Dans le sillage de la crise de la Covid-19, les dépôts bancaires, qui constituent la composante principale de la masse monétaire, ont connu une croissance extrêmement dynamique dans la zone euro comme aux États-Unis.
Les origines de cette monnaie nouvellement créée ont souvent été imparfaitement identifiées de même que les facteurs éventuels de sa destruction. La méthodologie européenne de suivi de la monnaie offre pourtant une précieuse grille d’analyse. Nous proposons dans cet article de la transposer aux données américaines. Elle enseigne que l’amplification du programme d’achats de titres de la Réserve fédérale et le dispositif de prêts aux entreprises garantis par le Trésor expliquent à eux seuls l’emballement du rythme de croissance des dépôts bancaires. Elle rappelle aussi que le surcroît de monnaie créée ne s’évaporera pas de manière soudaine au sortir de la pandémie ou des politiques monétaires non conventionnelles.
Depuis le choc de la Covid-19, la croissance exceptionnelle de la masse monétaire, et plus spécifiquement celle des dépôts des ménages et des entreprises auprès des banques, a suscité de nombreux commentaires et analyses, parfois erronés. Certains observateurs, notamment, l’ont associée au comportement attentiste ou contraint des épargnants. La constitution d’une épargne de précaution face aux aléas économiques, ou « forcée » par les restrictions sanitaires, aurait ainsi contribué à accroître la masse des dépôts bancaires. D’autres ont suggéré que le report provisoire de certains projets d’investissement aurait soutenu le gonflement de la trésorerie des entreprises. À présent que les restrictions sont peu à peu levées, que les dépenses de consommation et d’investissement se redressent, d’aucuns prédisent une destruction de la masse de dépôts accumulés. Ces analyses ne sont pas nécessairement incorrectes sous l’angle micro-économique, mais elles le sont assurément sous l’angle macro-économique[1].
En réalité, la consommation « empêchée » et le surcroît d’épargne des ménages, qui en a résulté, n’ont pas d’eux-mêmes accru la masse monétaire dans l’économie. Ils ont tout au plus réduit sa circulation et déformé sa répartition entre secteurs institutionnels ou, au sein d’un même secteur, entre agents. Parmi les ménages, la croissance des dépôts, très dynamique au niveau agrégé, a été inégale en raison des pertes de revenu ou d’emploi subies par certains. De la même manière, le renoncement des entreprises à certaines dépenses ou certains projets d’investissement a pu limiter les transferts de richesse entre secteurs d’activité. L’incidence différenciée de la pandémie et le recours inégal aux dispositifs de soutien à la trésorerie ont aussi pu déformer la répartition des dépôts entre secteurs. Les entraves à la circulation de la monnaie, dues aux mesures sanitaires visant à endiguer la pandémie de Covid-19, n’expliquent toutefois pas, au niveau agrégé, la progression rapide des dépôts observée depuis plus d’un an. Elles ont, au contraire, pénalisé la croissance économique et freiné la dynamique de crédit, canal traditionnel de création monétaire. La reprise des dépenses de consommation et d’investissement n’est pas, quant à elle, synonyme de destruction de monnaie car elle soutient l’activité économique et la demande de crédits (et donc la création monétaire).
Nous proposons ici de nous attarder sur le cas américain. Le premier intérêt de notre démarche est que l’identification des sources de création/destruction monétaire, usuelle en zone euro, n’est, à notre connaissance, pas commune de l’autre côté de l’Atlantique.
Dans la zone euro, les dessous de la monnaie sont en effet précisément identifiés. La Banque centrale européenne (BCE) publie chaque mois des statistiques relatives aux principales contreparties de la masse monétaire (BCE, 2021). Leur suivi informe sur les sources principales de création et de destruction de la monnaie. Leur analyse enseigne ainsi que l’amplification du programme d’achats de titres souverains de la BCE et les dispositifs nationaux de prêts garantis aux entreprises expliquent à eux seuls la création monétaire exceptionnelle qu’a connu la zone euro. Certes, la monnaie créée au cours de l’année écoulée sera progressivement détruite dès lors que la banque centrale réduira son bilan, que les entreprises rembourseront les prêts garantis par les États, ou encore dès lors que les épargnants arbitreront en faveur de dépôts à terme non constitutifs de la masse monétaire (cf. infra) ou investiront en titres émis par le système bancaire. Cette destruction partielle se traduira par une décélération de la croissance de la monnaie. Pour autant, le maintien d’une croissance positive des encours de crédits bancaires continuera de soutenir la création monétaire.
Aux États-Unis, le concept de masse monétaire est relativement peu usité de nos jours ; il est notamment absent des comptes rendus des réunions du comité de politique monétaire de la Réserve fédérale (Fed). Ce ne fut pas toujours le cas. La Grande Dépression de 1929 marque les premiers efforts de la Fed à surveiller la croissance monétaire, sous l’impulsion notamment de l’économiste Lauchlin Currie, qui fut l’un des premiers à proposer une définition empirique de la monnaie (Currie, 1935).
L’intérêt académique pour les agrégats monétaires s’est encore renforcé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Une littérature abondante a notamment été consacrée à l’analyse de la vélocité de la monnaie et au lien entre demande de monnaie et inflation (Friedman, 1956 et 1960). Les travaux sur la définition et la mesure de la masse monétaire se sont également poursuivis, les innovations financières et transformations du système financier ayant fait apparaître de proches substituts aux comptes à vue bancaires dans les années 1970 puis 1980 (Andersen, Bordo et Rockoff, 2003).
