Eco Conjoncture

Etats-Unis : le programme QT2 de réduction du bilan de la Fed sera-t-il éphémère ?

22/01/2023
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La Réserve fédérale américaine a démarré, en juin 2022, un programme de réduction de la taille de son bilan (QT2). La réglementation bancaire pourrait toutefois venir contrarier ses ambitions. Déjà, le premier programme de resserrement quantitatif (QT1), lancé en octobre 2017 par la Fed, avait été interrompu prématurément en raison des exigences de liquidité imposées aux banques. Les contraintes bilancielles pourraient à leur tour précipiter l’arrêt de QT2. Le resserrement de la norme de levier a d’ores et déjà réduit la capacité des banques à intermédier les marchés secondaires des titres du Trésor américain alors que les besoins de financement de l’État fédéral ne cessent de croître.

Les records d’inflation enregistrés au cours de l’année 2022 ont convaincu le Comité de politique monétaire (FOMC) de la Réserve fédérale américaine (Fed) de la nécessité de durcir sa politique monétaire. De mars à décembre 2022, le FOMC a relevé de 425 points de base (pb) la fourchette du taux cible des fonds fédéraux. Ce durcissement monétaire est le plus agressif qu’aient connu les États-Unis depuis les années 1980. En complément, la Fed réduit, depuis le 1er juin 2022, la taille de son bilan en limitant le réinvestissement des tombées de dette sur son portefeuille de titres, un programme qualifié de resserrement quantitatif (quantitative tightening, QT) par opposition au programme d’achat de titres qualifié d’assouplissement quantitatif (quantitative easing, QE).

La Fed a déjà fait l’expérience d’un resserrement quantitatif, d’octobre 2017 à août 2019 (QT1). Les modalités de cette seconde édition (QT2) diffèrent toutefois à plusieurs égards. Elle est, d’abord, plus précoce. Le resserrement quantitatif QT1 n’avait été engagé que trois ans après l’arrêt de l’assouplissement quantitatif QE3 et deux ans après les premières hausses de taux, tandis que QT2 a été lancé moins de trois mois seulement après l’interruption de QE4 et le début du resserrement monétaire.

Cette seconde édition est, ensuite, plus ambitieuse, à l’image du QE qui l’a précédée. Au début de QT1, en octobre 2017, la réduction du bilan de la Fed était limitée à USD 10 milliards par mois, un plafond relevé progressivement tous les trois mois jusqu’à atteindre USD 50 milliards en octobre 2018. Au cours des trois premiers mois de QT2, le programme limitait à 47,5 milliards le dégonflement du bilan de la Fed. Depuis début septembre, le plafond a été relevé à 95 milliards[1].

Ce relèvement fait écho à la valeur exceptionnellement élevée du portefeuille de titres de la Fed. En effet, face à la sévérité du choc de la pandémie de Covid-19, la Fed a pris, le 23 mars 2020, l’engagement d’acheter autant de titres que nécessaire pour stabiliser les conditions financières, alors que le Trésor procédait à des émissions record de titres afin de financer ses plans de soutien à l’économie.

Cela a conduit à un élargissement inédit de la taille du bilan[2] de la Fed (graphique 1) et des réserves des banques auprès de la banque centrale (graphique 2). Alors qu’à la veille de QT1, les actifs totaux de la Fed s’établissaient à 23% du PIB, ils en représentaient, à la veille de QT2, 37%. D’après les projections de tombées de dette des prochains mois (Logan, 2022), la réduction du bilan de la Fed pourrait atteindre, toutes choses égales par ailleurs, USD 398 milliards en 2022[3], puis 1 030 milliards en 2023[4]. Trois à quatre années de resserrement quantitatif seraient nécessaires pour ramener la valeur du portefeuille de titres de la Fed à hauteur de 20% du PIB (Ennis et Kirk, 2022 ; FRBNY, 2022)[5].

Bilan de la Réserve fédérale américaine
Réserves des institutions de dépôts auprès de la Fed

Cette nouvelle édition de QT s’inscrit, de surcroît, dans un contexte économique et financier moins favorable, marqué par de très fortes incertitudes. Au cours de l’année 2022, les instituts monétaires ont augmenté les taux d'intérêt directeurs avec un degré de synchronisation inédit depuis cinquante ans.

Ce resserrement monétaire généralisé, bien que nécessaire, nourrit les craintes d’une récession mondiale et menace la stabilité financière. La dégradation au cours des derniers mois de la liquidité du marché des Treasuries (Adalsaro, Hördahl, Zhu, 2022; Fleming et Nelson, 2022; Liang, 2022), dont la Fed se retire progressivement, attire particulièrement l’attention.

Enfin, cette seconde expérience de resserrement quantitatif s’engage alors que la capacité d’absorption des Treasuries par les investisseurs (autres que la Fed) semble limitée au regard de l’ampleur de la dette fédérale à financer[6]. L’agence chargée de projeter le budget fédéral, le Congressional Budget Office, a estimé que le poids de la dette publique, nette des avoirs de la Fed en proportion du PIB, pourrait, en l’espace de trois ans seulement, s’alourdir de 10 pb, et atteindre 86% du PIB en 2025 (contre 75% en 2022 et 64% en 2017, à la veille de QT1). Or, les acheteurs pourraient manquer à l’appel tandis que les contraintes bilancielles, auxquelles sont soumises les banques, interrogent sur les conditions d’intermédiation des marchés de Treasuries.

Nous analysons ici l’incidence de QT2 sur les bilans de la Fed et des banques américaines[7]. À l’instar de la précédente expérience de resserrement quantitatif, le dégonflement du portefeuille de titres de la Fed s’accompagne mécaniquement d’une destruction d’une partie des liquidités créées à l’occasion du dernier programme d’assouplissement quantitatif (QE4). À terme, l’ampleur des effets sur les bilans bancaires va notamment dépendre de la nature des détenteurs finaux des titres nouvellement émis et du type de ressources mobilisées pour financer ces achats.

Le cadre micro-prudentiel introduit au lendemain de la grande crise financière de 2008, dit « de Bâle 3 », pourrait toutefois contrarier les ambitions de la Fed. Le premier risque est celui d’un assèchement de la liquidité sur les marchés monétaires. La réduction du bilan de la Fed a pour corollaire une destruction des réserves des institutions de dépôts en banque centrale. Or, une éventuelle pénurie de monnaie centrale au regard des exigences de liquidité imposées aux banques dégraderait leur capacité à prêter sur les marchés monétaires, un développement qui avait contraint la Fed à interrompre prématurément QT1 en 2019.

Le second risque est celui d’un assèchement de la liquidité sur les marchés de Treasuries. Pour diverses raisons, la demande de Treasuries s’amenuise alors que les besoins de financement de l’État fédéral ne cessent de croître.

Or, le resserrement de la contrainte de levier a réduit la capacité des banques à absorber l’excès de titres émis et à faciliter la circulation du collatéral sur les marchés secondaires. En raison de leurs contraintes bilantielles, les banques pourraient plus difficilement jouer leur rôle pour assurer le bon fonctionnement des marchés de Treasuries. Plusieurs dispositifs sont mis en place, ou envisagés, par les autorités monétaires (prises en pension de titres) et réglementaires (allègement de la contrainte de levier, extension du champ de la compensation centralisée sur les marchés de Treasuries) afin d’atténuer ces risques.

Un quantitative tightening « sans accroc »

Nous présentons dans un premier temps les effets théoriques d’un resserrement quantitatif sur les bilans de la banque centrale et des banques commerciales. Dans ce cas de figure, d’autres investisseurs se substituent à la Fed pour absorber le papier émis par le Trésor américain. Aucune tension sur la liquidité des marchés monétaires ou des Treasuries n’enraye le processus. Nous le qualifions de QT « sans accroc ».

D’après la typologie des « acheteurs » et « vendeurs »[8] nets de Treasuries, au cours de la précédente phase de durcissement quantitatif (graphiques 3 à 8), trois types d’agents pourraient se porter acquéreurs des nouveaux titres émis : les banques commerciales, certains agents non bancaires résidents (ménages[9], hedge funds, fonds de pension, fonds d’investissement ou fonds monétaires) et les non-résidents. L’intérêt des investisseurs pour les Treasuries dépendra notamment des rendements relatifs offerts (nets des frais de couverture du risque de change dans le cas des non-résidents), de la maturité des titres émis (les fonds monétaires, par exemple, investissent plus largement en titres courts tandis que les investisseurs non-résidents ont une préférence pour les titres longs) ou encore du besoin éventuel de collatéraux liquides de bonne qualité.

Afin d’alléger notre exposé, nous discutons des effets du QT à l’aide de bilans simplifiés. Quelle que soit la nature des investisseurs, les premiers effets bilanciels du QT sont identiques.

En début de journée, le Trésor émet des titres de dette (étape 1 du schéma 1). La souscription des titres nouvellement émis par les spécialistes en valeurs du Trésor américain (primary dealers)[10] se traduit par une réduction de leurs avoirs auprès de Bank of New York Mellon (BONY, laquelle joue le rôle de clearing bank auprès des primary dealers). En règlement de l’achat effectué par les primary dealers, BONY transfère du cash de son compte auprès de la Fed vers celui du Trésor (Treasury General Account, TGA). À l’issue de cette première étape, les réserves des banques auprès de la Fed (plus spécifiquement celles de BONY) sont réduites, les avoirs auprès de la Fed et la dette du Trésor, élargis.

Dans un deuxième temps, le Trésor puise dans ses avoirs pour rembourser les titres arrivant à échéance[11] (étape 2 du schéma 1). Nous supposons ici que l’émission réalisée plus tôt atteint le même montant que celui de la tombée de dette (la dette du Trésor demeure donc inchangée). Nous posons également l’hypothèse que la Fed ne réinvestit pas cette tombée de dette (la réduction de la taille de bilan de la Fed correspond donc au montant de la tombée de dette). À l’issue de cette deuxième étape, la valeur du portefeuille de Treasuries de la Fed baisse.

Variation de la détention de Treasuries* entre septembre 2008 et décembre 2014 (QE1, QE2, QE3)
Achats (+) et cessions (-) nets cumulés de Treasuries* de sept.2008 à déc.2014 (QE1, QE2, QE3)
Variation de la détention de Treasuries* entre sept. 2017 et sept. 2019 (QT1)
Achats (+) et cessions (-) nets cumulés de Treasuries* de sept. 2017 à sept. 2019 (QT1)
Achats (+) et cessions (-) nets cumulés de Treasuries* de sept. 2019 à mars 2022 (QE4)
Variation de la détention de Treasuries* entre sept. 2019 et mars 2022 (QE4)

Dans un troisième temps, les primary dealers placent les titres nouvellement émis par le Trésor auprès d’un investisseur, une banque ou l’un de ses clients (étape 3 du schéma 1). Le placement des titres s’accompagne d’un transfert de cash du compte de la banque acquéreuse (ou de la banque du client acquéreur) auprès de la Fed vers celui de BONY. In fine, les réserves de BONY auprès de la Fed, de même que les avoirs des primary dealers auprès de BONY sont reconstitués.

