Dans un troisième temps, les primary dealers placent les titres nouvellement émis par le Trésor auprès d’un investisseur, une banque ou l’un de ses clients (étape 3 du schéma 1). Le placement des titres s’accompagne d’un transfert de cash du compte de la banque acquéreuse (ou de la banque du client acquéreur) auprès de la Fed vers celui de BONY. In fine, les réserves de BONY auprès de la Fed, de même que les avoirs des primary dealers auprès de BONY sont reconstitués.
Comme nous le verrons plus loin, selon la nature des ressources mobilisées par les acquéreurs finaux des titres nouvellement émis, la réduction du bilan de la Fed se traduit, in fine, au passif du bilan de la Fed soit par une destruction de réserves en banque centrale, soit par une baisse des encours de mises en pension de titres de la Fed[12], soit par une combinaison des deux (graphique 9).
Cas d’une souscription des titres par une banque
Lorsqu’une banque commerciale souscrit pour son propre compte à l’émission du Trésor, s’opère alors une simple modification de ses avoirs (titres contre réserves), sans effet sur la taille de son bilan (étape 3 du schéma 1). Le bilan de la Fed se contracte par le biais d’une réduction concomitante de son portefeuille de titres (à l’actif) et des réserves des banques (au passif). En pratique, il semble néanmoins peu probable que les banques élargissent encore leurs portefeuilles de Treasuries.
Le gonflement passé de leur exposition et l’incertitude quant à la vitesse de drainage des réserves, considérés comme les actifs les plus liquides au sens réglementaire (cf. infra), constituent de premiers freins. En outre, les moins-values latentes comptabilisées sur les portefeuilles obligataires des banques, consécutives à la hausse des taux longs, dégradent les ratios de fonds propres de base CET1 et désincitent les achats (40% des portefeuilles de Treasuries des G-SIB américaines étaient comptabilisés à leur valeur de marché en catégorie « Titres disponibles à la vente » au T3 2022).
Cas d’une souscription des titres par un agent non monétaire résident
Lorsqu’un investisseur non monétaire résident (ménage, hedge fund, fonds de pension, fonds d’investissement) souscrit à une émission de titres en puisant dans ses dépôts, la banque commerciale procède également à un transfert de son compte courant auprès de la Fed vers celui de BONY et débite du même montant le compte de dépôts de son client[13] (schéma 2). L’arrêt du réinvestissement intégral des tombées de dette se traduit, dans ce cas, par une destruction de réserves auprès de la Fed mais aussi par un dégonflement de la taille de bilan de la banque commerciale et une destruction de monnaie secondaire (baisse des dépôts clientèle)[14].
Ainsi, tandis que les achats d’actifs par une banque centrale auprès d’agents non monétaires (QE) donnent lieu à une « monétisation » de titres de dette à long terme, et donc à une création de monnaie secondaire (dépôts de la clientèle), le QT entraîne une « démonétisation » des titres[15] et une destruction monétaire dès lors que d’autres agents non monétaires se substituent à la banque centrale et se portent acquéreurs des titres nouvellement émis. Dans ce cas de figure, le QT détruit une partie des dépôts créés par le QE (Choulet, 2021a ; Encadré 1).
Cas d’une souscription des titres par un fonds monétaire
En fonction des ressources dont il dispose, un fonds monétaire arbitre principalement entre la détention de titres courts du Trésor (T-bills) et l’octroi de prêts garantis par des titres (prises en pension de titres ou reverse repo) à d’autres institutions financières, telles que les banques, les broker-dealers, les hedge funds ou la Fed (dans le cadre de la facilité ON RRP, Overnight Reverse Repo Facility)[16].
Comme nous le verrons, depuis mars 2021, la hiérarchie des rendements a conduit les fonds monétaires (MMF) à élargir très largement leur participation aux mises en pension de la Fed au détriment des T-bills et des prêts repo (reverse repo) à des contreparties privées.
À supposer que les rendements offerts par les titres du Trésor excèdent la rémunération de la facilité ON RRP, les MMF pourraient choisir de réallouer une partie du cash déposé auprès de la Fed vers les T-bills. La Fed comptabiliserait dans ce cas une réduction de ses emprunts repo (au passif, schéma 3). En contrepartie, elle créditerait le compte courant de la banque intermédiaire (custodian bank), laquelle créditerait à son tour le compte de dépôt du fonds monétaire[17]. Les avoirs de la banque (réserves) et du fonds monétaire (dépôts) s’élargiraient temporairement. Le placement des titres auprès du fonds monétaire se traduirait par une baisse des dépôts du fonds et par un transfert du compte de la banque intermédiaire vers le compte de BONY auprès de la Fed. In fine, la taille et la composition du bilan de la banque intermédiaire demeureraient inchangés. La réduction du bilan de la Fed passerait dans ce cas exclusivement par une réduction de ses emprunts repo auprès des fonds monétaires.
Cas d’une souscription des titres par des investisseurs non-résidents
Les investisseurs non-résidents en titres du Trésor comprennent principalement des banques centrales et des institutions financières du type hedge funds, sociétés d’assurance, fonds de pension ou fonds d’investissement. À ressources données, les agents non-résidents peuvent de la même manière que les agents résidents accroître leur exposition aux Treasuries en puisant dans leurs dépôts, en renonçant à d’autres investissements ou, dans le cas spécifique des banques centrales étrangères, en réduisant leurs « dépôts » de cash auprès de la Fed (dans le cadre de la facilité FIMA Reverse Repo Pool, FRRP). Les effets seraient identiques à ceux exposés dans le schéma 2, dans les deux premiers cas, et à ceux présentés dans le schéma 3, dans le troisième cas.
L’incidence du QT va notamment dépendre du profil des émissions nettes de titres de dette du Trésor par maturité, des écarts de rendements entre les titres et les mises en pension de la Fed auprès des fonds monétaires et banques centrales étrangères, ou encore des taux de rémunération servis aux ménages sur les parts de fonds monétaires et les dépôts bancaires.