À partir de 1975, la Réserve fédérale a défini des fourchettes de croissance cible pour les agrégats monétaires et les crédits bancaires, et élevé la croissance de la monnaie au rang d’objectif intermédiaire de politique monétaire. En pratique, toutefois, ces cibles n’ont été que rarement atteintes et l’évolution de la monnaie peu décisive (Anderson et Kavajecz, 1994). C’est finalement avec la mise en place en 1979 de la procédure de gestion des réserves « non empruntées »[2] que la Réserve fédérale, sous la présidence de Paul Volcker, a le plus étroitement contrôlé la croissance monétaire.
À partir de 1982, toutefois, les agrégats monétaires et de crédit n’ont plus joué un rôle central dans la définition de la politique monétaire américaine. Pour diverses raisons (innovations financières, évolution des moyens de paiement, hausse de la proportion de monnaie fiduciaire en dollar détenue à l’étranger), la croissance de la monnaie est devenue plus difficile à prédire et à relier à celle des autres grandeurs macroéconomiques (Bernanke, 2006). La Fed continue de fournir les données relatives aux diverses composantes de la monnaie mais le suivi de son évolution et l’analyse de ses contreparties ne font pas l’objet de publications.
Le second intérêt de notre démarche est que, tandis que la zone euro n’a pour l’heure jamais expérimenté la sortie d’une politique d’assouplissement quantitatif (Quantitative Easing, QE), l’expérience américaine offre l’opportunité d’en apprécier les effets. Les évolutions observées lors des phases de drainage des liquidités centrales, de resserrement monétaire puis de réduction du bilan de la Fed entre 2015 et 2019 sont certes en partie spécifiques aux modalités d’intervention de la Réserve fédérale et à la physionomie du système financier américain. Elles rappellent néanmoins que la monnaie ne s’évapore pas au sortir d’une politique monétaire non conventionnelle. Bien que notre article ait une visée plus pédagogique que prospective, nous évoquons enfin quelques pistes de réflexion quant aux principaux facteurs susceptibles de soutenir ou de ralentir la création de monnaie aux États-Unis au cours des prochains trimestres.
L’analyse européenne de la création monétaire appliquée au cas américain
Nous avons transposé la méthodologie développée dans la zone euro aux données américaines afin d’identifier les sources de création/destruction monétaire aux États-Unis. Cet exercice, délicat, a nécessité quelques hypothèses arbitraires afin d’être mené à bien, les statistiques américaines n’étant pas conçues dans cette perspective. Ses résultats requièrent, en outre, d’être interprétés au regard des singularités du mode de financement de l’économie et du système financier américain.
Les composantes de la masse monétaire
La masse monétaire correspond à l’ensemble des valeurs détenues par les agents économiques pouvant être instantanément utilisées comme moyens de paiement ou susceptibles d’être immédiatement converties en liquidités[3]. En zone euro, la quantité de monnaie en circulation dans l’économie est mesurée par l’agrégat monétaire M3[4]. Aux États-Unis, l’agrégat monétaire le plus proche de l’agrégat européen M3 est l’agrégat M2[5].
La structure de la masse monétaire est identique dans les deux économies (tableau1). La monnaie scripturale (dépôts au passif des bilans bancaires) constitue la plus grande partie de la masse monétaire (environ 85% de M3 comme de M2), loin devant la monnaie fiduciaire (pièces et billets au passif du bilan des banques centrales, environ 10%), tandis que les instruments de marché n’en représentent qu’une fraction marginale (5%). Une partie des dépôts bancaires n’est pas incluse dans la définition de la masse monétaire (20%[6] en moyenne dans les deux économies) : c’est le cas des dépôts à terme d’une maturité supérieure à deux ans en zone euro et des dépôts à terme excédant 100 000 dollars aux États-Unis.
Le bilan consolidé des émetteurs de monnaie
La méthodologie européenne consiste à élaborer le bilan consolidé des institutions financières et monétaires (IFM), soit, dans la zone euro, celui de l’Eurosystème, des établissements de crédit et des fonds monétaires, aussi appelé « bilan monétaire ». D’après la définition de l’agrégat M2, les trois secteurs émetteurs de la monnaie aux États-Unis sont : la Fed, les institutions de dépôts et les fonds monétaires retail[7]. Nous avons toutefois fait le choix de négliger la contribution des fonds monétaires retail à la création monétaire en raison du manque de profondeur historique des données disponibles et de la ventilation insuffisamment précise de leurs portefeuilles d’investissement[8]. Notre analyse se concentre donc sur le bilan consolidé des « IFM » américaines hors fonds monétaires retail et sur les contreparties de l’agrégat M2 diminué des parts de fonds monétaires retail (soit 94% de M2). L’encadré 1 présente notre démarche.
Les contreparties de la masse monétaire
L’élaboration du bilan consolidé des IFM permet d’identifier les principales contreparties de la masse monétaire : les
concours au secteur privé résident (prêts octroyés par les IFM et titres de dette émis par le secteur privé non monétaire détenus par les IFM), les concours nets au secteur public (concours des IFM aux administrations centrales nets des avoirs de ces dernières auprès des IFM), les avoirs extérieurs nets (créances des IFM sur des contreparties non résidentes nettes des dettes des IFM à leur égard) et les ressources à long terme (dettes [hors dépôts constitutifs de la masse monétaire], capital et réserves).
Le résidu (différence entre le volume d’expositions identifiées plus haut et la masse monétaire) constitue « les autres contreparties » de la masse monétaire. L’encadré 2 présente les bilans consolidés respectifs des IFM américaines et de la zone euro au 31 décembre 2020 (dernières données disponibles pour la comparaison). Du point de vue des IFM, les éléments constitutifs de la masse monétaire représentent une ressource et sont donc inscrits au passif de leur bilan consolidé. Une augmentation de la masse monétaire a ainsi pour contrepartie soit un accroissement des postes à l’actif du bilan consolidé des IFM, soit une baisse des ressources non monétaires au passif de leur bilan.