Évolution du passif du bilan de la Réserve fédérale américaine

Comme nous le verrons plus loin, selon la nature des ressources mobilisées par les acquéreurs finaux des titres nouvellement émis, la réduction du bilan de la Fed se traduit, in fine, au passif du bilan de la Fed soit par une destruction de réserves en banque centrale, soit par une baisse des encours de mises en pension de titres de la Fed[12], soit par une combinaison des deux (graphique 9).

Incidence sur les bilans du non-réinvestissement des Treasuries
Une banque commerciale souscrit pour son compte à la nouvelle émission du Trésor
Incidence sur les bilans du non-réinvestissement des Treasuries
Un agent non bancaire souscrit à la nouvelle émission du Trésor en puisant dans ses dépôts
Incidence sur les bilans du non-réinvestissement des Treasuries
Un fonds monétaire souscrit à la nouvelle émission du Trésor et réduit ses prises en pension de titres

Cas d’une souscription des titres par une banque

Lorsqu’une banque commerciale souscrit pour son propre compte à l’émission du Trésor, s’opère alors une simple modification de ses avoirs (titres contre réserves), sans effet sur la taille de son bilan (étape 3 du schéma 1). Le bilan de la Fed se contracte par le biais d’une réduction concomitante de son portefeuille de titres (à l’actif) et des réserves des banques (au passif). En pratique, il semble néanmoins peu probable que les banques élargissent encore leurs portefeuilles de Treasuries.

Le gonflement passé de leur exposition et l’incertitude quant à la vitesse de drainage des réserves, considérés comme les actifs les plus liquides au sens réglementaire (cf. infra), constituent de premiers freins. En outre, les moins-values latentes comptabilisées sur les portefeuilles obligataires des banques, consécutives à la hausse des taux longs, dégradent les ratios de fonds propres de base CET1 et désincitent les achats (40% des portefeuilles de Treasuries des G-SIB américaines étaient comptabilisés à leur valeur de marché en catégorie « Titres disponibles à la vente » au T3 2022).

Cas d’une souscription des titres par un agent non monétaire résident

Lorsqu’un investisseur non monétaire résident (ménage, hedge fund, fonds de pension, fonds d’investissement) souscrit à une émission de titres en puisant dans ses dépôts, la banque commerciale procède également à un transfert de son compte courant auprès de la Fed vers celui de BONY et débite du même montant le compte de dépôts de son client[13] (schéma 2). L’arrêt du réinvestissement intégral des tombées de dette se traduit, dans ce cas, par une destruction de réserves auprès de la Fed mais aussi par un dégonflement de la taille de bilan de la banque commerciale et une destruction de monnaie secondaire (baisse des dépôts clientèle)[14].

Ainsi, tandis que les achats d’actifs par une banque centrale auprès d’agents non monétaires (QE) donnent lieu à une « monétisation » de titres de dette à long terme, et donc à une création de monnaie secondaire (dépôts de la clientèle), le QT entraîne une « démonétisation » des titres[15] et une destruction monétaire dès lors que d’autres agents non monétaires se substituent à la banque centrale et se portent acquéreurs des titres nouvellement émis. Dans ce cas de figure, le QT détruit une partie des dépôts créés par le QE (Choulet, 2021a ; Encadré 1).

Cas d’une souscription des titres par un fonds monétaire

L'incidence de QT2 sur la masse monétaire

En fonction des ressources dont il dispose, un fonds monétaire arbitre principalement entre la détention de titres courts du Trésor (T-bills) et l’octroi de prêts garantis par des titres (prises en pension de titres ou reverse repo) à d’autres institutions financières, telles que les banques, les broker-dealers, les hedge funds ou la Fed (dans le cadre de la facilité ON RRP, Overnight Reverse Repo Facility)[16].

Comme nous le verrons, depuis mars 2021, la hiérarchie des rendements a conduit les fonds monétaires (MMF) à élargir très largement leur participation aux mises en pension de la Fed au détriment des T-bills et des prêts repo (reverse repo) à des contreparties privées.

À supposer que les rendements offerts par les titres du Trésor excèdent la rémunération de la facilité ON RRP, les MMF pourraient choisir de réallouer une partie du cash déposé auprès de la Fed vers les T-bills. La Fed comptabiliserait dans ce cas une réduction de ses emprunts repo (au passif, schéma 3). En contrepartie, elle créditerait le compte courant de la banque intermédiaire (custodian bank), laquelle créditerait à son tour le compte de dépôt du fonds monétaire[17]. Les avoirs de la banque (réserves) et du fonds monétaire (dépôts) s’élargiraient temporairement. Le placement des titres auprès du fonds monétaire se traduirait par une baisse des dépôts du fonds et par un transfert du compte de la banque intermédiaire vers le compte de BONY auprès de la Fed. In fine, la taille et la composition du bilan de la banque intermédiaire demeureraient inchangés. La réduction du bilan de la Fed passerait dans ce cas exclusivement par une réduction de ses emprunts repo auprès des fonds monétaires.

Cas d’une souscription des titres par des investisseurs non-résidents

Les investisseurs non-résidents en titres du Trésor comprennent principalement des banques centrales et des institutions financières du type hedge funds, sociétés d’assurance, fonds de pension ou fonds d’investissement. À ressources données, les agents non-résidents peuvent de la même manière que les agents résidents accroître leur exposition aux Treasuries en puisant dans leurs dépôts, en renonçant à d’autres investissements ou, dans le cas spécifique des banques centrales étrangères, en réduisant leurs « dépôts » de cash auprès de la Fed (dans le cadre de la facilité FIMA Reverse Repo Pool, FRRP). Les effets seraient identiques à ceux exposés dans le schéma 2, dans les deux premiers cas, et à ceux présentés dans le schéma 3, dans le troisième cas.

L’incidence du QT va notamment dépendre du profil des émissions nettes de titres de dette du Trésor par maturité, des écarts de rendements entre les titres et les mises en pension de la Fed auprès des fonds monétaires et banques centrales étrangères, ou encore des taux de rémunération servis aux ménages sur les parts de fonds monétaires et les dépôts bancaires.

Un QT « avec accroc » : le risque d’une pénurie de monnaie centrale

Comme évoqué précédemment, la réduction du bilan de la Fed va mécaniquement détruire une partie des réserves créées à l’occasion du programme d’assouplissement quantitatif. Or, pour cette raison, la première expérience de resserrement quantitatif de la Fed (QT1), engagée en octobre 2017, avait dû être interrompue au bout de 22 mois seulement, bien en amont des projets de la Fed[18]. Elle avait épuisé le volant de réserves « excédentaires » détenu par les banques au-delà de leurs besoins en actifs liquides[19], les empêchant de répondre aux demandes de cash sur les marchés monétaires. En septembre 2019, ces derniers s’étaient grippés : les taux d’emprunt de cash au jour le jour sur les marchés de mise en pension avaient atteint des niveaux record, tandis que le taux effectif des fonds fédéraux sortait, pour la première fois, de la fourchette cible du FOMC. Afin d’atténuer les tensions, la Fed avait injecté des liquidités en urgence par le biais de prises en pension et réactivé son programme d’achats fermes de titres (Choulet, 2019 ; Afonso, Cipriani, Copeland, Kovner, La Spada, Martin, 2021 ; Copeland, Duffie et Yang, 2021).

Une position de liquidité confortable a priori

Les besoins en monnaie centrale des banques sont dictés par diverses contraintes. Les réserves sont d’abord le moyen de règlement sur le marché interbancaire. Depuis l’instauration de la norme de liquidité à court terme (Liquidity Coverage Ratio, LCR), en 2015, les banques doivent, de plus, détenir des réserves (ou plus généralement des actifs liquides de haute qualité, HQLA) pour couvrir les sorties nettes de trésorerie à 30 jours qu’occasionnerait une grave crise de liquidité (selon des taux de fuite ou de non-renouvellement théoriques, fixés par le régulateur). Les besoins réglementaires en monnaie centrale des très grandes banques américaines sont d’autant plus importants que le régulateur leur impose, d’une part, depuis 2013, dans le cadre des plans de résolution, de couvrir leurs sorties nettes de trésorerie théoriques sur une base, non pas quotidienne, mais intra-journalière et les soumet, d’autre part, depuis 2014, à des stress tests de liquidité sur des horizons variés (overnight, 30 jours, 90 jours, 1 an). Or, seule la détention de larges avoirs en banque centrale peut satisfaire les attentes du régulateur. La gestion interne du risque de liquidité, les décalages entre les encaissements et décaissements des grands dealers et le manque de profondeur des marchés monétaires en fin de journée affectent également la demande de réserves (Copeland, Duffie et Yang, 2021 ; Afonso, Duffie, Rigon et Shin, 2022).

Compte tenu du large réservoir de liquidités dont disposent les banques, de l’ambition de la Fed de maintenir une offre de réserves « ample » et des facilités mises en place par la banque centrale américaine afin de prévenir toute insuffisance de réserves, le risque de pénurie semble, pour l’heure, limité.

Un large réservoir de liquidités

Volume quotidien de la mise en pension de titres de la Fed (reverse repo) auprès des banques, GSE et fonds

Le stock actuel de réserves auprès de la Fed (environ USD 3 000 milliards à la mi-décembre 2022 contre USD 1 380 milliards au moment de la crise des marchés repo en septembre 2019) constitue, de fait, un large réservoir de liquidités susceptible d’amortir le choc du resserrement quantitatif.

L’ampleur des mises en pension de titres de la Fed (dispositif ON RRP) atteste d’ailleurs de l’abondance de cash disponible : les fonds monétaires déposent chaque jour, depuis la mi-juin 2022, près de USD 2 200 milliards auprès de la Fed (45% de leurs avoirs totaux) à défaut de trouver des placements plus rémunérateurs sur le marché[20] (graphique 11).

Substitution au bilan des fonds monétaires

La montée en puissance de ce dispositif a, en effet et conformément à l’objectif de la Fed[21], largement procédé d’une réallocation des avoirs des MMF (au détriment des portefeuilles de titres et des prêts repo aux contreparties privées) plutôt que d’un élargissement de leurs ressources[22] (graphique 12). Depuis le relèvement des taux directeurs au 3 novembre 2022, l’attractivité du rendement de la facilité ON RRP s’est légèrement modérée[23], de même que les « dépôts » de cash des MMF auprès de la Fed. Or, un rééquilibrage de leurs portefeuilles amortirait l’effet du QT sur les réserves des banques auprès de la Fed, retardant de fait le risque d’une insuffisance de monnaie centrale[24].

Les MMF pourraient notamment regonfler leurs portefeuilles de titres de dette d’agences. Le ralentissement de la croissance des dépôts de la clientèle (Encadré 1) incite en effet, depuis quelques mois, les banques à solliciter des financements auprès des Federal Home Loan Banks (FHLB), lesquelles émettent davantage de titres de dette. Le Trésor ayant annoncé la reprise des émissions nettes de T-bills, les MMF pourraient également réallouer leurs avoirs vers les titres du Trésor (schéma 3). Enfin, les primary dealers pourraient solliciter de nouveaux financements auprès des MMF afin de prêter sur les marchés FX swap ou sur les marchés repo ou, à défaut d’un appétit suffisant des investisseurs pour les titres longs émis, afin de financer l’élargissement de leurs positions longues (acheteuses). D’autres sociétés financières, comme les hedge funds, pourraient également financer leurs achats de Treasuries en empruntant auprès des fonds monétaires ou des dealers, même si la volatilité actuelle des cours freine leur appétit (encadré 2).