Un QT « avec accroc » : le risque d’une pénurie de monnaie centrale
Comme évoqué précédemment, la réduction du bilan de la Fed va mécaniquement détruire une partie des réserves créées à l’occasion du programme d’assouplissement quantitatif. Or, pour cette raison, la première expérience de resserrement quantitatif de la Fed (QT1), engagée en octobre 2017, avait dû être interrompue au bout de 22 mois seulement, bien en amont des projets de la Fed[18]. Elle avait épuisé le volant de réserves « excédentaires » détenu par les banques au-delà de leurs besoins en actifs liquides[19], les empêchant de répondre aux demandes de cash sur les marchés monétaires. En septembre 2019, ces derniers s’étaient grippés : les taux d’emprunt de cash au jour le jour sur les marchés de mise en pension avaient atteint des niveaux record, tandis que le taux effectif des fonds fédéraux sortait, pour la première fois, de la fourchette cible du FOMC. Afin d’atténuer les tensions, la Fed avait injecté des liquidités en urgence par le biais de prises en pension et réactivé son programme d’achats fermes de titres (Choulet, 2019 ; Afonso, Cipriani, Copeland, Kovner, La Spada, Martin, 2021 ; Copeland, Duffie et Yang, 2021).
Une position de liquidité confortable a priori
Les besoins en monnaie centrale des banques sont dictés par diverses contraintes. Les réserves sont d’abord le moyen de règlement sur le marché interbancaire. Depuis l’instauration de la norme de liquidité à court terme (Liquidity Coverage Ratio, LCR), en 2015, les banques doivent, de plus, détenir des réserves (ou plus généralement des actifs liquides de haute qualité, HQLA) pour couvrir les sorties nettes de trésorerie à 30 jours qu’occasionnerait une grave crise de liquidité (selon des taux de fuite ou de non-renouvellement théoriques, fixés par le régulateur). Les besoins réglementaires en monnaie centrale des très grandes banques américaines sont d’autant plus importants que le régulateur leur impose, d’une part, depuis 2013, dans le cadre des plans de résolution, de couvrir leurs sorties nettes de trésorerie théoriques sur une base, non pas quotidienne, mais intra-journalière et les soumet, d’autre part, depuis 2014, à des stress tests de liquidité sur des horizons variés (overnight, 30 jours, 90 jours, 1 an). Or, seule la détention de larges avoirs en banque centrale peut satisfaire les attentes du régulateur. La gestion interne du risque de liquidité, les décalages entre les encaissements et décaissements des grands dealers et le manque de profondeur des marchés monétaires en fin de journée affectent également la demande de réserves (Copeland, Duffie et Yang, 2021 ; Afonso, Duffie, Rigon et Shin, 2022).
Compte tenu du large réservoir de liquidités dont disposent les banques, de l’ambition de la Fed de maintenir une offre de réserves « ample » et des facilités mises en place par la banque centrale américaine afin de prévenir toute insuffisance de réserves, le risque de pénurie semble, pour l’heure, limité.
Un large réservoir de liquidités
Le stock actuel de réserves auprès de la Fed (environ USD 3 000 milliards à la mi-décembre 2022 contre USD 1 380 milliards au moment de la crise des marchés repo en septembre 2019) constitue, de fait, un large réservoir de liquidités susceptible d’amortir le choc du resserrement quantitatif.
L’ampleur des mises en pension de titres de la Fed (dispositif ON RRP) atteste d’ailleurs de l’abondance de cash disponible : les fonds monétaires déposent chaque jour, depuis la mi-juin 2022, près de USD 2 200 milliards auprès de la Fed (45% de leurs avoirs totaux) à défaut de trouver des placements plus rémunérateurs sur le marché[20] (graphique 11).
La montée en puissance de ce dispositif a, en effet et conformément à l’objectif de la Fed[21], largement procédé d’une réallocation des avoirs des MMF (au détriment des portefeuilles de titres et des prêts repo aux contreparties privées) plutôt que d’un élargissement de leurs ressources[22] (graphique 12). Depuis le relèvement des taux directeurs au 3 novembre 2022, l’attractivité du rendement de la facilité ON RRP s’est légèrement modérée[23], de même que les « dépôts » de cash des MMF auprès de la Fed. Or, un rééquilibrage de leurs portefeuilles amortirait l’effet du QT sur les réserves des banques auprès de la Fed, retardant de fait le risque d’une insuffisance de monnaie centrale[24].
Les MMF pourraient notamment regonfler leurs portefeuilles de titres de dette d’agences. Le ralentissement de la croissance des dépôts de la clientèle (Encadré 1) incite en effet, depuis quelques mois, les banques à solliciter des financements auprès des Federal Home Loan Banks (FHLB), lesquelles émettent davantage de titres de dette. Le Trésor ayant annoncé la reprise des émissions nettes de T-bills, les MMF pourraient également réallouer leurs avoirs vers les titres du Trésor (schéma 3). Enfin, les primary dealers pourraient solliciter de nouveaux financements auprès des MMF afin de prêter sur les marchés FX swap ou sur les marchés repo ou, à défaut d’un appétit suffisant des investisseurs pour les titres longs émis, afin de financer l’élargissement de leurs positions longues (acheteuses). D’autres sociétés financières, comme les hedge funds, pourraient également financer leurs achats de Treasuries en empruntant auprès des fonds monétaires ou des dealers, même si la volatilité actuelle des cours freine leur appétit (encadré 2).
Un surcroît de demande de financements tirerait les taux repo à la hausse et réduirait l’attractivité relative de la facilité ON RRP pour les fonds monétaires. De la même manière que la Fed a drainé l’excès de liquidités créé à l’occasion du QE (et évité une pression à la baisse sur les taux monétaires), elle pourrait, en abaissant le plafond autorisé des opérations ou en réduisant la rémunération du dispositif ON RRP, réalimenter les marchés repo en liquidités.