Les sources de création/destruction monétaire et les singularités américaines
Le premier enseignement de notre exercice de comparaison est que, sur longue période, la masse monétaire américaine présente des contreparties de nature et de proportion comparables à celles de l’agrégat européen M3 (graphiques 1 et 2). Nous rappelons ici les principaux mécanismes à l’œuvre et les spécificités américaines.
Les créances sur le secteur privé
« Les crédits font les dépôts »
Dans les deux économies – américaine et européenne –, en temps normal, les crédits au secteur privé constituent le principal moteur de croissance de la masse monétaire (McLeay, Radia et Thomas, 2014). Lorsqu’une banque octroie un crédit, elle accroît dans le même temps la masse des dépôts.
En d’autres termes, elle crée de la monnaie en créditant le compte de son client.
Ce pouvoir de création monétaire ex nihilo est en partie bridé par la réglementation prudentielle et influencé par la politique monétaire. Le remboursement d’un emprunt donne lieu, quant à lui, à une destruction de monnaie.
À l’échelle d’une économie, une augmentation de l’encours de crédits (lorsque la production nouvelle agrégée excède les remboursements totaux) est ainsi source de création monétaire. Le solde de dépôt peut « se déplacer » vers le compte courant d’un client d’une autre banque (par exemple si l’emprunteur achète l’automobile d’un client d’une banque concurrente) mais à l’échelle agrégée, l’encours de dépôts progresse avec celui des créances à l’économie (à la conversion près des dépôts en billets et pièces ou à leur « fuite » vers l’étranger près).
L’effet des titrisations de créances
Si la photographie instantanée du bilan consolidé des IFM offre une vision fidèle des contreparties de la masse monétaire à l’instant t, elle ne rend pas compte d’abondants flux de création/destruction monétaire qui se neutralisent mutuellement.
L’équilibre de la masse monétaire américaine, en particulier, ignore d’importants flux monétaires temporaires en raison du recours intense à la titrisation de créances (Choulet et Quignon, 2021). La masse monétaire est augmentée des encours de crédit originés par les banques (+) mais elle est diminuée de leur fraction titrisée (-).
En effet, la monnaie créée lors de l’inscription d’un prêt à l’actif d’une banque est détruite quand ladite banque cède le prêt à un investisseur non bancaire (effacement des dépôts mobilisés par celui-ci pour l’acquérir).
Dans le cas des prêts hypothécaires, la destruction de monnaie intervient plus précisément au moment du placement des titres adossés aux prêts (Mortgage-Backed Securities, MBS) : la cession des prêts à une agence de refinancement hypothécaire (Government-Sponsored Enterprise, GSE) entraîne un transfert de cash du compte courant de la GSE auprès de la Fed vers celui de la banque originatrice (hausse des réserves des banques auprès de la Fed) ; la souscription par un investisseur non bancaire du MBS émis par la GSE réduit la masse des dépôts et conduit à un transfert d’avoirs en banque centrale de sens opposé, de la banque du client souscripteur vers la GSE.
En revanche, lorsque l’investisseur est une IFM (par exemple la banque centrale dans le cadre d’un programme d’assouplissement quantitatif), le dépôt créé au moment de l’origination du crédit est préservé[9] puisque la contrepartie constituée du crédit est simplement transférée d’une IFM à l’autre mais ne « sort » pas du bilan consolidé des IFM.
Les achats de titres privés
Les achats et cessions de titres (titres de dette, actions et parts de fonds non monétaires) réalisés par les IFM, elles-mêmes, sont une autre source importante de flux de création/destruction monétaire. L’achat ou la souscription par une IFM d’un titre émis par un agent non monétaire résident (par exemple par une société non financière) à un autre agent non monétaire résident entraîne une augmentation des dépôts de l’agent (résident) qui a cédé ou émis le titre et contribue ainsi à une création de monnaie. Ce phénomène de « monétisation » tient à la nature de l’acheteur/souscripteur du titre. L’achat/souscription du même titre par un agent non monétaire (par exemple par une compagnie d’assurance) conduirait en effet à une simple circulation de dépôts entre agents et non à une création nette de dépôts (monnaie).
Les concours nets au Trésor
Les achats de titres publics
Les créances nettes sur les administrations centrales sont également un vecteur important de création monétaire, en particulier en période d’assouplissement quantitatif (QE). Elles prennent quasi-exclusivement la forme d’acquisition de titres souverains (en vue, par exemple, d’accroître leurs portefeuilles d’actifs liquides dans le cas des banques commerciales, d’abaisser les rendements obligataires dans le cas de la banque centrale).
En pratique, l’émission d’obligations d’État en vue de financer de nouvelles dépenses occasionne plusieurs flux de création-destruction monétaire. In fine, le stock global de dépôts bancaires demeure inchangé lorsque le souscripteur final des titres est un agent non bancaire résident et augmente lorsque le souscripteur final est une IFM. Lorsque l’acheteur/souscripteur est un agent non monétaire, la levée de ressources réalisée par le Trésor, puis leur utilisation pour financer une nouvelle dépense publique, conduisent à une simple circulation de la monnaie existante. C’est le cas, par exemple, du compte de dépôts d’un fonds d’investissement ayant souscrit à l’émission du Trésor vers la société non financière ayant procédé à la rénovation d’une école ou vers un ménage bénéficiant d’un versement direct dans le cadre d’un plan de relance[10].