Un surcroît de demande de financements tirerait les taux repo à la hausse et réduirait l’attractivité relative de la facilité ON RRP pour les fonds monétaires. De la même manière que la Fed a drainé l’excès de liquidités créé à l’occasion du QE (et évité une pression à la baisse sur les taux monétaires), elle pourrait, en abaissant le plafond autorisé des opérations ou en réduisant la rémunération du dispositif ON RRP, réalimenter les marchés repo en liquidités.

En posant l’hypothèse extrême d’un épuisement complet des « dépôts » de cash des MMF auprès de la Fed, le volant théorique de monnaie centrale susceptible d’amortir l’effet de la réduction du bilan de la Fed s’élèverait à USD 5 360 milliards (somme des avoirs des banques et des MMF auprès de la Fed au 14 décembre 2022) contre USD 1 380 milliards trois ans plus tôt.

Les effets d'une réallocation du cash déposé auprès de la Fed par les MMF vers les marchés repo privés

Incidence sur les bilans du non-réinvestissement des Treasuries
Un hedge fund souscrit à la nouvelle émission du Trésor en empruntant auprès d'un fonds monétaire

Le maintien d’un régime de réserves « amples », nouvelle ambition de politique monétaire

Échaudée par la crise des marchés repo qu’elle n’avait pas anticipée lors de QT1 (Pozsar, 2018 ; Choulet, 2018), la Fed entend mieux piloter la réduction de la taille de son bilan[25] . Cela suppose la destruction d’une partie des réserves créées pendant QE4, tout en maintenant une offre de réserves suffisamment « ample », c’est-à-dire suffisamment importante pour écarter tout risque de stress qui lui imposerait d’injecter en urgence de la liquidité centrale.

Il demeure toutefois difficile, même pour les régulateurs bancaires, d’estimer le montant optimal de réserves (ni insuffisant, ni abondant) nécessaire au bon fonctionnement des marchés monétaires. La Réserve fédérale de New York surveille notamment deux indicateurs susceptibles d’évaluer le caractère plus ou moins abondant des réserves. D’après ces deux indicateurs, les encours actuels de réserves auprès de la Fed pourraient, pour l’heure, être qualifiés d’ « amples ».

Dans son dernier rapport sur les opérations de politique monétaire publié en mai 2022 (FRBNY, 2022), la Réserve fédérale de New York (FRBNY) caractérise un régime de réserves « amples » comme une situation où le ratio réserves/PIB excéderait celui observé en décembre 2019 (8%). Avec USD 2 960 milliards de réserves en moyenne au cours de la dernière semaine de septembre 2022 et un ratio réserves/PIB s’établissant à 12%, la Fed disposerait, selon ce curseur, de marges de manœuvre pour réduire la taille de son bilan (à cette date, le stock de réserves excédait de 960 milliards le seuil délimitant la frontière entre suffisance et insuffisance de réserves).

En posant diverses hypothèses conservatrices quant à l’évolution probable des autres postes de passif du bilan de la Fed, et en s’appuyant sur la médiane des hypothèses macroéconomiques des primary dealers, la FRBNY estimait qu’afin d’éviter une pénurie de réserves, la réduction du bilan de la Fed devrait être interrompue à la mi-2025[26]. À cette date, le bilan de la Fed avoisinerait USD 5 900 milliards (22% du PIB) et les réserves, 2 300 milliards (9% du PIB). Au terme d’une année au cours de laquelle la taille de bilan de la Fed serait maintenue inchangée, le programme d’achats d’actifs serait réactivé afin de préserver le stock de réserves à hauteur de 8% du PIB. Sous l’hypothèse que la valeur du portefeuille de titres de la Fed et celle des réserves croissent au même rythme que le PIB, en 2030, au terme de l’horizon de prévision, le bilan de la Fed atteindrait USD 7 200 milliards et les réserves 2 700 milliards (soit 1 430 milliards et 470 milliards de moins respectivement qu’au 14 décembre 2022).

À l’appui de simulations de la fonction de demande de réserves, Afonso, Giannone, La Spada et Williams (2022) ont estimé, sur la base de données couvrant la période du 1er janvier 2009 au 29 mars 2021, que les nouvelles contraintes de liquidité mises en place progressivement au lendemain de la grande crise financière et les nouveaux outils de contrôle des taux courts du marché monétaire[27] ont déplacé la frontière entre réserves abondantes et réserves rares.

Ainsi, si entre 2010 et 2014, un ratio réserves/actifs bancaires supérieur à 8% suffisait à définir une situation de réserves « amples », entre 2015 et 2020, ce même seuil s’établissait à 11%. À 13% au 30 novembre 2022, le ratio réserves/actifs bancaires semblait donc encore confortable (même si le surcroît de réserves ne s’élevait alors qu’à USD 530 milliards). Les évolutions intervenues au-delà de l’horizon de prévision de leur étude (second relèvement du plafond des opérations ON RRP en septembre 2021, écart entre le taux ON RRP et le taux SOFR nul, voire légèrement positif, depuis juin 2021) ont toutefois pu, de nouveau, déplacer la frontière vers le haut[28].

Un dispositif d’injection de réserves en cas de tension

Avec la création de la facilité permanente de prises en pension de titres (Standing Repo Facility, SRF), la Fed s’est, de plus, dotée d’un nouvel outil de détection et de traitement préventif de possibles pénuries de monnaie centrale (Choulet, 2021b). Le dispositif fonctionne en miroir de la facilité ON RRP[29]. Toutes choses égales par ailleurs, il accroît les réserves en banque centrale et élargit les bilans bancaires (et celui de la Fed). Il permet aux établissements bancaires exprimant un besoin en liquidité centrale de « monétiser » temporairement des titres et vise à écarter le risque d’un accident comparable à celui de septembre 2019.

Difficile évaluation des besoins en monnaie centrale

La prudence reste toutefois de mise. La dernière expérience de QE n’a pas amélioré les ratios de liquidité LCR. Or, QT2 pourrait, comme QT1, les dégrader. En outre, QE4 a modifié la structure du bilan des banques de sorte que les seuils franchis lors de la crise des repo de septembre 2019 (encours de réserves, ratios réserves/PIB et réserves/actifs bancaires) ont pu perdre en pertinence. Enfin, la facilité SRF présente quelques écueils susceptibles d’obérer son efficacité en cas de tension.

QT2 pourrait dégrader les ratios de liquidité LCR

Ratio LCR moyen des 8 G-SIB américaines

La confidentialité de certaines informations, comme la gestion du risque de liquidité dans les plans de résolution remis au superviseur ou les résultats des stress tests de liquidité, n’autorise pas une analyse fine des besoins en monnaie centrale.

Au regard de l’exigence bâloise de liquidité à court terme (Liquidity Coverage Ratio, LCR) - moins décisive mais la seule observable - la position de liquidité (immédiatement disponible) des huit plus grandes banques américaines (JP Morgan, Bank of America, Citigroup, Wells Fargo, Goldman Sachs, Morgan Stanley, BONY et State Street) s’est améliorée au troisième trimestre 2022.

Les sorties nettes théoriques de trésorerie (dénominateur des ratios) se sont plus fortement contractées que la valeur des portefeuilles d’actifs liquides[30] (numérateur des ratios). Ainsi, le ratio LCR moyen des 8 G-SIB a progressé sur le trimestre. À 119,2% au 3e trimestre 2022 (contre 116,3% au 2e trimestre 2022), il était supérieur aux exigences prudentielles (100%) et à la recommandation de la Fed (115%). Il n’excédait toutefois que de 100 pb celui qui prévalait au moment de la crise des marché repo (T3 2019). Or, si QE4 n’a pas amélioré les ratios LCR des grandes banques américaines[31], QT1 s’était accompagné d’une dégradation progressive des ratios (graphique 13).

Une exposition accrue aux risques de liquidité ?

À rebours de la position de la plupart des économistes (Copeland, Duffie et Yang (2021), Afonso, Cipriani, Copeland, Kovner, La Spada et Martin (2021)), lesquels plaident en faveur du maintien d’un niveau suffisamment abondant de réserves, Acharya, Chauhan, Rajan et Steffen (2022) estiment, au contraire, que les injections répétées de monnaie centrale créent de l’aléa moral et auto-entretiennent un risque de tension sur la liquidité des marchés monétaires.

Ils défendent la thèse selon laquelle, lors des diverses expériences de QE, les banques, confiantes quant à la disponibilité d’un volant de liquidités centrales abondant, ont accru le service de liquidité qu’elles fournissaient à leurs clients (en élargissant, à leur passif, les comptes à vue de la clientèle et, hors bilan, les lignes de crédit autorisées en faveur des entreprises). Or, la réduction des avoirs des banques auprès de la Fed, occasionnée par QT1, ne s’est pas accompagnée d’une réduction équivalente des passifs exigibles des banques, ce qui aurait, selon eux, précipité le stress observé sur les marchés repo en septembre 2019, puis sur le marché des Treasuries en mars 2020.

La liquidité « disponible » en cas de tension serait bien moins volumineuse que ne le suggère le stock de réserves en banque centrale des banques, celles-ci ayant volontairement accru, selon ces auteurs, leurs engagements à fournir du cash à leurs clients. Ils en concluent qu’à défaut d’une réduction franche des passifs exigibles, QT2 risque d’exposer le système financier à un nouvel épisode de tension, de nature à contraindre la Fed à injecter de nouvelles liquidités centrales et à renforcer la dépendance des banques à l’égard de la Fed.

Certes, l’activité bancaire, dans ses fonctions les plus traditionnelles (octroi de crédits et collecte de dépôts), expose les banques à des risques de transformation des maturités et de liquidité notamment. L’introduction des nouvelles exigences réglementaires de liquidité au lendemain de la grande crise financière de 2008 visait d’ailleurs à réduire ces risques et à renforcer la capacité des banques à absorber les chocs. À cet égard, si, comme les auteurs le soulignent, la réglementation a accru les besoins en actifs liquides (en particulier en réserves auprès de la banque centrale), elle a également incité les banques à s’appuyer davantage sur les dépôts, en particulier de la clientèle retail, réputés à juste titre plus stables que les financements de marché.

Evolution de l'actif des bilans bancaires

En outre, le poids élevé des dépôts au passif des bilans bancaires est, en pratique, très largement lié aux mesures de politique monétaire.

Lors des divers QE, les achats de titres de la Fed ont mécaniquement accru la masse des dépôts dans l’économie (monnaie nouvellement créée), tandis que la baisse des taux réduisait le coût d’opportunité associé à la détention d’une épargne liquide non, ou peu, rémunérée (comme les dépôts à vue). En 2020 et 2021, les plans de soutien aux entreprises (prêts garantis PPP) et aux ménages (stimulus checks) américains, financés à l’aide des avoirs du Trésor auprès de la Fed et d’un creusement des déficits (en partie « absorbé » par la Fed dans le cadre du QE), ont également soutenu la croissance des dépôts.