En posant l’hypothèse extrême d’un épuisement complet des « dépôts » de cash des MMF auprès de la Fed, le volant théorique de monnaie centrale susceptible d’amortir l’effet de la réduction du bilan de la Fed s’élèverait à USD 5 360 milliards (somme des avoirs des banques et des MMF auprès de la Fed au 14 décembre 2022) contre USD 1 380 milliards trois ans plus tôt.
Le maintien d’un régime de réserves « amples », nouvelle ambition de politique monétaire
Échaudée par la crise des marchés repo qu’elle n’avait pas anticipée lors de QT1 (Pozsar, 2018 ; Choulet, 2018), la Fed entend mieux piloter la réduction de la taille de son bilan[25] . Cela suppose la destruction d’une partie des réserves créées pendant QE4, tout en maintenant une offre de réserves suffisamment « ample », c’est-à-dire suffisamment importante pour écarter tout risque de stress qui lui imposerait d’injecter en urgence de la liquidité centrale.
Il demeure toutefois difficile, même pour les régulateurs bancaires, d’estimer le montant optimal de réserves (ni insuffisant, ni abondant) nécessaire au bon fonctionnement des marchés monétaires. La Réserve fédérale de New York surveille notamment deux indicateurs susceptibles d’évaluer le caractère plus ou moins abondant des réserves. D’après ces deux indicateurs, les encours actuels de réserves auprès de la Fed pourraient, pour l’heure, être qualifiés d’ « amples ».
Dans son dernier rapport sur les opérations de politique monétaire publié en mai 2022 (FRBNY, 2022), la Réserve fédérale de New York (FRBNY) caractérise un régime de réserves « amples » comme une situation où le ratio réserves/PIB excéderait celui observé en décembre 2019 (8%). Avec USD 2 960 milliards de réserves en moyenne au cours de la dernière semaine de septembre 2022 et un ratio réserves/PIB s’établissant à 12%, la Fed disposerait, selon ce curseur, de marges de manœuvre pour réduire la taille de son bilan (à cette date, le stock de réserves excédait de 960 milliards le seuil délimitant la frontière entre suffisance et insuffisance de réserves).
En posant diverses hypothèses conservatrices quant à l’évolution probable des autres postes de passif du bilan de la Fed, et en s’appuyant sur la médiane des hypothèses macroéconomiques des primary dealers, la FRBNY estimait qu’afin d’éviter une pénurie de réserves, la réduction du bilan de la Fed devrait être interrompue à la mi-2025[26]. À cette date, le bilan de la Fed avoisinerait USD 5 900 milliards (22% du PIB) et les réserves, 2 300 milliards (9% du PIB). Au terme d’une année au cours de laquelle la taille de bilan de la Fed serait maintenue inchangée, le programme d’achats d’actifs serait réactivé afin de préserver le stock de réserves à hauteur de 8% du PIB. Sous l’hypothèse que la valeur du portefeuille de titres de la Fed et celle des réserves croissent au même rythme que le PIB, en 2030, au terme de l’horizon de prévision, le bilan de la Fed atteindrait USD 7 200 milliards et les réserves 2 700 milliards (soit 1 430 milliards et 470 milliards de moins respectivement qu’au 14 décembre 2022).
À l’appui de simulations de la fonction de demande de réserves, Afonso, Giannone, La Spada et Williams (2022) ont estimé, sur la base de données couvrant la période du 1er janvier 2009 au 29 mars 2021, que les nouvelles contraintes de liquidité mises en place progressivement au lendemain de la grande crise financière et les nouveaux outils de contrôle des taux courts du marché monétaire[27] ont déplacé la frontière entre réserves abondantes et réserves rares.
Ainsi, si entre 2010 et 2014, un ratio réserves/actifs bancaires supérieur à 8% suffisait à définir une situation de réserves « amples », entre 2015 et 2020, ce même seuil s’établissait à 11%. À 13% au 30 novembre 2022, le ratio réserves/actifs bancaires semblait donc encore confortable (même si le surcroît de réserves ne s’élevait alors qu’à USD 530 milliards). Les évolutions intervenues au-delà de l’horizon de prévision de leur étude (second relèvement du plafond des opérations ON RRP en septembre 2021, écart entre le taux ON RRP et le taux SOFR nul, voire légèrement positif, depuis juin 2021) ont toutefois pu, de nouveau, déplacer la frontière vers le haut[28].
Un dispositif d’injection de réserves en cas de tension
Avec la création de la facilité permanente de prises en pension de titres (Standing Repo Facility, SRF), la Fed s’est, de plus, dotée d’un nouvel outil de détection et de traitement préventif de possibles pénuries de monnaie centrale (Choulet, 2021b). Le dispositif fonctionne en miroir de la facilité ON RRP[29]. Toutes choses égales par ailleurs, il accroît les réserves en banque centrale et élargit les bilans bancaires (et celui de la Fed). Il permet aux établissements bancaires exprimant un besoin en liquidité centrale de « monétiser » temporairement des titres et vise à écarter le risque d’un accident comparable à celui de septembre 2019.
Difficile évaluation des besoins en monnaie centrale
La prudence reste toutefois de mise. La dernière expérience de QE n’a pas amélioré les ratios de liquidité LCR. Or, QT2 pourrait, comme QT1, les dégrader. En outre, QE4 a modifié la structure du bilan des banques de sorte que les seuils franchis lors de la crise des repo de septembre 2019 (encours de réserves, ratios réserves/PIB et réserves/actifs bancaires) ont pu perdre en pertinence. Enfin, la facilité SRF présente quelques écueils susceptibles d’obérer son efficacité en cas de tension.
QT2 pourrait dégrader les ratios de liquidité LCR
La confidentialité de certaines informations, comme la gestion du risque de liquidité dans les plans de résolution remis au superviseur ou les résultats des stress tests de liquidité, n’autorise pas une analyse fine des besoins en monnaie centrale.
Au regard de l’exigence bâloise de liquidité à court terme (Liquidity Coverage Ratio, LCR) - moins décisive mais la seule observable - la position de liquidité (immédiatement disponible) des huit plus grandes banques américaines (JP Morgan, Bank of America, Citigroup, Wells Fargo, Goldman Sachs, Morgan Stanley, BONY et State Street) s’est améliorée au troisième trimestre 2022.