En revanche, lorsqu’une banque commerciale ou une banque centrale achète des titres publics auprès d’un agent non monétaire (i.e. auprès d’un fonds de pension), le montant de la cession est crédité sur le compte bancaire de l’agent (ce qui implique une augmentation du montant des dépôts). La masse monétaire est accrue : l’achat des titres par l’institution monétaire (création monétaire) compense l’effet de la souscription initiale des titres par le fonds de pension (destruction monétaire)[11], tandis que la réalisation de la dépense publique permet l’injection de dépôts supplémentaires[12].
La liquidité circulant entre agents, les détenteurs finaux des dépôts créés dans le cadre d’un QE ne sont pas directement identifiables à partir des statistiques monétaires. En outre, les effets de second tour peuvent atténuer ou compenser les effets directs du QE sur la masse monétaire[13].
Le gonflement des avoirs du Trésor
La création monétaire nette qui découle des achats de titres publics par les IFM auprès d’agents non monétaires résidents est néanmoins contrariée lorsque le creusement du déficit public s’accompagne d’un gonflement des avoirs du Trésor. Lorsque le produit des émissions nettes de titres publics ne sert pas immédiatement à financer des dépenses supplémentaires mais est partiellement thésaurisé sur le compte du Trésor (auprès des banques commerciales ou de la banque centrale), la monnaie créée à l’occasion de l’achat des titres par une IFM est « stérilisée ». Toutes choses égales par ailleurs, il n’y a création nette de monnaie qu’à la condition d’une augmentation des créances nettes des IFM sur le Trésor. En 2020, l’effet du QE sur la croissance monétaire a ainsi été nettement modéré aux États-Unis par l’accroissement des dépôts du Trésor auprès de la Fed (ces derniers ont représenté jusqu’à 26% du passif de la Fed à la fin juillet 2020, cf. infra).
Les avoirs extérieurs nets
La contrepartie extérieure nette (qui se traduit, lorsqu’elle est positive, par des entrées nettes de capitaux) joue peu dans l’évolution (nette) de la masse monétaire, dans la zone euro comme aux États-Unis. Dans le cas des États-Unis en particulier, la photographie du bilan consolidé des « IFM » masque toutefois d’importantes entrées et sorties de capitaux, les premières découlant d’investissements directs et de portefeuille effectués par les non-résidents, les seconds, du déficit de la balance courante américaine (Choulet et Quignon, 2021). Lorsque les flux monétaires sortants (importations par exemple) ne sont pas - ou seulement partiellement - compensés par des entrées de capitaux sur le territoire national, les «créances nettes sur l’extérieur» des institutions monétaires (comprenant notamment les réserves de change de la banque centrale) et la masse monétaire diminuent. Aux États-Unis, la relative concomitance des sorties et des entrées de capitaux (investissements de portefeuille et directs) aboutit, sinon à une neutralité, du moins à une contribution modeste de l’évolution des créances nettes sur l’extérieur des « IFM » américaines. En dépit de leur ampleur, les flux monétaires entrants et sortants se compensent pour l’essentiel, de sorte que la contrepartie «avoirs sur l’extérieur» joue un rôle négligeable dans les évolutions de la masse monétaire américaine.
Les ressources à long terme
La souscription par des agents non monétaires de dépôts à terme non constitutifs de la masse monétaire (d’une maturité supérieure à deux ans dans le cas de la zone euro, de montants unitaires supérieurs à USD?100?000 aux États-Unis) ou d’obligations et actions émises par les banques a pu générer d’importants flux de destruction monétaire par le passé (tout en préservant les stocks de dépôts bancaires dans le premier cas). Cette contribution négative a toutefois nettement reflué au cours des dernières années (le contexte de taux bas a réduit le coût d’opportunité associé à la détention d’une épargne très liquide, peu ou pas rémunérée, tandis que les QE ont réduit la nécessité pour les banques de lever de la dette de marché en améliorant la couverture des crédits par les dépôts). En 2020, à l’exception du premier trimestre marqué par un stress extrême sur la liquidité[14], leur évolution (à la baisse) a même concouru à une création nette de monnaie. Aux États-Unis, la banque centrale entretient des relations étroites avec certaines institutions financières non monétaires, en raison de leur rôle central dans le fonctionnement des marchés financiers. L’évolution de leurs avoirs auprès de la Fed a joué, à certaines périodes, un rôle non négligeable (mises en pension de titres auprès des fonds monétaires[15], dépôts des GSE et des chambres de compensation).
La monnaie ne s’évapore pas
L’expérience américaine de l’assouplissement, puis du durcissement quantitatif (réduction du bilan de la Fed), offre l’opportunité d’appréhender la sensibilité de la masse monétaire aux politiques monétaires non conventionnelles mises en place depuis la grande crise financière, mais aussi les facteurs susceptibles de la renforcer ou de l’atténuer.
Les contreparties de la monnaie depuis la grande crise financière
Nous avons résumé dans le tableau 2 l’évolution des contreparties de M2 depuis la grande crise financière[16]. Les colonnes ne sont pas comparables entre elles puisqu’elles couvrent des périodes de durées différentes. Elles renseignent en revanche, pour chaque épisode d’expansion/stabilisation/contraction du bilan de la Fed, sur le poids relatif de chacune des contreparties dans l’évolution de la masse monétaire. Ce découpage peut masquer les effets, parfois importants, de certaines mesures de politique monétaire ou de certains choix de portefeuille. Nous nous référons donc également aux graphiques 3, 4 et 5, qui fournissent une indication plus précise, mais moins synthétique, des contributions respectives.
Les trois vagues successives d’assouplissement quantitatif entre la fin 2008 et la fin 2014
Les achats de titres, substituts au canal traditionnel de création monétaire
Les concours nets aux administrations centrales et les achats de titres privés (MBS) ont été les principaux vecteurs de
création monétaire entre 2008 et 2014 (histogrammes vert et gris clair hachuré des graphiques 4 et 5). Entre septembre 2008 et janvier 2015, le bilan de la Fed s’est élargi de USD 3 600 mds (les réserves des banques auprès de la Fed de USD 2 700 mds).