Certes, les phases de durcissement monétaire devraient être de nature à inciter la clientèle à arbitrer en faveur de placements plus longs et plus rémunérateurs, tandis que le durcissement quantitatif devrait détruire mécaniquement une partie de la monnaie créée lors du QE. Lors de QT1, le contexte économique fut toutefois propice à une reprise de l’offre de crédits (canal traditionnel de création monétaire) de sorte que le poids des dépôts dans les bilans bancaires ne s’est que modérément replié. Actuellement, les dépôts de la clientèle représentent plus de 65% des passifs bancaires aux États-Unis, un avantage à l’heure où le coût des ressources de marché s’accroît.

Evolution du passif des bilans bancaires

Cette étude d’Acharya, Chauhan, Rajan et Steffen (2022) a toutefois le mérite de souligner le fait que la déformation des bilans bancaires (graphique 14 et 15), provoquée par les expériences successives de QE, a probablement fait évoluer les besoins en monnaie centrale des banques. L’adaptation des bilans bancaires à la réduction prévisible des réserves et des dépôts clientèle est d’ailleurs perceptible depuis quelques mois. Le recours des banques à des emprunts garantis (advances) comme à des emprunts en blanc (fonds fédéraux) auprès des GSE a augmenté depuis le début de l’année 2022. Les comptes courants des FHLB auprès des banques ainsi que leur rémunération se sont également accrus.

Les limites de la SRF

L’adhésion des banques au dispositif de prises en pension de la Fed (SRF) demeure, pour l’heure, faible. À la mi-décembre 2022, la liste des contreparties SRF de la Fed comptait 17 institutions de dépôts, filiales de très grandes banques américaines ou succursales de grandes banques étrangères. Le dispositif souffre en effet de certaines limites (Choulet, 2021b). Un premier écueil est que l’emprunt souscrit auprès de la Fed ne peut être soumis à une compensation centralisée (cf. infra).

À l’approche des arrêtés comptables, les liquidités offertes par la Fed par le biais du dispositif SRF risquent ainsi d’être inaccessibles aux primary dealers ou institutions de dépôts les plus contraints par leurs exigences de levier.

Déjà, à fin 2019, les interventions de la Fed n’avaient pas, à elles seules, permis d’atténuer les tensions en cours. Au-delà des USD 256 milliards de liquidités « empruntés » auprès de la Fed, dans le cadre de ses opérations de prise en pension le 31 décembre 2019, les dealers avaient en partie refinancé leurs inventaires de titres par le biais d’emprunts repo auprès des MMF, compensés via la Fixed Income Clearing Corporation (FICC, filiale de la Depository Trust & Clearing Corporation) à hauteur de USD 276 milliards (cf. infra).

En mars 2020, face à la détérioration rapide des conditions financières, la Fed avait très largement augmenté le plafond de ses opérations de prise en pension. Pour autant, la demande des primary dealers était restée modeste au regard de l’offre de liquidités de la Fed et seule la promesse d’achats fermes « illimités » de titres, puis l’exclusion des réserves et des Treasuries du calcul du ratio de levier[32] (cf. infra) avaient permis de stabiliser les marchés et d’abaisser le rendement des Treasuries (Eisenbach et Phelan, 2022). Un deuxième écueil de la SRF réside dans le risque de stigmatisation associé à son usage.

Un QT « avec accroc » : le risque d’une dégradation des conditions d’intermédiation des marchés de Treasuries

Historiquement réputé comme le marché le plus sûr et le plus profond, le marché des Treasuries a connu des épisodes de tension sévères au cours de la dernière décennie[33]. La liquidité du marché ferme (où se négocient les titres) s’est dégradée depuis le début de l’année 2022. Sur fond de resserrement monétaire et de craintes de récession, l’appréciation du dollar et la grande volatilité des rendements freinent l’appétit des investisseurs, résidents ou non. Ce contexte complique la tâche de la Fed, engagée dans la réduction de son portefeuille. Compte tenu de l’ampleur de la dette à financer (USD 24 000 milliards de dette négociable), les contraintes prudentielles qui limitent les capacités d’intermédiation des primary dealers constituent un facteur aggravant (Duffie, 2020 ; FSB, 2022).

La moindre appétence des non-résidents

Répartition des Treasuries par secteur détenteur

En berne depuis quelques années déjà, l’intérêt des non-résidents pour les Treasuries pâtit de la forte augmentation du coût de la couverture contre le risque de change depuis début 2022. Sans doute faudra-t-il attendre que le « point d’atterrissage » des taux des fonds fédéraux soit atteint pour que les rendements nets des frais de couverture regagnent en attractivité aux yeux des non-résidents. Destinée à offrir un accès au dollar aux banques centrales étrangères dépourvues de lignes de swap avec la Fed, la facilité de prise en pensions de titres (FIMA repo) n’a que modestement incité les banques centrales y ayant adhéré à élargir leurs portefeuilles de Treasuries.

Achats nets de titres du Trésor

Les non-résidents, principaux créanciers de l’État fédéral américain

Les non-résidents sont les principaux détenteurs de titres du Trésor américain. Leurs avoirs (valorisés) s’élevaient à près de USD 7 300 milliards à la fin septembre 2022, l’équivalent de 31% de la dette fédérale américaine négociable (29% du stock total de Treasuries). À titre de comparaison, la Fed détenait 22% de l’encours négociable, les autres secteurs financiers résidents, 37% (dont les fonds de pension 14%, les banques 7%, les fonds de placement collectifs 7% et les fonds monétaires 5%, graphique 16).

Toutefois, depuis de nombreuses années déjà, l’attrait des non-résidents pour les Treasuries fléchit[34]. Si la valeur de leurs portefeuilles, principalement constitués de titres longs, a progressé au cours des 20 dernières années (soutenue par des effets de valorisation), le poids de leurs avoirs dans la dette fédérale américaine totale se tasse depuis la fin 2008 (ils détenaient alors 57% du stock de Treasuries négociables et 43% de l’encours total). Leurs achats nets de Treasuries se sont en effet contractés (en particulier entre 2015 et 2020), en volume comme en proportion des émissions nettes de titres du Trésor[35] (graphique 17).

Les investisseurs officiels non-résidents réduisent leur exposition

Détention de Treasuries par les non-résidents, USD mds

Le recul de la part des non-résidents parmi les investisseurs en Treasuries est exclusivement le fait du secteur officiel (banques centrales, États, fonds souverains, organisations internationales, banques de développement et organismes financiers publics). Après avoir progressivement augmenté au fil des années, la valeur de leurs portefeuilles est demeurée globalement stable depuis mars 2013 (USD 3 903 milliards à la fin juin 2022, dont 77% placés en conservation auprès de la Fed, graphique 18). Elle a toutefois nettement reculé en proportion du stock de Treasuries négociables (17% en juin 2022 contre 42% fin 2008, graphique 19). Soucieux de diversifier leurs réserves de change, les banques centrales et États étrangers se sont partiellement détournés des Treasuries, et plus généralement du dollar[36].

Le recul du poids des avoirs en Treasuries des investisseurs officiels non-résidents

La détention de Treasuries par le secteur privé non-résident (sociétés d’assurance, fonds de pension ou hedge funds) a, en revanche, progressé en valeur au cours des quinze dernières années (portée par les achats nets et les effets de valorisation à USD3528milliards à la fin juin 2022), tout en représentant une part relativement stable de l’encours total de Treasuries (15% contre 14% respectivement, graphique 19).

Ainsi, alors que le secteur officiel constituait la première contrepartie étrangère du Trésor américain en 2008 (74%), il n’abritait, en juin 2022, plus que 53% de la dette fédérale détenue à l’étranger (respectivement 26% et 47% pour le secteur privé non-résident)[37].

Or, les investisseurs privés ayant généralement un horizon d’investissement plus court que celui des investisseurs officiels, leur poids croissant pourrait conduire à une plus grande volatilité des taux d’intérêt.

La réduction de l’exposition des non-résidents au Trésor américain (en proportion du stock de Treasuries) est entièrement imputable aux pays asiatiques, Japon et Chine en tête. Le Japon (USD 1 120 milliards en septembre 2022) et la Chine (USD 933 milliards), tous types d’agents confondus (officiels ou non, financiers ou non), demeurent toutefois les deux principales économies créancières de l’État fédéral américain, loin devant le Royaume-Uni (663 milliards) et la Belgique (325 milliards)[38]. À la fin juin 2022, 49% des titres du Trésor détenus par l’étranger étaient logés en Asie, 34% en Europe (dont 18% dans la zone euro), 10% en Amérique du Nord et 5% en Amérique du Sud.

Comme la SRF, la FIMA repo ne semble avoir suscité ni une forte adhésion, ni une incitation à l’élargissement des expositions aux Treasuries

Afin d’assurer un accès à la liquidité en dollar à plus longue portée que les seules lignes de swap[39], la Fed a mis en place, le 31 mars 2020, une nouvelle facilité[40]. Introduite de manière temporaire d’abord, celle-ci a finalement été pérennisée, le 28 juillet 2021. Elle permet aux banques centrales étrangères et autorités monétaires internationales disposant d’un compte FIMA auprès de la Réserve fédérale de New York (FRBNY) de mettre en pension, au jour le jour, leurs portefeuilles de Treasuries auprès de la Fed.

Cet accès simplifié à la liquidité en dollar à l’intention des nombreux pays (notamment émergents), sans accords de swap bilatéraux avec la Fed, vise à écarter, en cas de stress, le risque de cessions à vil prix de leurs portefeuilles de Treasuries[41] ou de gonflement de leurs emprunts repo (mises en pension) auprès des dealers, notamment américains. Le dispositif vise ainsi à stabiliser le marché des Treasuries mais aussi le marché repo, en libérant de l’espace au bilan des dealers en faveur du financement des hedge funds ou gestionnaires d’actifs[42].

Les volumes d’opérations autorisés sont déterminés de manière bilatérale entre la Fed et la banque centrale du pays concerné ou, à défaut, plafonnés par le volume de Treasuries placés en conservation auprès de la FRBNY. Cette facilité vise ainsi, indirectement, à inciter les économies émergentes à élargir leurs portefeuilles afin de renforcer leur potentiel de tirage en cas de besoin.

La Fed ne communique pas la liste exhaustive des banques centrales ayant obtenu un accès à la facilité FIMA repo. Certaines banques centrales ont toutefois communiqué cette information : les banques centrales d’Indonésie (08/04/2020), de Colombie (20/04/2020), de Hong Kong (22/04/2020), du Chili (24/06/2020) et du Pérou (17/07/2020). Les banques centrales de Suède (20/12/2021) et de Corée du Sud (23/12/2021), lesquelles comptent parmi les neuf banques centrales ayant bénéficié en 2008 comme en 2020 de lignes de swap temporaires, ont également conclu des accords de mises en pension avec la Fed.

Evolution des portefeuilles de Treasuries des non-résidents

Nous avons agrégé la valeur des portefeuilles de Treasuries des pays abritant les cinq banques centrales bénéficiant de lignes de swap permanentes avec la Fed (ci-après désignés « pays LSP »), les neuf banques centrales bénéficiant d’accords de swap temporaires avec la Fed (« pays LST ») et les cinq banques centrales sans accords de swap avec la Fed mais disposant d’un accès à la facilité repo (« pays FIMA »)[43].