Les sorties nettes théoriques de trésorerie (dénominateur des ratios) se sont plus fortement contractées que la valeur des portefeuilles d’actifs liquides[30] (numérateur des ratios). Ainsi, le ratio LCR moyen des 8 G-SIB a progressé sur le trimestre. À 119,2% au 3e trimestre 2022 (contre 116,3% au 2e trimestre 2022), il était supérieur aux exigences prudentielles (100%) et à la recommandation de la Fed (115%). Il n’excédait toutefois que de 100 pb celui qui prévalait au moment de la crise des marché repo (T3 2019). Or, si QE4 n’a pas amélioré les ratios LCR des grandes banques américaines[31], QT1 s’était accompagné d’une dégradation progressive des ratios (graphique 13).
Une exposition accrue aux risques de liquidité ?
À rebours de la position de la plupart des économistes (Copeland, Duffie et Yang (2021), Afonso, Cipriani, Copeland, Kovner, La Spada et Martin (2021)), lesquels plaident en faveur du maintien d’un niveau suffisamment abondant de réserves, Acharya, Chauhan, Rajan et Steffen (2022) estiment, au contraire, que les injections répétées de monnaie centrale créent de l’aléa moral et auto-entretiennent un risque de tension sur la liquidité des marchés monétaires.
Ils défendent la thèse selon laquelle, lors des diverses expériences de QE, les banques, confiantes quant à la disponibilité d’un volant de liquidités centrales abondant, ont accru le service de liquidité qu’elles fournissaient à leurs clients (en élargissant, à leur passif, les comptes à vue de la clientèle et, hors bilan, les lignes de crédit autorisées en faveur des entreprises). Or, la réduction des avoirs des banques auprès de la Fed, occasionnée par QT1, ne s’est pas accompagnée d’une réduction équivalente des passifs exigibles des banques, ce qui aurait, selon eux, précipité le stress observé sur les marchés repo en septembre 2019, puis sur le marché des Treasuries en mars 2020.
La liquidité « disponible » en cas de tension serait bien moins volumineuse que ne le suggère le stock de réserves en banque centrale des banques, celles-ci ayant volontairement accru, selon ces auteurs, leurs engagements à fournir du cash à leurs clients. Ils en concluent qu’à défaut d’une réduction franche des passifs exigibles, QT2 risque d’exposer le système financier à un nouvel épisode de tension, de nature à contraindre la Fed à injecter de nouvelles liquidités centrales et à renforcer la dépendance des banques à l’égard de la Fed.
Certes, l’activité bancaire, dans ses fonctions les plus traditionnelles (octroi de crédits et collecte de dépôts), expose les banques à des risques de transformation des maturités et de liquidité notamment. L’introduction des nouvelles exigences réglementaires de liquidité au lendemain de la grande crise financière de 2008 visait d’ailleurs à réduire ces risques et à renforcer la capacité des banques à absorber les chocs. À cet égard, si, comme les auteurs le soulignent, la réglementation a accru les besoins en actifs liquides (en particulier en réserves auprès de la banque centrale), elle a également incité les banques à s’appuyer davantage sur les dépôts, en particulier de la clientèle retail, réputés à juste titre plus stables que les financements de marché.
En outre, le poids élevé des dépôts au passif des bilans bancaires est, en pratique, très largement lié aux mesures de politique monétaire.
Lors des divers QE, les achats de titres de la Fed ont mécaniquement accru la masse des dépôts dans l’économie (monnaie nouvellement créée), tandis que la baisse des taux réduisait le coût d’opportunité associé à la détention d’une épargne liquide non, ou peu, rémunérée (comme les dépôts à vue). En 2020 et 2021, les plans de soutien aux entreprises (prêts garantis PPP) et aux ménages (stimulus checks) américains, financés à l’aide des avoirs du Trésor auprès de la Fed et d’un creusement des déficits (en partie « absorbé » par la Fed dans le cadre du QE), ont également soutenu la croissance des dépôts.
Certes, les phases de durcissement monétaire devraient être de nature à inciter la clientèle à arbitrer en faveur de placements plus longs et plus rémunérateurs, tandis que le durcissement quantitatif devrait détruire mécaniquement une partie de la monnaie créée lors du QE. Lors de QT1, le contexte économique fut toutefois propice à une reprise de l’offre de crédits (canal traditionnel de création monétaire) de sorte que le poids des dépôts dans les bilans bancaires ne s’est que modérément replié. Actuellement, les dépôts de la clientèle représentent plus de 65% des passifs bancaires aux États-Unis, un avantage à l’heure où le coût des ressources de marché s’accroît.
Cette étude d’Acharya, Chauhan, Rajan et Steffen (2022) a toutefois le mérite de souligner le fait que la déformation des bilans bancaires (graphique 14 et 15), provoquée par les expériences successives de QE, a probablement fait évoluer les besoins en monnaie centrale des banques. L’adaptation des bilans bancaires à la réduction prévisible des réserves et des dépôts clientèle est d’ailleurs perceptible depuis quelques mois. Le recours des banques à des emprunts garantis (advances) comme à des emprunts en blanc (fonds fédéraux) auprès des GSE a augmenté depuis le début de l’année 2022. Les comptes courants des FHLB auprès des banques ainsi que leur rémunération se sont également accrus.
Les limites de la SRF
L’adhésion des banques au dispositif de prises en pension de la Fed (SRF) demeure, pour l’heure, faible. À la mi-décembre 2022, la liste des contreparties SRF de la Fed comptait 17 institutions de dépôts, filiales de très grandes banques américaines ou succursales de grandes banques étrangères. Le dispositif souffre en effet de certaines limites (Choulet, 2021b). Un premier écueil est que l’emprunt souscrit auprès de la Fed ne peut être soumis à une compensation centralisée (cf. infra).