Comme évoqué plus haut, par le biais de ses achats de Treasuries (constitutifs de la contrepartie « créances nettes sur les administrations centrales ») et de MBS (« créances sur le secteur privé »), la Fed a créé de la monnaie en « monétisant » des titres de dette à long terme.
Réalisés pour une large part auprès d’agents non monétaires, ces achats ont suppléé, lors de la grande crise financière de 2008, à l’assèchement du canal traditionnel de création monétaire : à partir de la fin 2008, tandis que les encours de prêts bancaires à l’économie se contractaient temporairement (remboursement ou effacement d’une partie des créances immobilières, baisse de la production nouvelle de crédits, histogramme gris clair du graphique 5), les dépôts de la clientèle ont ainsi continué de progresser rapidement[17].
Dès la fin 2013, en outre, la perspective de l’introduction de la norme de liquidité bâloise (Liquidity Coverage Ratio, LCR[18]) dans le corpus réglementaire américain s’est accompagnée d’un gonflement des portefeuilles de Treasuries dans les bilans bancaires.
L’effet négatif de l’élargissement de la dette nette externe…
Les liquidités en dollar prêtées par la Fed lors des accords de swap conclus avec d’autres banques centrales entre la fin 2008 et début 2009 (« avoirs extérieurs », histogramme gris foncé du graphique 4) ont, in fine, été largement utilisées comme substituts à la fenêtre d’escompte par les succursales américaines de banques étrangères (confrontées à un assèchement brutal des marchés de dette à court terme en dollar, histogramme gris foncé hachuré du graphique 5). Leur contribution à la croissance monétaire a par conséquent été modeste[19].
Par la suite, sous l’effet conjugué de l’assouplissement quantitatif et du changement de calcul de la commission FDIC, les flux de remboursement des prêts transfrontières intra-groupes par les maisons mères, plus rapides chez les banques étrangères (maisons mères étrangères de succursales américaines) que chez les banques américaines (à l’égard de leurs filiales et succursales étrangères), ont contribué à élargir la dette nette des banques commerciales résidentes vis-à-vis de l’extérieur (« dette vis-à-vis de l’extérieur », aire grise du graphique 6) (cf. Choulet, 2015).
Cette tendance a été prolongée par les entrées nettes de financements intra-groupes dont ont bénéficié l’ensemble des banques résidentes (en particulier en 2011 et 2013). L’augmentation de la dette nette externe des banques sur la période 2008-2014 a ainsi contribué à une destruction de monnaie (cf. histogramme gris foncé hachuré du graphique 5).
… en partie compensé par une contraction des ressources à long terme
Les mises en pension de titres de la Fed auprès des fonds monétaires entre la fin 2013 et 2015 (Reverse Repo Program, RRP) ont pesé négativement sur la masse des dépôts (cf. infra) (tableau 2 et histogramme noir du graphique 4).
Les trois premiers épisodes de QE ont toutefois été propices à une contraction plus importante encore des engagements non monétaires des banques : des dépôts non constitutifs de M2, des emprunts sécurisés (repo, advances des Federal Home Loan Banks) comme de la dette en blanc (fed funds) (cf. tableau 2 et histogramme noir du graphique 5).
Sur base consolidée, la contribution de la contrepartie « ressources à long terme » des IFM a de ce fait été positive entre 2008 et 2014 (cf. tableau 2).
Les phases de stabilisation puis de réduction du bilan de la Fed
Au cours de ces deux phases, la base monétaire (constituée des réserves des banques auprès de la Fed et de la monnaie fiduciaire, au passif du bilan de la Fed) s’est contractée tandis que la croissance de M2 a simplement décéléré.
Entre octobre 2014 et octobre 2017, la Fed a stabilisé la taille de son bilan en réinvestissant intégralement les tombées de dette sur son portefeuille de titres[20]. Toutes choses égales par ailleurs, ses achats de titres publics et privés, nuls nets des remboursements, n’ont donc eu aucun effet sur la masse monétaire. Au cours de cette période, la création monétaire a découlé de la relance des prêts bancaires et de la souscription par les banques de Treasuries et de MBS (contrainte LCR, histogrammes gris clairs des graphiques 3 et 5). Les autres contreparties ont peu joué sur l’évolution de M2 sur cette période[21].
À partir d’octobre 2017, la Fed a engagé un programme de réduction de la taille de son bilan, en limitant le montant de ses réinvestissements à échéance.
En l’espace de moins de deux ans (d’octobre 2017 à août 2019), son bilan a diminué de USD 700 mds (destruction de USD 750 mds de réserves en banque centrale).
Cette politique, assimilable à une cession nette de titres, s’est traduite par une destruction de dépôts (histogrammes vert et gris clair hachuré du graphique 4). De plus, certains agents non bancaires se sont portés acquéreurs des Treasuries et MBS nouvellement émis, réduisant, de fait, leurs dépôts.
La croissance des prêts bancaires, les prises en pension des titres « collés » au bilan des primary dealers (Choulet, 2019) et les achats de Treasuries et MBS par les banques ont toutefois compensé ces effets (histogrammes gris clair et gris clair hachuré du graphique 5). L’incidence négative sur M2 de l’augmentation des ressources à long terme des banques (souscription de dépôts à terme dans le contexte de la hausse des taux engagée à partir de la fin 2015, histogramme noir du graphique 5) a, en outre, été largement atténuée par la baisse des engagements non monétaires de la Fed (arrêt du renouvellement au jour le jour des opérations de mises en pension auprès des fonds monétaires, histogramme noir du graphique 4).