Il apparaît qu’à l’échelle agrégée, ces trois groupes de pays ont accru leurs avoirs au cours des dix dernières années (entre +25% et +70%, graphique 20) alors que la valeur des portefeuilles des pays dépourvus de tout arrangement avec la Fed a peu progressé (+3%).

Seuls certains pays ayant accès à la FIMA repo ont élargi leurs portefeuilles de Treasuries

En mars 2020, au moment du choc de la Covid-19, tous les groupes de pays ont réduit leur détention de Treasuries (l’effet valorisation a également pu jouer), de manière plus modérée toutefois dans le cas des pays LSP (Goldberg et Ravazzolo, 2022). Par la suite, malgré l’obtention d’un accès à la FIMA repo, la valeur des portefeuilles des « pays FIMA » a continué de se contracter. Ces agrégations masquent toutefois de grandes disparités[44].

Depuis la mise en place de la FIMA repo, les pays d’Amérique du Sud (Chili, Colombie, Pérou), pour lesquels aucune limite à leurs éventuelles mises en pension auprès de la Fed n’a, d’après les informations disponibles, été fixée, ont nettement élargi leurs portefeuilles (+24% entre décembre 2019 et septembre 2022, graphique 21), tandis que les pays d’Asie (Hong Kong, Indonésie), dont l’accès à la FIMA repo est capé (USD 10 et USD 60 milliards respectivement), les ont réduits (-30%).

Des primary dealers, en manque d’espace bilanciel

Du fait de la réduction du portefeuille de Treasuries de la Fed, le Trésor américain va faire beaucoup plus appel aux marchés pour se financer. Or, les accords de Bâle 3 ont réduit la capacité des primary dealers à animer les marchés (cash et repo) de Treasuries, qu’il s’agisse d’intermédier les opérations d’achats ou de ventes fermes de leurs contreparties sur les marchés cash secondaires, de porter à leur bilan les titres qui ne trouveraient pas preneurs (dans le cadre d’engagements de prise ferme ou de placement garanti), ou encore de faciliter la circulation du cash et du collatéral sur les marchés de mise en pension de titres. Deux adaptations réglementaires (le relâchement de la contrainte de levier SLR et la généralisation de la compensation centralisée des marchés de Treasuries) sont à l’étude. Elles constitueraient de puissants leviers d’allègement des besoins en fonds propres des banques et atténueraient le risque que la contrainte bilancielle n’exacerbe le stress susceptible de se matérialiser en cas de choc externe[45] (Chen, Liu, Rubio, Sarkar et Song, 2021).

Des capacités d’intermédiation de marché dégradées

Inventaire des primary dealers et spread de taux

L’activité de tenue de marché suppose l’inscription au bilan des teneurs de marché d’un large inventaire de titres et de nombreuses opérations de mise et prise en pension de titres. Or, Bâle 3 a nettement accru l’exigence en fonds propres liée à la taille des bilans bancaires (notamment au travers de la norme de levier SLR[46]). Il a ainsi accru le coût bilanciel associé à l’activité des primary dealers, alors même que les besoins de financement de l’État fédéral s’élargissaient. Cela a non seulement modifié leur positionnement mais également fortement affecté les rendements des marchés financiers sur lesquels opèrent les primary dealers (Duffie, 2020 ; Jermann, 2020 ; Du, Hébert et Li, 2022 ; Du, Hébert et Huber, 2022 ; Favara, Infante et Rezende, 2022 ; He, Nagel et Song, 2022). Ainsi, alors qu’ils privilégiaient jusqu’en 2008 l’emprunt de Treasuries (position nette courte), les primary dealers sont devenus, depuis lors, détenteurs fermes de Treasuries (position nette longue, graphique 22)[47].

Exposition globale des primary dealers aux Treasuries

Par ailleurs, le durcissement réglementaire a conduit les primary dealers à arbitrer plus explicitement entre l’animation des marchés de Treasuries et l’offre de dollar sur les marchés FX swaps et à exiger des primes de risque plus élevées.

La dégradation des capacités d’absorption des Treasuries par les primary dealers aurait ainsi contribué à écorner sur le plan national (swap spreads négatifs[48], même sur de très longues maturités) et sur le plan international (déviations majeures à la parité des taux d’intérêt couverte[49]) le « rendement d’opportunité »[50] (convenience yield) associé à la détention de l’actif réputé le plus sûr et le plus liquide.

Depuis de nombreux mois déjà, l’exposition totale des primary dealers aux Treasuries s’établit à un niveau élevé (graphique 23). Or, comme lors de QT1, l’aplatissement de la courbe des rendements pourrait s’accompagner d’un nouvel élargissement des inventaires des primary dealers (comblant le manque d’appétit des investisseurs pour les titres émis, graphique 22 et Encadré 3).

Les effets d'un gonflement des inventaires des primary dealers

L’assouplissement de la contrainte de levier SLR[51]

La première adaptation réglementaire susceptible d’alléger les contraintes bilancielles des primary dealers consisterait à relâcher la norme de levier SLR (graphique 24; Liang et Parkinson, 2020 ; Favara, Infante et Rezende, 2022).

Craignant qu’elle n’entrave la capacité des banques à prêter et à animer le marché des Treasuries, alors que QE4 élargissait fortement les bilans bancaires, les régulateurs l’ont assoupli temporairement pendant la crise de la Covid-19 (Choulet, 2020b).

Du 1er avril 2020 au 31 mars 2021, les réserves des banques auprès de la Réserve fédérale et les titres du Trésor, mobilisés en garantie ou non, ont été déduits du dénominateur du ratio de levier des grandes holdings bancaires et de leurs institutions de dépôt. Évoquée par les régulateurs dès mars 2021, la question d’une révision pérenne de la norme n’a, pour l’heure, pas été tranchée.

Au regard de la taille du marché des Treasuries et de l’ampleur des réserves nécessaires au bon fonctionnement des marchés monétaires, un recalibrage de la norme semblerait pourtant opportun. En mars 2014, au moment de la finalisation de la norme SLR américaine, l’encours de la dette fédérale négociable était 2 fois inférieur à son niveau actuel. À cette date, la Fed anticipait en outre que le stock global de réserves serait ramené à USD 25 milliards seulement d’ici la fin 2021 (Quarles, 2021) ; or, son encours s’élevait à près de USD 3 000 milliards à la mi-décembre 2022 et se logeait pour une large part au bilan des plus grandes banques, celles assurant la liquidité des marchés monétaires et des marchés de Treasuries.

La réactivation de l'assouplissement autorisé en 2020 améliorerait de 90 pb en moyenne les ratios de levier SLR

D’après Eisenbach et Phelan (2022), en l’absence de QE[52], un relâchement de la contrainte de levier permettrait de stabiliser le marché des Treasuries à la condition qu’il soit pérenne. À défaut, en cas de choc, des investisseurs, peu exposés au risque de liquidité mais craignant une baisse future du prix des titres, seraient incités à céder leurs avoirs.

D’après ces auteurs, en mars 2020, avant l’annonce du QE « sans limite » de la Fed, l’incertitude quant à la capacité des dealers à absorber les cessions nettes de titres des investisseurs en besoin de cash aurait poussé certaines institutions financières, sans contrainte de liquidité mordante, à vendre prématurément leurs portefeuilles, rendant de la sorte leurs anticipations auto-réalisatrices. Ces auteurs concluent que plus les contraintes bilancielles des dealers sont fortes, plus les marchés d’actifs réputés sûrs qu’ils animent, comme ceux des Treasuries, sont fragiles, sujets à des runs.

L'extension du champ de la compensation centralisée sur les marchés de Treasuries

La seconde solution consisterait à élargir le champ de la compensation centralisée des opérations réalisées par les primary dealers sur les marchés secondaires (cash et repo) des Treasuries.

Aux États-Unis, seule une chambre de compensation (CCP), la Fixed Income Clearing Corporation (FICC, filiale de la Depository Trust & Clearing Corporation), joue le rôle de contrepartie centrale sur les marchés de Treasuries[53]. Fonctionnant selon le principe de la novation, la FICC se substitue juridiquement au vendeur (ou emprunteur) ou à l’acheteur (ou prêteur) initial, devenant ainsi l’acheteur de chaque vendeur et le vendeur de chaque acheteur. Les termes de l’échange sont spécifiés de manière bilatérale au moment de la négociation. Néanmoins, la confirmation de la transaction et le processus de livraison-règlement sont délégués à la FICC qui garantit la bonne fin de la transaction[54].

L’intervention de la FICC permet, en outre, une compensation (netting) multilatérale des positions. Pour chaque type de sous-jacent donné, elle calcule le solde net des positions (soumises à compensation) de chacun de ses membres compensateurs[55] (ou « participants directs ») envers l’ensemble de leurs contreparties. La compensation centralisée permet aux membres non seulement de réduire leur exposition aux risques (de contrepartie et opérationnel) et les flux de trésorerie à réaliser au moment du règlement des opérations, mais également d’alléger leurs bilans et besoins en fonds propres[56]. Les participants bénéficient du service de compensation moyennant un ensemble de coûts (marges initiales et marges de variation, exigences opérationnelles et de liquidité de la FICC, frais de fonctionnement, contribution au fonds de défaut de la FICC et engagement à la financer en cas de stress). Pour l’heure, la FICC impose à ses membres compensateurs de soumettre à la compensation centralisée uniquement les transactions qu’ils réalisent entre eux.

Les primary dealers sont membres compensateurs de facto de la FICC. Depuis 2005, la FICC a par ailleurs mis en place le Sponsored service qui permet à certains membres compensateurs de jouer le rôle de Sponsoring members[57]. Ils peuvent ainsi parrainer l’adhésion « indirecte » de certaines de leurs contreparties[58] (fonds monétaires, hedge funds) à la FICC et soumettre à la compensation centralisée leurs opérations sur le marché repo.

Les Sponsoring members se portent garants des obligations de paiement et de performance des Sponsored members[59] (ou « participants indirects »). Le programme permet aux contreparties parrainées de bénéficier de taux avantageux et de la garantie de la FICC quant à la bonne exécution du contrat, même en cas de défaillance de leur sponsor. Le Sponsored service peine toutefois à gagner en ampleur : les critères pour adhérer au programme sont stricts, le programme est limité aux opérations overnight, le parrainage peut être coûteux et les haircuts imposés par la FICC (2% dans le cas des Treasuries) plus élevés que ceux pratiqués sur le marché bilatéral (Hempel, Kahn, Nguyen et Ross, 2022).

La majorité des opérations repo des primary dealers ne sont pas compensées de manière centralisée

La majorité des opérations repo des primary dealers ne font pas, pour l’heure, l’objet d’une compensation centralisée (Infante, Petrasek, Saravay, Tian, 2022; Kahn et Olson, 2021). En moyenne, au cours de l’année 2022, 46% des mises en pension de Treasuries (repo) réalisées par les primary dealers et 60% de leurs prises en pension (reverse repo) ont été conclues de manière bilatérale, sans recours à la FICC.