À l’approche des arrêtés comptables, les liquidités offertes par la Fed par le biais du dispositif SRF risquent ainsi d’être inaccessibles aux primary dealers ou institutions de dépôts les plus contraints par leurs exigences de levier.
Déjà, à fin 2019, les interventions de la Fed n’avaient pas, à elles seules, permis d’atténuer les tensions en cours. Au-delà des USD 256 milliards de liquidités « empruntés » auprès de la Fed, dans le cadre de ses opérations de prise en pension le 31 décembre 2019, les dealers avaient en partie refinancé leurs inventaires de titres par le biais d’emprunts repo auprès des MMF, compensés via la Fixed Income Clearing Corporation (FICC, filiale de la Depository Trust & Clearing Corporation) à hauteur de USD 276 milliards (cf. infra).
En mars 2020, face à la détérioration rapide des conditions financières, la Fed avait très largement augmenté le plafond de ses opérations de prise en pension. Pour autant, la demande des primary dealers était restée modeste au regard de l’offre de liquidités de la Fed et seule la promesse d’achats fermes « illimités » de titres, puis l’exclusion des réserves et des Treasuries du calcul du ratio de levier[32] (cf. infra) avaient permis de stabiliser les marchés et d’abaisser le rendement des Treasuries (Eisenbach et Phelan, 2022). Un deuxième écueil de la SRF réside dans le risque de stigmatisation associé à son usage.
Un QT « avec accroc » : le risque d’une dégradation des conditions d’intermédiation des marchés de Treasuries
Historiquement réputé comme le marché le plus sûr et le plus profond, le marché des Treasuries a connu des épisodes de tension sévères au cours de la dernière décennie[33]. La liquidité du marché ferme (où se négocient les titres) s’est dégradée depuis le début de l’année 2022. Sur fond de resserrement monétaire et de craintes de récession, l’appréciation du dollar et la grande volatilité des rendements freinent l’appétit des investisseurs, résidents ou non. Ce contexte complique la tâche de la Fed, engagée dans la réduction de son portefeuille. Compte tenu de l’ampleur de la dette à financer (USD 24 000 milliards de dette négociable), les contraintes prudentielles qui limitent les capacités d’intermédiation des primary dealers constituent un facteur aggravant (Duffie, 2020 ; FSB, 2022).
La moindre appétence des non-résidents
En berne depuis quelques années déjà, l’intérêt des non-résidents pour les Treasuries pâtit de la forte augmentation du coût de la couverture contre le risque de change depuis début 2022. Sans doute faudra-t-il attendre que le « point d’atterrissage » des taux des fonds fédéraux soit atteint pour que les rendements nets des frais de couverture regagnent en attractivité aux yeux des non-résidents. Destinée à offrir un accès au dollar aux banques centrales étrangères dépourvues de lignes de swap avec la Fed, la facilité de prise en pensions de titres (FIMA repo) n’a que modestement incité les banques centrales y ayant adhéré à élargir leurs portefeuilles de Treasuries.
Les non-résidents, principaux créanciers de l’État fédéral américain
Les non-résidents sont les principaux détenteurs de titres du Trésor américain. Leurs avoirs (valorisés) s’élevaient à près de USD 7 300 milliards à la fin septembre 2022, l’équivalent de 31% de la dette fédérale américaine négociable (29% du stock total de Treasuries). À titre de comparaison, la Fed détenait 22% de l’encours négociable, les autres secteurs financiers résidents, 37% (dont les fonds de pension 14%, les banques 7%, les fonds de placement collectifs 7% et les fonds monétaires 5%, graphique 16).
Toutefois, depuis de nombreuses années déjà, l’attrait des non-résidents pour les Treasuries fléchit[34]. Si la valeur de leurs portefeuilles, principalement constitués de titres longs, a progressé au cours des 20 dernières années (soutenue par des effets de valorisation), le poids de leurs avoirs dans la dette fédérale américaine totale se tasse depuis la fin 2008 (ils détenaient alors 57% du stock de Treasuries négociables et 43% de l’encours total). Leurs achats nets de Treasuries se sont en effet contractés (en particulier entre 2015 et 2020), en volume comme en proportion des émissions nettes de titres du Trésor[35] (graphique 17).
Les investisseurs officiels non-résidents réduisent leur exposition
Le recul de la part des non-résidents parmi les investisseurs en Treasuries est exclusivement le fait du secteur officiel (banques centrales, États, fonds souverains, organisations internationales, banques de développement et organismes financiers publics). Après avoir progressivement augmenté au fil des années, la valeur de leurs portefeuilles est demeurée globalement stable depuis mars 2013 (USD 3 903 milliards à la fin juin 2022, dont 77% placés en conservation auprès de la Fed, graphique 18). Elle a toutefois nettement reculé en proportion du stock de Treasuries négociables (17% en juin 2022 contre 42% fin 2008, graphique 19). Soucieux de diversifier leurs réserves de change, les banques centrales et États étrangers se sont partiellement détournés des Treasuries, et plus généralement du dollar[36].
La détention de Treasuries par le secteur privé non-résident (sociétés d’assurance, fonds de pension ou hedge funds) a, en revanche, progressé en valeur au cours des quinze dernières années (portée par les achats nets et les effets de valorisation à USD3528milliards à la fin juin 2022), tout en représentant une part relativement stable de l’encours total de Treasuries (15% contre 14% respectivement, graphique 19).
Ainsi, alors que le secteur officiel constituait la première contrepartie étrangère du Trésor américain en 2008 (74%), il n’abritait, en juin 2022, plus que 53% de la dette fédérale détenue à l’étranger (respectivement 26% et 47% pour le secteur privé non-résident)[37].
Or, les investisseurs privés ayant généralement un horizon d’investissement plus court que celui des investisseurs officiels, leur poids croissant pourrait conduire à une plus grande volatilité des taux d’intérêt.