La nouvelle phase d’élargissement du bilan de la Fed et d’injection de liquidités centrales
Dans le contexte de la crise sanitaire, les achats de titres de la Fed (comme ceux des banques) ont de nouveau constitué le vecteur principal de création monétaire[22] (histogrammes vert et gris clair hachuré des graphiques 4 et 5). En l’espace d’une année et demi seulement (d’août 2019 à la fin décembre 2020), contre six ans lors des précédentes phases de QE, le bilan de la Fed s’est élargi de USD 3 600 mds (hausse de USD 1600 mds des réserves en banque centrale). Bien que le Trésor ait, sur la période, fortement accru ses dépôts auprès de la Fed (+USD 1?400 mds entre septembre 2019 et décembre 2020, graphique 7), stérilisant ainsi une partie de la monnaie nouvellement créée (histogramme vert hachuré du graphique 4), et bien que les non-résidents aient réduit leur détention de Treasuries, la croissance des dépôts qui en a résulté a été forte, une partie de ces achats ayant été réalisée, comme lors des précédentes phases de QE, auprès des ménages[23], fonds de pension et fonds d’investissement américains[24] (graphiques 8 et 9).
En 2020, le moteur traditionnel de création monétaire (prêts bancaires, histogramme gris clair du graphique 5) a, en outre, été préservé, temporairement, par les tirages de la clientèle sur les lignes de crédit, puis grâce au dispositif de prêts garantis aux petites et moyennes entreprises initié par le Trésor (Paycheck Protection Program, PPP).
À l’issue des trois premiers QE, le ratio moyen « crédits sur dépôts » des banques commerciales résidentes s’était amélioré de 26 points de base en l’espace de six ans, passant de 99% à la fin octobre 2008 à 73% à la fin octobre 2014, un niveau proche de son plus bas historique. Le dernier QE a permis une amélioration d’une ampleur comparable, en l’espace d’un an seulement : le ratio a été ramené de 75% à la fin mars 2020 à 61% à la fin mars 2021 (graphique 10), un niveau inédit depuis le milieu des années 50.
Vers une croissance monétaire plus modérée
Au premier semestre 2021, la croissance monétaire a nettement décéléré (graphique 11). Si, à moyen terme, le maintien d’une politique monétaire accommodante et le rebond attendu de la demande de crédits soutiendront la croissance de M2, à plus court terme, les stratégies bancaires d’allègement des bilans pourraient en revanche en ralentir la progression.
La poursuite du programme QE4, même à un rythme moindre, soutiendra la création monétaire
Au cours du premier semestre 2021, les créances nettes de la Fed au Trésor, via la poursuite de QE4 et la réduction du compte du Trésor auprès de la Fed (–USD 800 mds entre la fin 2020 et début juin 2021, graphique 7), ont constitué un puissant vecteur de création monétaire[25]. Leur incidence devrait rester importante au cours des prochains trimestres. Certes, les tirages sur les avoirs du Trésor vont s’amenuiser[26] ; aucun facteur ne justifierait cependant, à notre connaissance, la reconstitution d’avoirs comparables à ceux de 2020 (Cecchetti et Schoensholtz, 2020).
Le comité de politique monétaire de la Fed ne devrait en outre pas dévier de sa ligne accommodante avant plusieurs trimestres (jusqu’au retour du plein emploi[27]). Les analystes privilégient pour l’heure une annonce au second semestre 2021 et le début d’une réduction des achats nets (tapering) 9 à 12 mois plus tard. Pour mémoire, trois années s’étaient écoulées à l’issue de QE3 avant que la Fed n’engage une diminution de son bilan (synonyme de destruction monétaire).
Le canal des crédits temporairement affaibli
Au premier trimestre 2021, pour la première fois depuis le troisième trimestre 2011, les prêts bancaires aux ménages et aux entreprises se sont contractés (-2%, graphique 12). Cette contraction reflète toutefois un important effet de base négatif : en mars 2020, les tirages sur les lignes de crédit et l’introduction du PPP (Paycheck Protection Program) en faveur des petites et moyennes entreprises avaient conduit à une croissance exceptionnelle des encours de prêts aux entreprises, tandis que l’introduction de moratoires sur le remboursement des prêts hypothécaires avait soutenu artificiellement le stock de dette des ménages (et abaissé la probabilité de défauts de paiement).
La production nouvelle de prêts PPP en 2021 (USD 190 mds originés par des banques au premier trimestre, USD 220 mds sur les cinq premiers mois de 2021) n’a, en outre, pas permis de compenser intégralement les effacements de créances garanties de 2020. Ainsi, au cours du premier trimestre 2021, 40% des encours de prêts PPP originés en 2020, soit USD 210 mds, ont été effacés (respectivement 54% et USD 280 mds au cours des cinq premiers mois).
À la fin mars 2021, un tiers seulement des ménages bénéficiaient encore de reports d’échéances sur leurs emprunts hypothécaires (Haughwout, Lee, Scally et van der Klaauw, 2021). Enfin, près d’un tiers des stimulus checks distribués aux ménages ont été utilisés pour rembourser des emprunts en cours (cf. infra).
Les banques interrogées par la Fed dans le cadre d’une enquête conduite entre les 22 mars et 2 avril 2021[28] déclaraient pourtant avoir assoupli leurs critères d’octroi sur une large gamme de prêts (prêts commerciaux et industriels, prêts résidentiels, prêts à la consommation) et observé une hausse de la demande de financements, au moins de la clientèle des ménages (immobilier, cartes de crédit, automobile) au cours du premier trimestre.