25% de leurs emprunts repo et 34% de leurs prêts repo ont été compensés de manière centralisée auprès de la FICC, et respectivement 27% et 3% de ces opérations ont été réalisées sur le marché tri-party, sans compensation centralisée.

Enfin, 2% de leurs emprunts repo et 3% de leurs prêts repo ont été contractés sur le marché tri-party et compensés de manière centralisée auprès de la FICC (graphique 25).

Suite aux diverses recommandations faites en ce sens (Duffie, 2020 ; Liang et Parkinson, 2020 ; Group of Thirty, 2021 ; Inter Agency Working Group on Treasury Market Surveillance, 2021 et 2022), la SEC a proposé le 14 septembre 2022 une règle[60] qui imposerait à la FICC de prendre les dispositions nécessaires pour contraindre ses membres compensateurs (donc l’ensemble des primary dealers) à soumettre à la compensation centralisée l’intégralité de leurs opérations de mise et prise en pension de Treasuries et une très large part de leurs opérations d’achat et vente de Treasuries[61].

Cette réforme, très ambitieuse, serait de nature à accroître les capacités d’intermédiation des dealers en allégeant leurs bilans. Elle constituerait, d’après la SEC, une étape vers des plateformes de trading all-to-all, sur lesquelles acheteur (prêteur) et vendeur (emprunteur) se rencontrent sans intermédiaire[62]. Bien que la règle prévoie d’adapter les exigences de marge imposées aux membres compensateurs[63], elle risque en revanche d’accroître sensiblement les coûts supportés par leurs contreparties non affiliées à la FICC. Certains analystes ou lobbys ont déjà alerté sur le risque que cette règle dégrade la profondeur des marchés de Treasuries en désincitant certains intervenants à y participer.

***

La possibilité que la Fed ne puisse mener à son terme QT2 en raison d’une sévère dégradation de la liquidité des marchés ne peut être écartée[64]. À ce titre, la prise en compte de l’incidence des contraintes réglementaires imposées aux établissements bancaires, principaux intermédiaires sur les marchés monétaires et les marchés de Treasuries, apparaît indispensable. Lors du programme QT1, les contraintes relatives à la gestion de la liquidité avaient contrarié les projets de réduction du bilan de la Fed. Or, les contraintes bilancielles actuelles pourraient à leur tour précipiter l’interruption de QT2.

Diverses dispositions de politique monétaire ou réglementaires, visant plus largement à prévenir les risques de liquidité et à renforcer la résilience du marché des Treasuries, pourraient alléger ces contraintes. Elles présentent, toutefois, certains écueils, susceptibles de limiter leur portée.

C’est le cas, d’abord, des deux facilités de prise en pension de titres mises en place par la Fed (la Standing Repo Facility et la FIMA repo). En offrant la possibilité de convertir, en cas de stress, des titres en liquidités, elles avaient vocation, implicitement, à inciter les banques de taille modeste et les banques centrales étrangères dépourvues d’accords de swap avec la Fed à gonfler leurs portefeuilles de Treasuries, réduisant mécaniquement la proportion de titres susceptibles de rester au bilan des primary dealers. En raison, notamment, de certaines de leurs modalités (l’absence de compensation des positions et le risque de stigmatisation dans le cas de la première, le coût élevé de la seconde), les demandes d’adhésion à ces deux dispositifs demeurent néanmoins rares.

C’est le cas, ensuite, des évolutions réglementaires envisagées. L’éventuel assouplissement de la contrainte de levier SLR offrirait aux grandes banques, impliquées dans la tenue de marché, l’opportunité de libérer des capacités bilantielles. En l’absence d’une révision complémentaire du mode de calcul de la surcharge de systémicité, et compte tenu des projections d’évolution de la dette fédérale américaine, nous nous interrogeons toutefois quant à la pertinence d’un tel allègement. L’extension ambitieuse du champ de la compensation centralisée des marchés de Treasuries constituerait un puissant levier de réduction des contraintes de bilan des primary dealers. Elle pourrait, toutefois, présenter le grave inconvénient de dégrader la liquidité du marché des Treasuries, en désincitant certains intervenants à y participer. Sa mise en œuvre complète nécessiterait, en outre, plusieurs années.

Achevé de rédiger le 15 décembre 2022


[1] La Fed prévoit de réduire sa détention de titres de dette du Trésor de USD 60 milliards par mois, celle de titres de dette et de titres adossés à des prêts hypothécaires (MBS) émis par les agences de garantie fédérale Fannie Mae et Freddie Mac, de 35 milliards par mois. Si le montant de T-bonds arrivant à échéance est inférieur au plafond, la différence pourrait être comblée par le non-renouvellement du portefeuille de T-bills. Des ventes nettes de MBS d’agences pourraient également être envisagées.

[2] La valeur du portefeuille de Treasuries de la Fed a été multiplié par 2,7, celle du portefeuille de titres d’Agences par 1,8.

[3] Dont 315 milliards de Treasuries et 84 milliards de MBS

[4] Dont 650 milliards de Treasuries et 380 milliards de MBS

[5] Théoriquement, le retrait de la Fed comme investisseur marginal va exercer une pression à la hausse sur les rendements à long terme. Crawley, Gagnon, Hebden et Trevino (2022) ont estimé, début juin, que l’effet sur les primes de terme d’une réduction du bilan de la Fed de USD 2 500 milliards au cours des prochaines années serait grossièrement équivalent à celui d’un relèvement « durable » de la fourchette du taux cible des fonds fédéraux de 50 points de base. Les auteurs de l’étude soulignent la sensibilité de ce résultat à la vitesse de réduction du bilan de la Fed et à la stratégie de refinancement du Trésor (implicitement à l’ampleur du transfert du risque de duration vers le marché). Leur analyse néglige toutefois les possibles effets de renforcement ou d’atténuation que les deux formes de durcissement (monétaire et quantitatif) menées conjointement seraient susceptibles d’exercer, elle privilégie l’hypothèse d’une réduction des réserves des banques et évacue l’hypothèse d’une contraction des autres postes de passif du bilan de la Fed (notamment des mises en pension des fonds monétaires) et, enfin, suppose une absorption sans heurt des titres nouvellement émis par les investisseurs.

[6] Lors de QT1, les fonds monétaires avaient joué un rôle important. La réforme des fonds monétaires de 2016 avait en effet conduit à un transfert à grande échelle des ressources des prime funds vers les government funds, lesquels avaient très largement placés leurs avoirs en Treasuries, facilitant ainsi, de manière très opportune, le financement du creusement du déficit public (et le retrait de la Fed).

[7] Nous concentrons notre analyse sur l’incidence de l’arrêt du réinvestissement intégral des tombées de dette sur les portefeuilles de Treasuries et négligeons celle concernant les portefeuilles de MBS d’agences. Les effets de la réduction du portefeuille de MBS de la Fed sont évoqués dans Choulet (2018).

[8] Puisque le déficit public américain n’a cessé de s’élargir, la Fed a pu procéder à des achats de Treasuries sans que d’autres agents n’aient eu à réduire leurs avoirs d’un montant équivalent pendant les phases de QE.

[9] Au sens large : dans les comptes financiers de la Fed, le secteur des ménages inclut non seulement les particuliers et institutions à but non lucratif au service des ménages mais aussi les hedge funds et private equity funds résidents.

[10] Les primary dealers sont les contreparties privilégiées du Trésor américain pour l’ensemble de ses activités sur les marchés. Ils ont notamment pour mission de participer aux adjudications du Trésor, de placer les valeurs et d’assurer la liquidité des marchés secondaires des titres du Trésor (marchés ferme et repo). Ils n’ont pas de comptes auprès de la Fed. Ils financent traditionnellement leurs « achats » en puisant dans leurs comptes auprès de BONY et reconstituent leurs avoirs auprès d’elle grâce au placement des titres auprès d’investisseurs. Ils financent l’élargissement de leurs inventaires à l’aide d’emprunts garantis auprès des fonds monétaires sur la plateforme de repo tri-party de BONY. Au nombre de 25, les primary dealers sont majoritairement des filiales de banques systémiques (américaines ou étrangères).

[11] Nous négligeons le paiement des intérêts, lesquels constituent des revenus contrairement au principal.

[12] Une opération de pension livrée - forme de cession temporaire de titres - peut être assimilée, du point de vue économique, à un prêt garanti (cash contre titres, dont la valeur est affectée d’une décote) ; envisagée du point de vue de celui qui prête les liquidités, c’est une prise en pension (reverse repo) ; de celui qui les emprunte, une mise en pension (repo). La mise en pension d’un titre est assortie d’un engagement de rachat à terme à un prix convenu. Le taux d’intérêt, ou taux de pension, correspond à la différence entre le prix de vente et le prix de rachat. La Fed définit l’opération en fonction de son effet sur sa contrepartie. Ainsi, du point de vue de la Fed, un repo est similaire à un prêt garanti (prise en pension) et comptabilisé à son actif tandis qu’un reverse repo est un emprunt garanti (mise en pension) et enregistré à son passif.

[13] Les effets d’une souscription des titres nouvellement émis par des hedge funds, lesquels se financent par le biais d’emprunts garantis auprès des dealers ou des fonds monétaires, sont analysés plus bas.

[14] Les effets sont identiques si l’investisseur choisit d’arbitrer en faveur des Treasuries, au détriment d’un autre investissement. Si un agent cède des actions d’entreprises afin d’investir en Treasuries pour une valeur parfaitement équivalente, son propre compte de dépôts demeure inchangé. À ressources données, cet arbitrage suppose toutefois qu’un autre agent se porte acquéreur des titres d’entreprises cédés en puisant dans ses dépôts. À l’échelle de l’économie, les stocks de dépôts et de réserves en banque centrale sont réduits comme dans le schéma 2.

[15] L’arrêt du réinvestissement intégral des tombées de dette sur le portefeuille de titres d’une banque centrale (QT) s’assimile comptablement à une cession nette de titres.

[16] Dans le cadre de son programme de mises en pension (ON RRP), la Fed place des titres du Trésor qu’elle détient à son bilan en pension auprès de contreparties (banques, primary dealers, Government Sponsored Enterprises et fonds monétaires) et s’engage à reprendre les titres au terme du contrat. Par le biais de cette facilité, des banques ou des établissements non bancaires accordent un « prêt » garanti (cash contre Treasuries) à la Fed. Une autre manière d’interpréter cette transaction est de considérer qu’une institution financière effectue un « dépôt » auprès de la Fed en échange du transfert de propriété, pour une période déterminée, des titres utilisés comme collatéraux. Ce type d’opération transite par les bilans bancaires, de sorte qu’elle contribue à réduire les réserves que les banques détiennent auprès de la Fed. La Fed comptabilise le reverse repo à son passif comme une dette et débite le compte courant de la banque intermédiaire (réserves en banque centrale) du même montant. Dans le cadre de ce programme, chaque contrepartie éligible peut, de sa propre initiative, « prêter » quotidiennement à la Fed jusqu’à USD 160 milliards de cash. Ces « dépôts » sont rémunérés au taux de 4,3% depuis le 15 décembre. La Fed réalise l’essentiel de ses opérations de reverse repo (par l’intermédiaire des banques) avec les fonds monétaires, les seuls incités à y participer. Tant que le taux de rémunération de ces opérations demeure inférieur au taux IORB rémunérant les réserves, les banques n’ont guère d’incitation à y participer. La facilité peut certes présenter un intérêt pour celles qui sont à la recherche de collatéraux de très bonne qualité pour se refinancer ou pour répondre aux exigences de marges initiales. Toutefois, au niveau prudentiel, les réserves et les Treasuries (ainsi que les repo garantis par des Treasuries) bénéficient du traitement le plus favorable. En outre, si le taux de rémunération du RRP s’assimile à un IORB pour les établissements non bancaires, la participation des GSE (notamment des Federal Home Loan Banks, FHLB) est limitée pour des raisons réglementaires. Ainsi, le programme implique principalement (à près de 90%) les fonds monétaires (accès à une contrepartie et des collatéraux de qualité, mise en conformité avec les exigences de la SEC facilitée).