La réduction de l’exposition des non-résidents au Trésor américain (en proportion du stock de Treasuries) est entièrement imputable aux pays asiatiques, Japon et Chine en tête. Le Japon (USD 1 120 milliards en septembre 2022) et la Chine (USD 933 milliards), tous types d’agents confondus (officiels ou non, financiers ou non), demeurent toutefois les deux principales économies créancières de l’État fédéral américain, loin devant le Royaume-Uni (663 milliards) et la Belgique (325 milliards)[38]. À la fin juin 2022, 49% des titres du Trésor détenus par l’étranger étaient logés en Asie, 34% en Europe (dont 18% dans la zone euro), 10% en Amérique du Nord et 5% en Amérique du Sud.
Comme la SRF, la FIMA repo ne semble avoir suscité ni une forte adhésion, ni une incitation à l’élargissement des expositions aux Treasuries
Afin d’assurer un accès à la liquidité en dollar à plus longue portée que les seules lignes de swap[39], la Fed a mis en place, le 31 mars 2020, une nouvelle facilité[40]. Introduite de manière temporaire d’abord, celle-ci a finalement été pérennisée, le 28 juillet 2021. Elle permet aux banques centrales étrangères et autorités monétaires internationales disposant d’un compte FIMA auprès de la Réserve fédérale de New York (FRBNY) de mettre en pension, au jour le jour, leurs portefeuilles de Treasuries auprès de la Fed.
Cet accès simplifié à la liquidité en dollar à l’intention des nombreux pays (notamment émergents), sans accords de swap bilatéraux avec la Fed, vise à écarter, en cas de stress, le risque de cessions à vil prix de leurs portefeuilles de Treasuries[41] ou de gonflement de leurs emprunts repo (mises en pension) auprès des dealers, notamment américains. Le dispositif vise ainsi à stabiliser le marché des Treasuries mais aussi le marché repo, en libérant de l’espace au bilan des dealers en faveur du financement des hedge funds ou gestionnaires d’actifs[42].
Les volumes d’opérations autorisés sont déterminés de manière bilatérale entre la Fed et la banque centrale du pays concerné ou, à défaut, plafonnés par le volume de Treasuries placés en conservation auprès de la FRBNY. Cette facilité vise ainsi, indirectement, à inciter les économies émergentes à élargir leurs portefeuilles afin de renforcer leur potentiel de tirage en cas de besoin.
La Fed ne communique pas la liste exhaustive des banques centrales ayant obtenu un accès à la facilité FIMA repo. Certaines banques centrales ont toutefois communiqué cette information : les banques centrales d’Indonésie (08/04/2020), de Colombie (20/04/2020), de Hong Kong (22/04/2020), du Chili (24/06/2020) et du Pérou (17/07/2020). Les banques centrales de Suède (20/12/2021) et de Corée du Sud (23/12/2021), lesquelles comptent parmi les neuf banques centrales ayant bénéficié en 2008 comme en 2020 de lignes de swap temporaires, ont également conclu des accords de mises en pension avec la Fed.
Nous avons agrégé la valeur des portefeuilles de Treasuries des pays abritant les cinq banques centrales bénéficiant de lignes de swap permanentes avec la Fed (ci-après désignés « pays LSP »), les neuf banques centrales bénéficiant d’accords de swap temporaires avec la Fed (« pays LST ») et les cinq banques centrales sans accords de swap avec la Fed mais disposant d’un accès à la facilité repo (« pays FIMA »)[43].
Il apparaît qu’à l’échelle agrégée, ces trois groupes de pays ont accru leurs avoirs au cours des dix dernières années (entre +25% et +70%, graphique 20) alors que la valeur des portefeuilles des pays dépourvus de tout arrangement avec la Fed a peu progressé (+3%).
En mars 2020, au moment du choc de la Covid-19, tous les groupes de pays ont réduit leur détention de Treasuries (l’effet valorisation a également pu jouer), de manière plus modérée toutefois dans le cas des pays LSP (Goldberg et Ravazzolo, 2022). Par la suite, malgré l’obtention d’un accès à la FIMA repo, la valeur des portefeuilles des « pays FIMA » a continué de se contracter. Ces agrégations masquent toutefois de grandes disparités[44].
Depuis la mise en place de la FIMA repo, les pays d’Amérique du Sud (Chili, Colombie, Pérou), pour lesquels aucune limite à leurs éventuelles mises en pension auprès de la Fed n’a, d’après les informations disponibles, été fixée, ont nettement élargi leurs portefeuilles (+24% entre décembre 2019 et septembre 2022, graphique 21), tandis que les pays d’Asie (Hong Kong, Indonésie), dont l’accès à la FIMA repo est capé (USD 10 et USD 60 milliards respectivement), les ont réduits (-30%).
Des primary dealers, en manque d’espace bilanciel
Du fait de la réduction du portefeuille de Treasuries de la Fed, le Trésor américain va faire beaucoup plus appel aux marchés pour se financer. Or, les accords de Bâle 3 ont réduit la capacité des primary dealers à animer les marchés (cash et repo) de Treasuries, qu’il s’agisse d’intermédier les opérations d’achats ou de ventes fermes de leurs contreparties sur les marchés cash secondaires, de porter à leur bilan les titres qui ne trouveraient pas preneurs (dans le cadre d’engagements de prise ferme ou de placement garanti), ou encore de faciliter la circulation du cash et du collatéral sur les marchés de mise en pension de titres. Deux adaptations réglementaires (le relâchement de la contrainte de levier SLR et la généralisation de la compensation centralisée des marchés de Treasuries) sont à l’étude. Elles constitueraient de puissants leviers d’allègement des besoins en fonds propres des banques et atténueraient le risque que la contrainte bilancielle n’exacerbe le stress susceptible de se matérialiser en cas de choc externe[45] (Chen, Liu, Rubio, Sarkar et Song, 2021).
