’insistance des banques centrales sur le fait que la politique monétaire dépend des données et/ou à l’absence de forward guidance (indications prospectives), peut aussi réduire l’élasticité-prix de la demande d’obligations. Autrement dit, il faut une hausse plus marquée des rendements pour inciter les investisseurs à renforcer leur exposition à l’obligataire[3].
Quatrièmement, on observera le même phénomène en période de corrélation positive entre les cours des obligations et ceux des actions[4], comme ce fut le cas récemment après une longue période de corrélation négative. Lorsque la corrélation est positive, les obligations ne servent plus de couverture aux actions – les cours des deux catégories d’actifs évoluent simultanément à la hausse et à la baisse – ce qui rend les obligations moins attractives comme instrument de diversification. En conséquence, les rendements montent.
Enfin, les intermédiaires financiers jouent un rôle important. « Des changements conjoncturels soudains peuvent amener massivement les investisseurs à vouloir se débarrasser de titres d'État. Les intermédiaires doivent alors prendre des positions importantes en attendant de trouver des acheteurs, ce qui peut potentiellement submerger leurs bilans. »[5] L'inquiétude suscitée par un possible dysfonctionnement du marché pourrait inciter davantage d’investisseurs à vendre, en particulier ceux qui ont recours à l'effet de levier et qui voudraient éviter les appels de marge.[6]
Pour conclure, il n’est pas du tout sûr, et ce pour plusieurs raisons, qu’un accroissement de l’offre de risque de duration – via une augmentation des émissions brutes et/ou un resserrement quantitatif – s’accompagne aisément d’une hausse proportionnelle de la demande de risque de duration. Il est fort possible que la capacité des investisseurs à assumer les risques soit faible, ce qui implique que l’élasticité-prix de la demande obligataire le soit aussi.
Cela renforcerait la transmission monétaire des hausses de taux directeurs, par le biais d’un resserrement des conditions financières, tout en posant la question de savoir dans quelle mesure les relèvements de taux et la taille du bilan se substituent. La capacité des investisseurs à supporter le risque constitue aussi un élément important que la BCE devra prendre en considération, en particulier au moment d’amorcer la réduction de ses avoirs au titre du programme d’achats d’urgence face à la pandémie (pandemic emergency purchase programme, PEPP).
Les banques centrales pourraient accroître la capacité des investisseurs à prendre des risques en rendant la trajectoire future des taux directeurs moins incertaine grâce à leur forward guidance et une politique moins dépendante aux données. Cela suppose toutefois qu'elles soient convaincues que leur objectif d'inflation sera atteint dans les temps.