Au cours des prochains trimestres, la croissance des encours de crédits restera étroitement liée aux perspectives d’activité économique. En comparaison avec l’après-crise financière, la situation financière moins dégradée des ménages (baisse du taux d’endettement, hausse du taux d’épargne, richesse immobilière accrue[29], hausse plus modérée du taux de chômage) devrait être propice à la soutenir. La possible matérialisation de risques de crédit pourrait en revanche la ralentir et imposer de nouvelles dotations aux provisions.
Un resserrement monétaire conduirait à des arbitrages entre dépôts
De manière générale, l’évolution de la masse monétaire (M2 aux États-Unis) et de sa principale contrepartie (le crédit) est étroitement liée à celle des taux d’intérêt (graphique 13). Une hausse des taux d’intérêt est non seulement de nature à peser sur la création monétaire (en freinant la demande de crédit) mais peut aussi, en augmentant le coût d’opportunité associé à la détention d’épargne liquide, conduire certains déposants à arbitrer en faveur de dépôts plus rémunérateurs (Drechsler, Savov et Schnabel, 2017). Le taux de rémunération moyen des dépôts bancaires est, de fait, sensible aux évolutions du taux effectif des fonds fédéraux (graphique 14).
On observe par ailleurs que le poids des dépôts rémunérés dans le total des dépôts a tendance à s’accroître (diminuer) en période de resserrement (ou d’assouplissement) monétaire. L’ampleur de la transmission de la politique monétaire aux taux de rémunération des dépôts, et les arbitrages qui en découlent, diffèrent toutefois selon les périodes considérées et les phases (une baisse du taux des fed funds est généralement plus largement répercutée qu’une hausse, encadré 3). En outre, il semble peu probable à ce stade que la fourchette du taux cible des fonds fédéraux soit relevée avant 2023.
Les plans de relance « Biden », propices à une création de monnaie
Considérée toutes choses égales par ailleurs, l’incidence directe des plans de relance de l’administration Biden sur la masse monétaire et les dépôts bancaires dépendra de leur mode de financement et de leur allocation. L’American Rescue Plan de USD 1 900 mds (Proutat, 2021a), voté en mars dernier et financé principalement à l’aide des avoirs du Trésor auprès de la Fed et par un creusement des déficits (dont une partie sera « absorbée » par la Fed dans le cadre de son QE et éventuellement par les banques), est de nature à soutenir la croissance de M2 (hausse de la contrepartie « créances nettes sur les administrations centrales »).
Un regain d’intérêt des investisseurs étrangers pour les émissions de Treasuries y contribuerait également. Les effets de « second tour » pourraient toutefois en modifier l’Incidence finale. Ainsi, dans le cadre d’une enquête réalisée au mois de janvier par la Réserve fédérale de New York, les ménages américains bénéficiaires des « stimulus checks », distribués dans le cadre des plans de soutien à l’économie votés en 2020 (le CARES Act puis le CRRSA Act), déclaraient en avoir alloué - ou prévoyaient d’en allouer - une large part au remboursement de crédits en cours (34,5% dans le cas des premiers versements en juin 2020 et 37,4% dans le cas des seconds en janvier 2021) (Armentier, Goldman, Kosar et van der Klaauw , 2021)[30].
Les projets d’allocation des montants distribués via l’American Rescue Plan (chèques du Trésor, compléments d’indemnités chômage, crédits d’impôts) laissaient également présager d’une « destruction » d’environ un tiers des sommes versées aux ménages (33,7% serait utilisé pour effacer une dette, 24,7% serait consommé et 41,6% épargné). L’administration Biden ambitionne, en revanche, de financer son plan d’investissements, l’American Jobs Plan sur huit ans (encore en discussion au Congrès, cf. Proutat, 2021b), par l’impôt. Son effet positif (direct) sur M2 serait ainsi en partie annihilé. Au-delà des conditions de leur financement et de l’utilisation première des liquidités versées, le surcroît de croissance économique et l’effet d’entraînement sur la production nouvelle de crédits permis par les plans « Biden » seront propices à la croissance de M2.
L’allègement des bilans bancaires devrait peser sur l’évolution des dépôts
La création monétaire occasionnée par l’assouplissement quantitatif s’est traduite par à un net élargissement des bilans bancaires. Ce dernier a renforcé les contraintes de solvabilité des très grandes banques (exigences de levier[31], surcharge systémique, capacité totale d’absorption des pertes[32]) et fait craindre aux banques de taille plus modeste un durcissement de leur cadre réglementaire[33]. Diverses options ont été évoquées par les banques[34] : réviser leurs projets de distribution des résultats, émettre de la dette de long terme (éligible au calcul du TLAC) et/ou chercher des solutions de réduction des bilans ; des stratégies de nature à peser sur l’évolution des dépôts[35].
Le renforcement de la capacité totale d’absorption des pertes
Certes, les ambitieux plans de distribution des résultats annoncés par les institutions financières systémiques (Global Systemically Important Banks, G-SIB) en début d’année 2021, après une année 2020 de quasi-diète pour les actionnaires (graphique 15), seront de nature à soutenir la croissance monétaire (baisse de la contrepartie « ressources à long terme »). Le cash versé à l’occasion des rachats d’actions ou du paiement des dividendes par les banques peut être thésaurisé sous forme de dépôts bancaires par l’actionnaire ou, par exemple, être réinvesti en titres émis par d’autres sociétés résidentes, financières ou non[36]. L’effet global de ces plans est toutefois à relativiser :
1/ils demeurent conditionnés aux résultats des stress tests CCAR 2021,
2/les sommes dégagées, bien qu’importantes à l’échelle des groupes, seront probablement négligeables au regard de la contribution des autres contreparties de M2[37],
3/les exigences de levier de leurs principales filiales de dépôts (graphique 16) et l’augmentation de leurs scores de systémicité (graphique 17) pourraient contraindre les G-SIB à revoir ces plans ou à engager des mesures d’allègement des bilans (cf. infra),
4/les G-SIB pourraient être amenées à reconstituer leur capacité totale d’absorption des pertes.