Des capacités d’intermédiation de marché dégradées
L’activité de tenue de marché suppose l’inscription au bilan des teneurs de marché d’un large inventaire de titres et de nombreuses opérations de mise et prise en pension de titres. Or, Bâle 3 a nettement accru l’exigence en fonds propres liée à la taille des bilans bancaires (notamment au travers de la norme de levier SLR[46]). Il a ainsi accru le coût bilanciel associé à l’activité des primary dealers, alors même que les besoins de financement de l’État fédéral s’élargissaient. Cela a non seulement modifié leur positionnement mais également fortement affecté les rendements des marchés financiers sur lesquels opèrent les primary dealers (Duffie, 2020 ; Jermann, 2020 ; Du, Hébert et Li, 2022 ; Du, Hébert et Huber, 2022 ; Favara, Infante et Rezende, 2022 ; He, Nagel et Song, 2022). Ainsi, alors qu’ils privilégiaient jusqu’en 2008 l’emprunt de Treasuries (position nette courte), les primary dealers sont devenus, depuis lors, détenteurs fermes de Treasuries (position nette longue, graphique 22)[47].
Par ailleurs, le durcissement réglementaire a conduit les primary dealers à arbitrer plus explicitement entre l’animation des marchés de Treasuries et l’offre de dollar sur les marchés FX swaps et à exiger des primes de risque plus élevées.
La dégradation des capacités d’absorption des Treasuries par les primary dealers aurait ainsi contribué à écorner sur le plan national (swap spreads négatifs[48], même sur de très longues maturités) et sur le plan international (déviations majeures à la parité des taux d’intérêt couverte[49]) le « rendement d’opportunité »[50] (convenience yield) associé à la détention de l’actif réputé le plus sûr et le plus liquide.
Depuis de nombreux mois déjà, l’exposition totale des primary dealers aux Treasuries s’établit à un niveau élevé (graphique 23). Or, comme lors de QT1, l’aplatissement de la courbe des rendements pourrait s’accompagner d’un nouvel élargissement des inventaires des primary dealers (comblant le manque d’appétit des investisseurs pour les titres émis, graphique 22 et Encadré 3).
L’assouplissement de la contrainte de levier SLR[51]
La première adaptation réglementaire susceptible d’alléger les contraintes bilancielles des primary dealers consisterait à relâcher la norme de levier SLR (graphique 24; Liang et Parkinson, 2020 ; Favara, Infante et Rezende, 2022).
Craignant qu’elle n’entrave la capacité des banques à prêter et à animer le marché des Treasuries, alors que QE4 élargissait fortement les bilans bancaires, les régulateurs l’ont assoupli temporairement pendant la crise de la Covid-19 (Choulet, 2020b).
Du 1er avril 2020 au 31 mars 2021, les réserves des banques auprès de la Réserve fédérale et les titres du Trésor, mobilisés en garantie ou non, ont été déduits du dénominateur du ratio de levier des grandes holdings bancaires et de leurs institutions de dépôt. Évoquée par les régulateurs dès mars 2021, la question d’une révision pérenne de la norme n’a, pour l’heure, pas été tranchée.
Au regard de la taille du marché des Treasuries et de l’ampleur des réserves nécessaires au bon fonctionnement des marchés monétaires, un recalibrage de la norme semblerait pourtant opportun. En mars 2014, au moment de la finalisation de la norme SLR américaine, l’encours de la dette fédérale négociable était 2 fois inférieur à son niveau actuel. À cette date, la Fed anticipait en outre que le stock global de réserves serait ramené à USD 25 milliards seulement d’ici la fin 2021 (Quarles, 2021) ; or, son encours s’élevait à près de USD 3 000 milliards à la mi-décembre 2022 et se logeait pour une large part au bilan des plus grandes banques, celles assurant la liquidité des marchés monétaires et des marchés de Treasuries.
D’après Eisenbach et Phelan (2022), en l’absence de QE[52], un relâchement de la contrainte de levier permettrait de stabiliser le marché des Treasuries à la condition qu’il soit pérenne. À défaut, en cas de choc, des investisseurs, peu exposés au risque de liquidité mais craignant une baisse future du prix des titres, seraient incités à céder leurs avoirs.
D’après ces auteurs, en mars 2020, avant l’annonce du QE « sans limite » de la Fed, l’incertitude quant à la capacité des dealers à absorber les cessions nettes de titres des investisseurs en besoin de cash aurait poussé certaines institutions financières, sans contrainte de liquidité mordante, à vendre prématurément leurs portefeuilles, rendant de la sorte leurs anticipations auto-réalisatrices. Ces auteurs concluent que plus les contraintes bilancielles des dealers sont fortes, plus les marchés d’actifs réputés sûrs qu’ils animent, comme ceux des Treasuries, sont fragiles, sujets à des runs.
L'extension du champ de la compensation centralisée sur les marchés de Treasuries
La seconde solution consisterait à élargir le champ de la compensation centralisée des opérations réalisées par les primary dealers sur les marchés secondaires (cash et repo) des Treasuries.
Aux États-Unis, seule une chambre de compensation (CCP), la Fixed Income Clearing Corporation (FICC, filiale de la Depository Trust & Clearing Corporation), joue le rôle de contrepartie centrale sur les marchés de Treasuries[53]. Fonctionnant selon le principe de la novation, la FICC se substitue juridiquement au vendeur (ou emprunteur) ou à l’acheteur (ou prêteur) initial, devenant ainsi l’acheteur de chaque vendeur et le vendeur de chaque acheteur. Les termes de l’échange sont spécifiés de manière bilatérale au moment de la négociation. Néanmoins, la confirmation de la transaction et le processus de livraison-règlement sont délégués à la FICC qui garantit la bonne fin de la transaction[54].
L’intervention de la FICC permet, en outre, une compensation (netting) multilatérale des positions. Pour chaque type de sous-jacent donné, elle calcule le solde net des positions (soumises à compensation) de chacun de ses membres compensateurs[55] (ou « participants directs ») envers l’ensemble de leurs contreparties. La compensation centralisée permet aux membres non seulement de réduire leur exposition aux risques (de contrepartie et opérationnel) et les flux de trésorerie à réaliser au moment du règlement des opérations, mais également d’alléger leurs bilans et besoins en fonds propres[56]. Les participants bénéficient du service de compensation moyennant un ensemble de coûts (marges initiales et marges de variation, exigences opérationnelles et de liquidité de la FICC, frais de fonctionnement, contribution au fonds de défaut de la FICC et engagement à la financer en cas de stress). Pour l’heure, la FICC impose à ses membres compensateurs de soumettre à la compensation centralisée uniquement les transactions qu’ils réalisent entre eux.