[17] En pratique, lorsqu’un fonds monétaire réduit le montant de cash qu’il « dépose » auprès de la Fed, celle-ci débite d’un moindre montant le compte courant de la banque commerciale, laquelle débite d’un moindre montant le compte de dépôt du fonds monétaire puisque les opérations de mise en pension sont renouvelées au jour le jour.

[18] QT1 n’a réduit le bilan de la Fed et les réserves des banques commerciales auprès d’elle que de USD 700 milliards.

[19] Il n’y a plus d’exigence de réserves (« réserves obligatoires ») au sens de la politique monétaire depuis mars 2020 aux États-Unis.

[20] D’après nos estimations (Choulet 2021b), l’encours actuel des prises en pension réalisées par les fonds monétaires est proche du montant maximum de cash (USD 2 800 milliards) que les MMF éligibles au dispositif sont susceptibles de déposer auprès de la Fed sous l’hypothèse extrême de non-renouvellement de l’intégralité de leurs stocks de Treasuries et d’Agencies et de stabilisation de leurs ressources.

[21]Le choc de la Covid-19 en 2020 a provoqué un afflux important de ressources vers les fonds monétaires (+USD 1 300 milliards entre mars et mai 2020), lesquelles ont été très largement investies en T-bills et titres des FHLB. Or l’incapacité des fonds à renouveler leurs portefeuilles à échéance (assèchement du marché des T-bills, réduction des besoins de refinancement des banques auprès des FHLB sous la forme d’emprunts garantis et par conséquent des émissions de titres des FHLB) menaçait de se traduire par une offre excessive de cash sur les marchés de mise en pension privés. En réactivant le programme ON RRP en mars 2021, la Fed a établi un plancher aux taux courts de marché, en incitant les MMF à lui « prêter » une partie de leur cash plutôt que sur les marchés repo.

[22] Entre mars 2021 (date de la réactivation du dispositif ON RRP) et septembre 2022, la progression des encours ON RRP (+2 220 milliards) s’explique principalement par la contraction des portefeuilles de titres (-1 200) et des prêts repo (- 745) des MMF tandis que leurs ressources ne se sont que modérément élargies (+ 200 milliards).

[23] Lors du relèvement de taux, le 3 novembre, le taux rémunérant les mises en pension de la Fed auprès des MMF (taux de la facilité ON RRP) a été porté à 3,8%. À la même date, le taux médian des opérations de mise en pension entre institutions financières (SOFR) s’établissait à 3,8%, le taux effectif des fonds fédéraux à 3,83% et le taux de rendement des T-Bills à 3 mois à 4,06%.

[24] À l’échelle agrégée, le stock de réserves en banque centrale dépend de l’évolution de la taille de bilan de la banque centrale et de la structure de son passif. Un accroissement du bilan de la banque centrale s’accompagne d’un gonflement des réserves détenues par les banques auprès d’elle et/ou des autres postes de son passif ; à taille de bilan donnée, l’élargissement de l’un des postes du passif de la banque centrale s’accompagne d’une réduction des réserves des banques. Ainsi, QE4 a gonflé les avoirs de la Fed de près de USD 5 180 milliards mais n’a accru les réserves des banques auprès de la Fed de 2 300 milliards « seulement » (graphique 2). L’effet de QE4 sur les réserves a été en partie compensé par la croissance de la monnaie en circulation (+510 milliards), du compte du Trésor (+510 milliards), des dépôts des GSE et chambres de compensation auprès de la Fed (+280 milliards) et, surtout, des mises en pension de titres auprès des MMF (+1 580 milliards). Les mises en pension de titres réalisées par la Fed concourent à une stérilisation de liquidités centrales car elles transitent par les bilans bancaires. La Fed comptabilise l’opération à son passif comme une dette et débite le compte courant de la banque intermédiaire (réserves) du même montant. Cette dernière débite en contrepartie le compte de dépôt du MMF. A contrario, la réduction des opérations de mise en pension de la Fed permet de libérer la monnaie centrale précédemment stérilisée (voir schéma 3).

[25] Et limiter les pertes occasionnées par la remontée des taux

[26] Ces estimations reposent sur l’hypothèse d’encours ON RRP nuls d’ici la fin 2025. L’interruption de QT2 pourrait être plus précoce si ces encours demeuraient positifs à cet horizon.

[27] L’introduction de la facilité ON RRP, en offrant une alternative aux GSE et MMF pour le placement de leurs avoirs, aurait renforcé leur pouvoir de négociation face aux banques sur les marchés monétaires.

[28] Dans une publication plus récente, Afonso, La Spada et Williams (2022) ont estimé que la pente de la courbe de demande de réserves était, depuis la mi-2020, proche de 0 (c’est-à-dire que la demande de réserves était insensible à l’écart entre le taux des fonds fédéraux et le taux de rémunération des réserves), un résultat suggérant, selon eux, que le stock de réserves au début du mois de septembre 2022 (environ USD 3 200 milliards) pouvait encore être qualifié d’abondant.

[29] Dans le cadre du dispositif SRF, certaines contreparties (primary dealers et institutions de dépôts) peuvent mettre en pension auprès de la Fed des Treasuries, titres de dette et MBS émis par les GSE et agences publiques. La Fed comptabilise le repo à son actif comme une créance et crédite le compte courant de la banque intermédiaire (réserves en banque centrale) à son passif. Lorsqu’une banque contracte pour son propre compte un accord de mise en pension de titres avec la Fed, l’opération se traduit par l’inscription d’une dette à son passif à l’égard de la Fed (repo) et par une augmentation de ses réserves en banque centrale à son actif. Lorsque la banque intervient pour le compte d’un primary dealer, elle crédite le compte de dépôts de son client. Chaque contrepartie éligible peut « emprunter » quotidiennement auprès de la Fed jusqu’à USD 120 milliards de cash. Les opérations sont facturées au taux de la facilité de prêt marginal (4,5% depuis le 15 décembre) et plafonnées au niveau agrégé à USD 500 milliards.

[30] Baisse des réserves en banque centrale et moins-values latentes sur les portefeuilles de Treasuries et de MBS d’agences

[31] QE4 a certes conduit à un gonflement des réserves des banques américaines auprès de la Fed – définies comme les actifs les plus liquides au sens du LCR - et des dépôts de leur clientèle - lesquels bénéficient, lorsqu’ils sont considérés stables, d’un traitement privilégié dans le cadre du LCR (assortis de faibles taux de fuite théoriques). L’ampleur inédite de ce QE a toutefois desservi les LCR des grandes banques. Afin d’enrayer les pressions à la baisse exercées sur les taux courts de marché par la surabondance de liquidités centrales injectées, la Fed en a détruit une partie par le biais de ses mises en pension de titres auprès des fonds monétaires (via le dispositif ON RRP), ce qui a limité l’augmentation du stock d’actifs liquides (numérateur des LCR). De surcroît, même si les émissions nettes de Treasuries ont très largement servi à financer les plans de relance et de soutien à l’économie, le Trésor a thésaurisé une partie des ressources levées sur son compte de dépôts auprès de la Fed. Or, en parallèle, la croissance exceptionnelle de la masse monétaire, donc des dépôts bancaires, a fortement accru le volume des sorties nettes de trésorerie théoriques (dénominateur des LCR). Les banques ont certes réorienté une partie des dépôts de leur clientèle institutionnelle (dépôts non opérationnels) vers les fonds monétaires mais dans une proportion finalement assez négligeable au regard des encours du dispositif ON RRP. In fine, la dernière expérience de QE aux États-Unis s’est accompagnée d’une nette dégradation des ratios LCR de cinq des 8 G-SIB américaines (JP Morgan, Goldman Sachs, Morgan Stanley, Bank of New York Mellon et State Street) et d’une amélioration modérée des ratios des trois autres G-SIB (Bank of America, Wells Fargo et Citigroup). En moyenne, le ratio LCR des 8 G-SIB a reculé de 187 points de base entre les T3 2019 et T2 2022, passant de 118,1% à 116,3%.

[32] La dispense accordée avait permis à la Fed de limiter ses achats fermes.

[33] Le « flash rally » de 2014, la crise des marchés repo de septembre 2019, le « dash for cash » suite au choc de la Covid-19 en mars 2020.

[34] La position internationale nette des États-Unis vis-à-vis du reste du monde demeure négative et s’accroît (les entrées de capitaux étrangers excédant les sorties). Elle s’élevait à la fin juin 2022 à USD 16 309 milliards, soit 67% du PIB américain. Reflet du rôle croissant, parmi les non-résidents, des investisseurs privés, le poids des Treasuries dans l’exposition globale des non-résidents à l’économie américaine (sous forme de titres, prêts et dépôts) recule depuis la fin 2012 (23% des créances au T2 2022 contre 30% au T4 2012) au profit d’actifs plus risqués comme les actions et parts de fonds (respectivement 36% contre 24%).

[35] Les non-résidents se sont portés acquéreurs de 40% des émissions nettes de titres négociables du Trésor en 2021, une proportion certes supérieure à celle observée, en moyenne, sur la période 2015-2020 mais inférieure à celle constatée au cours des 20 précédentes années.

[36] Entre 2015 et 2021, le fait que le cours du dollar par rapport aux principales monnaies soit demeuré globalement inchangé alors que sa part dans les réserves mondiales en devises diminuait illustre le fait que les banques centrales étrangères se sont progressivement détournées du dollar (https://blogs.imf.org/2021/05/05/us-dollar-share-of-global-foreign-exchange-reserves-drops-to-25-year-low/). Après avoir atteint un point haut à la fin 2015 (à 37,4%), le poids des portefeuilles de Treasuries dans les réserves de change officielles globales (exprimées en dollar américain) n’a cessé de se contracter pour s’établir à 32,2% à la fin 2021, un plus bas historique depuis 2008.

[37] Si le portefeuille d’investissement en titres américains des institutions officielles étrangères demeure largement concentré sur les titres du Trésor (à 65%), les investisseurs privés privilégient les actions et parts de fonds (57%) aux Treasuries (19%).