En 2020, les bénéfices réalisés et l’interdiction faite aux grandes banques de procéder à des rachats d’actions ont contribué à renforcer temporairement les fonds propres des G-SIB et leurs ratios de solvabilité pondérés.
Au premier trimestre 2021, les ratios relatifs de capacité totale d’absorption des pertes (Total Loss Absorbing Capacity, TLAC) et de dette de long terme (Long-Term Debt, LTD), exprimés en proportion des actifs moyens pondérés, demeuraient également confortables au regard des exigences minimales[38]. Ceux exprimés en proportion de l’exposition au levier s’étaient en revanche dégradés pour certaines banques et apparaissaient proches des minima requis après prise en compte de l’expiration au 31 mars dernier de la règle d’avril 2020 (qui autorisait les banques à déduire de leur exposition au levier leurs réserves auprès de la Fed et leur portefeuille de Treasuries, graphique 18).
Une taxation des dépôts non opérationnels
La mise en place d’une rémunération négative des dépôts dits non opérationnels, lesquels ont progressé de 35% entre décembre 2019 et mars 2021 au bilan des 8 G-SIB (graphiques 19 et 20), pourrait également permettre un allègement des contraintes de bilan.
Certes, à elle seule, une pénalité sur les dépôts de la clientèle institutionnelle ne serait pas de nature à réduire le volume des dépôts à l’échelle macro-économique. Ce ne serait que couplée à la réactivation du dispositif de mises en pension de la Fed (RRP) qu’elle permettrait de réorienter ces liquidités vers les fonds monétaires, puis vers la Fed, et contribuer ainsi, comme en 2014-2017[39], à une destruction (au moins temporaire) de dépôts.
Si son objectif premier est d’établir un plancher aux taux courts de marché[40] en drainant l’excès de liquidités offertes sur les marchés repo ou des fed funds, le dispositif RRP[41] contribue en effet à une forme de stérilisation de la monnaie secondaire.
Une opération de mise en pension de titres s’apparente à un emprunt collatéralisé : la Fed met en pension des titres inscrits à son bilan auprès d’un fonds monétaire qui, en contrepartie, lui « prête » de la monnaie centrale. En pratique, ce type d’opération conduit à une destruction de monnaie centrale (réserves à l’actif des bilans bancaires) puisqu’il est effectué par le biais des bilans bancaires, mais également à une destruction de monnaie secondaire (dépôts clientèle, en l’occurrence des fonds monétaires, au passif des bilans bancaires). La banque centrale inscrit à son passif une dette à l’égard du fonds monétaire et débite du même montant le compte courant (réserves auprès de la Fed) de la banque commerciale intermédiaire de l’opération. Cette dernière débite à son tour le compte de dépôts du fonds monétaire qui prend en pension les titres de la Fed.
Le « dépôt » effectué par le fond monétaire « auprès » de la Fed, dans le cadre d’une opération RRP, réduit le volume de cash que le fond investit traditionnellement en titres de dette, qu’il prête sur les marchés de mise en pension à d’autres institutions financières ou encore qu’il place sous forme de dépôts auprès des banques[42]. L’arrêt du renouvellement de ces opérations (généralement au jour le jour) se traduit par la réinjection dans l’économie des dépôts auparavant stérilisés. Ces opérations ne réduisent ainsi que temporairement la masse monétaire.
Si l’excès de liquidités actuel, les contraintes de levier et l’assèchement du marché des titres courts du Trésor[43] y contribuent aussi, la rapide progression des liquidités déposées par les fonds monétaires auprès de la Fed (dans le cadre du RRP) depuis la fin mars (alors que le taux servi par la Fed demeure nul) suggère que ces transferts de dépôts sont déjà à l’œuvre (graphique 21).
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Notre exercice de reconstitution du bilan consolidé des institutions financières et monétaires américaines révèle que, bien que les modes de financement des deux économies soient très différents, les sources de création monétaire sont comparables dans la zone euro et aux États-Unis.
Depuis 2008, notamment, les politiques d’assouplissement quantitatif (QE) sont devenues un outil central de gestion des crises et un facteur important de création de monnaie centrale (base monétaire) et secondaire (masse monétaire). Au lendemain de la crise financière de 2008, l’incidence du programme d’achats de titres publics de la Fed sur la croissance de la masse monétaire avait été amoindrie par les efforts de désendettement entrepris par la sphère privée et le gonflement de la dette nette des banques vis-à-vis des non-résidents. En 2020, l’effet des mesures exceptionnelles de soutien à la liquidité des entreprises et des marchés, engagées par les autorités en réponse à la crise liée à la pandémie de Covid-19, a certes été en partie atténué par le gonflement des avoirs du Trésor auprès de la Fed. L’emballement de la croissance de la masse monétaire, qui en a résulté, a toutefois été inédite et propice à alimenter les craintes inflationnistes (Mandelman, 2021).
Certes, les stratégies d’allègement des bilans bancaires, probablement déjà à l’œuvre, continueront d’en ralentir la progression. La poursuite du QE (même à un rythme ralenti), la reprise économique attendue et la compression des taux longs permise par le QE seront toutefois de nature à soutenir la création monétaire. Un axe complémentaire de recherche consisterait à étudier la manière dont la politique monétaire, les modifications du cadre réglementaire et comptable, les mesures de soutien et les restrictions sanitaires ont affecté la répartition des dépôts entre secteurs institutionnels (ménages vs. sociétés non financières) et comment les plans de relance envisagés, les stratégies d’adaptation et la normalisation progressive des situations sanitaire et économique pourraient la faire évoluer.