Les primary dealers sont membres compensateurs de facto de la FICC. Depuis 2005, la FICC a par ailleurs mis en place le Sponsored service qui permet à certains membres compensateurs de jouer le rôle de Sponsoring members[57]. Ils peuvent ainsi parrainer l’adhésion « indirecte » de certaines de leurs contreparties[58] (fonds monétaires, hedge funds) à la FICC et soumettre à la compensation centralisée leurs opérations sur le marché repo.
Les Sponsoring members se portent garants des obligations de paiement et de performance des Sponsored members[59] (ou « participants indirects »). Le programme permet aux contreparties parrainées de bénéficier de taux avantageux et de la garantie de la FICC quant à la bonne exécution du contrat, même en cas de défaillance de leur sponsor. Le Sponsored service peine toutefois à gagner en ampleur : les critères pour adhérer au programme sont stricts, le programme est limité aux opérations overnight, le parrainage peut être coûteux et les haircuts imposés par la FICC (2% dans le cas des Treasuries) plus élevés que ceux pratiqués sur le marché bilatéral (Hempel, Kahn, Nguyen et Ross, 2022).
La majorité des opérations repo des primary dealers ne font pas, pour l’heure, l’objet d’une compensation centralisée (Infante, Petrasek, Saravay, Tian, 2022; Kahn et Olson, 2021). En moyenne, au cours de l’année 2022, 46% des mises en pension de Treasuries (repo) réalisées par les primary dealers et 60% de leurs prises en pension (reverse repo) ont été conclues de manière bilatérale, sans recours à la FICC.
25% de leurs emprunts repo et 34% de leurs prêts repo ont été compensés de manière centralisée auprès de la FICC, et respectivement 27% et 3% de ces opérations ont été réalisées sur le marché tri-party, sans compensation centralisée.
Enfin, 2% de leurs emprunts repo et 3% de leurs prêts repo ont été contractés sur le marché tri-party et compensés de manière centralisée auprès de la FICC (graphique 25).
Suite aux diverses recommandations faites en ce sens (Duffie, 2020 ; Liang et Parkinson, 2020 ; Group of Thirty, 2021 ; Inter Agency Working Group on Treasury Market Surveillance, 2021 et 2022), la SEC a proposé le 14 septembre 2022 une règle[60] qui imposerait à la FICC de prendre les dispositions nécessaires pour contraindre ses membres compensateurs (donc l’ensemble des primary dealers) à soumettre à la compensation centralisée l’intégralité de leurs opérations de mise et prise en pension de Treasuries et une très large part de leurs opérations d’achat et vente de Treasuries[61].
Cette réforme, très ambitieuse, serait de nature à accroître les capacités d’intermédiation des dealers en allégeant leurs bilans. Elle constituerait, d’après la SEC, une étape vers des plateformes de trading all-to-all, sur lesquelles acheteur (prêteur) et vendeur (emprunteur) se rencontrent sans intermédiaire[62]. Bien que la règle prévoie d’adapter les exigences de marge imposées aux membres compensateurs[63], elle risque en revanche d’accroître sensiblement les coûts supportés par leurs contreparties non affiliées à la FICC. Certains analystes ou lobbys ont déjà alerté sur le risque que cette règle dégrade la profondeur des marchés de Treasuries en désincitant certains intervenants à y participer.
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La possibilité que la Fed ne puisse mener à son terme QT2 en raison d’une sévère dégradation de la liquidité des marchés ne peut être écartée[64]. À ce titre, la prise en compte de l’incidence des contraintes réglementaires imposées aux établissements bancaires, principaux intermédiaires sur les marchés monétaires et les marchés de Treasuries, apparaît indispensable. Lors du programme QT1, les contraintes relatives à la gestion de la liquidité avaient contrarié les projets de réduction du bilan de la Fed. Or, les contraintes bilancielles actuelles pourraient à leur tour précipiter l’interruption de QT2.
Diverses dispositions de politique monétaire ou réglementaires, visant plus largement à prévenir les risques de liquidité et à renforcer la résilience du marché des Treasuries, pourraient alléger ces contraintes. Elles présentent, toutefois, certains écueils, susceptibles de limiter leur portée.
C’est le cas, d’abord, des deux facilités de prise en pension de titres mises en place par la Fed (la Standing Repo Facility et la FIMA repo). En offrant la possibilité de convertir, en cas de stress, des titres en liquidités, elles avaient vocation, implicitement, à inciter les banques de taille modeste et les banques centrales étrangères dépourvues d’accords de swap avec la Fed à gonfler leurs portefeuilles de Treasuries, réduisant mécaniquement la proportion de titres susceptibles de rester au bilan des primary dealers. En raison, notamment, de certaines de leurs modalités (l’absence de compensation des positions et le risque de stigmatisation dans le cas de la première, le coût élevé de la seconde), les demandes d’adhésion à ces deux dispositifs demeurent néanmoins rares.
C’est le cas, ensuite, des évolutions réglementaires envisagées. L’éventuel assouplissement de la contrainte de levier SLR offrirait aux grandes banques, impliquées dans la tenue de marché, l’opportunité de libérer des capacités bilantielles. En l’absence d’une révision complémentaire du mode de calcul de la surcharge de systémicité, et compte tenu des projections d’évolution de la dette fédérale américaine, nous nous interrogeons toutefois quant à la pertinence d’un tel allègement. L’extension ambitieuse du champ de la compensation centralisée des marchés de Treasuries constituerait un puissant levier de réduction des contraintes de bilan des primary dealers. Elle pourrait, toutefois, présenter le grave inconvénient de dégrader la liquidité du marché des Treasuries, en désincitant certains intervenants à y participer. Sa mise en œuvre complète nécessiterait, en outre, plusieurs années.