[38] La ventilation de la détention de Treasuries par pays est en partie biaisée. Certains investisseurs étrangers confient la conservation (garde) de leurs portefeuilles à des institutions qui ne sont implantées ni aux États-Unis ni dans leur pays de résidence. Par exemple, l’acquisition par un investisseur allemand d’un titre du Trésor placé en conservation auprès d’une banque suisse va gonfler la valeur du portefeuille de Treasuries de la Suisse. Ce biais explique les larges portefeuilles de Treasuries des principales places de conservation de titres telles que la Belgique, les Caraïbes, l’Irlande, le Luxembourg, la Suisse et le Royaume-Uni. Parmi les huit principaux détenteurs étrangers de Treasuries, figurent en outre les principaux lieux de résidence des fonds spéculatifs (hedge funds et private equity funds) tels que les îles Cayman, l’Irlande ou le Luxembourg Private Fund Statistics, Third Quarter 2021 (sec.gov)

[39] La Fed a réactivé à la mi-mars 2020 les accords de swap conclus en 2008 lors de la grande crise financière avec 14 autres banques centrales (Choulet, 2020a). Les lignes de swap permanentes avec les banques centrales de la zone euro (BCE), de l’Angleterre (BoE), du Japon (BoJ), de la Suisse (SNB) et du Canada (BoC) sont demeurées illimitées ; les lignes de swap temporaires avec les banques centrales d’Australie (RBA), du Brésil (BCB), de Corée du Sud (BoK), du Mexique (BdM), de Singapour (MAS) et de Suède (Riskbank), d’une part, du Danemark (DanNB), de Norvège (Norges B.) et de Nouvelle-Zélande (RBNZ), d’autre part, étaient respectivement limitées à hauteur de USD 60 milliards et USD 30 milliards chacune (jusqu’à leur expiration, le 31 décembre 2021).

[40] Le coût élevé de cette facilité repo n’a pas incité les banques centrales étrangères à y participer en 2020.

[41] Alors qu’ils avaient été acheteurs nets pendant la grande crise financière, les non-résidents ont très largement participé aux cessions d’urgence réalisées en 2020 au moment du choc de la pandémie, aux côtés des fonds d’investissement (USD 246 milliards de ventes) et du secteur des ménages, qui inclut les hedge funds (USD 90 milliards) (Duffie, 2020, Vissing-Jorgensen, 2021, He et Krishnamurthy, 2020). Les ventes nettes de titres par les non-résidents ont atteint USD 287 milliards au T1 2020, les deux tiers ont été réalisés par des institutionnels (182 milliards), et un tiers par le secteur privé (107 milliards). Les ventes ont exclusivement concerné des titres de maturité longue (ventes nettes de USD 300 milliards de T-bonds et T-notes et achats nets de USD 13 milliards de T-bills et certificats). En mars 2020, le motif de précaution mais aussi le souci de répondre à la demande domestique de financements en dollar et de contrer les tensions sur les changes ont incité les banques centrales étrangères à procéder à des ventes de titres tandis que les hedge funds non-résidents étaient contraints de dénouer leurs positions (sur dérivés) face à la forte volatilité des marchés. Après avoir corrigé l’effet valorisation à l’appui de la méthodologie proposée par Vissing-Jorgensen (2021), nous estimons que la Chine (76 milliards), les iles Caïman (41 milliards), le Brésil (40 milliards), l’Arabie Saoudite (32 milliards), l’Irlande (29 milliards) et le Luxembourg (25 milliards) ont réalisé les plus importantes cessions.

[42] Lesquels offrent, aux côtés des dealers, des dollars sur les marchés FX swap aux non-résidents privés

[43] Cette analyse souffre de biais méthodologiques. Le Trésor américain communique en effet la valeur des portefeuilles de Treasuries détenus dans chaque pays, tous secteurs confondus. Les données disponibles ne sont donc pas suffisamment granulaires pour identifier les avoirs des seules banques centrales dans chacun des pays (et les montants placés en conservation, par chacune d’elles, auprès de la FRBNY). La progression des portefeuilles des non-résidents privés, évoquée plus haut, peut notamment brouiller l’analyse.

[44] La stabilité des portefeuilles du groupe des « pays LST » masque également une grande hétérogénéité : la Nouvelle-Zélande (-32%), le Brésil (-18%) et le Danemark (-12%) ont réduit leurs expositions aux Treasuries à l’inverse de la Norvège (+25%), l’Australie (+24%) et de Singapour (+23%).

[45] La contrainte de levier a accru le stress survenu en septembre 2019 sur les marchés repo (lié à une insuffisance de monnaie centrale) et en mars 2020 sur les marchés de Treasuries (lié aux cessions d’urgence).

[46] Le ratio de levier bâlois (Supplementary Leverage Ratio, SLR, aux États-Unis) vise à garantir que les avoirs ou engagements d’une banque, indépendamment des risques qui y sont associés, n’excèdent pas un certain multiple de ses fonds propres. Il rapporte le capital Tier 1 à l’exposition totale, qui comprend tous les actifs de bilan, conformément aux règles comptables en vigueur (hors dérivés et cessions temporaires de titres, traités à part), et une mesure allégée des engagements de hors bilan. Les expositions aux dérivés et les cessions temporaires de titres sont comptabilisées pour leurs valeurs brutes; la compensation de certains postes n’est autorisée que dans des conditions restrictives. Aux États-Unis, l’exigence SLR est fixée à 5% sur base consolidée pour les G-SIB et à 6% au niveau de leurs filiales de dépôt.

[47] En pratique, le creusement de l’une ou l’autre des positions a pour effet d’élargir les bilans. Dans le cas d’une prise de position longue, le primary dealer achète une quantité donnée de Treasuries, qu’il place en pension auprès d’un fonds monétaire (emprunt repo). L’opération élargit son bilan via la comptabilisation des titres achetés à l’actif et de l’emprunt repo au passif. Au terme du contrat repo, le primary dealer cède les titres achetés et rembourse son emprunt. Dans le cas d’une prise de position courte, le primary dealer emprunte temporairement une quantité donnée de Treasuries contre un dépôt de cash et procède à la cession des titres empruntés. L’opération élargit également son bilan : le dealer comptabilise à son actif un prêt repo au bénéfice du security lender et à son passif une dette correspondant à la valeur des titres à restituer au security lender. Au terme du contrat d’emprunt de titres, le primary dealer rachète les titres et les restitue au security lender.

[48] Le swap spread mesure l’écart entre le taux fixe d’un contrat de swap et le rendement d’une obligation souveraine de même échéance. Un swap de taux est un contrat dérivé qui permet de se couvrir contre le risque de taux. Une des deux contreparties verse des flux financiers à taux fixe sur un montant notionnel, une durée et une fréquence convenus d’avance (versement de la « jambe fixe ») et perçoit en retour des flux financiers à taux variable. En théorie, le swap spread est positif car un contrat swap inclut un risque de crédit, celui de la banque qui sert de contrepartie à l’investisseur, supérieur à celui de l’émetteur souverain.

[49] Selon la théorie de la parité des taux d’intérêt couverte, il existe une relation entre le différentiel de taux d’intérêt d’actifs sans risque libellés dans deux devises et la différence entre les taux de change à terme et spot. Souscrire un contrat de swap de change (on emprunte, aujourd’hui, des unités de monnaie étrangère en apportant en collatéral des unités de monnaie locale au taux de change spot en s’engageant à terme à procéder à l’échange inverse au taux de change forward) et investir dans un titre sans risque libellé dans la monnaie étrangère empruntée procure, à terme, le même rendement qu’investir, aujourd’hui, dans un titre sans risque libellé en monnaie locale. Depuis 2014, cette parité n’est plus vérifiée en raison d’une demande accrue de couverture du risque de change et d’une capacité moindre des dealers à offrir des dollars sur les marchés FX swap.

[50] Le « rendement d’opportunité » est la valeur que les investisseurs attribuent aux services de liquidité et de sécurité offerts par les Treasuries.

[51] D’autres exigences réglementaires contraignent l’activité des primary dealers : la surcharge de fonds propres spécifique aux G-SIB (le score de taille intègre la valeur des portefeuilles de Treasuries inscrits au bilan, celui de complexité les opérations de prêt/emprunt de titres), le Stress Capital Buffer (la mesure standardisée du risque de contrepartie pénalise les bilans larges) ou encore les limites d’exposition au risque (via le calcul de la Value At Risk). Les exigences internes en terme de profitabilité et de tolérance au risque ou encore la forte procyclicité des appels de marge des chambres de compensation peuvent également les inciter à limiter leurs expositions.

[52] L’assouplissement temporaire de la norme de levier a permis d’apaiser les tensions car il était accompagné d’un QE.

[53] Les données relatives au marché bilatéral des mises en pension de Treasuries demeurent parcellaires, de sorte qu’il est difficile d’évaluer précisément la proportion de transactions compensées de manière centralisée. On estime que la moitié environ des opérations bilatérales font l’objet d’une compensation centralisée, un peu moins s’agissant des opérations tri-party. Le groupe de travail des régulateurs chargé de surveiller le marché des Treasuries a estimé qu’au premier semestre 2017, seules 13% des transactions cash étaient compensées de manière centralisée, 68% de manière bilatérale (sans CCP interposée entre le vendeur et l'acheteur) et 19% de manière « hybride », où seule l’une des contreparties, affiliées à la FICC, soumet sa transaction à la CCP tandis que l’autre contrepartie, non affiliée, voit son opération compensée de manière bilatérale.

[54] Cette substitution a pour objectif d’éviter que le défaut d'un membre n'affecte directement les clients du membre défaillant et les autres membres. La contrepartie centrale continue d’assurer les obligations (de paiement, de livraison, etc.) du défaillant vis-à-vis de ses autres membres.

[55] La division Government securities de la FICC compte 209 membres compensateurs, FICC-GOV Member Directories | DTCC. Figurent parmi eux des dealers (affiliés à des banques ou non), des banques et des brokers interdealer.

[56] Sous les règles comptables US GAAP, les opérations de repo et reverse repo adossées au même collatéral et réalisées avec une même contrepartie peuvent être comptabilisées pour leur valeur nette à condition que les parties prenantes aient conclu un master netting agreement.

[57] L’adhésion au programme n’a réellement progressé qu’à partir d’avril 2019. À la fin 2021, 30 membres compensateurs (exclusivement des banques et broker-dealers) avaient le statut de Sponsoring members, DTCC-2021-Annual-Report. La DTCC ne fournit pas de liste nominative. Initialement réservé aux opérations bilatérales, le programme couvre également les opérations tri-party depuis septembre 2021.

[58] Non éligibles au statut de membres compensateurs ou ne désirant pas devenir membres compensateurs

[59] Les Sponsored members doivent satisfaire la définition d’« acheteurs institutionnels qualifiés » selon la règle 144A du Securities Act de 1933. À la fin 2021, la liste des Sponsored members comprenait 1 800 institutions. Du côté des « prêteurs sponsorisés », figurent principalement des fonds monétaires, sociétés d’assurance, fonds de pension, petites banques et Federal Home Loan Banks; du côté des « emprunteurs sponsorisés », figurent des hedge funds et autres fonds d’investissement. Pour certains intervenants, l’affiliation directe à la FICC en tant que membre compensateur ne peut être une alternative à l’adhésion indirecte, via le Sponsored program. Par exemple, le cadre réglementaire applicable aux fonds monétaires leur interdit de mutualiser les pertes des autres membres compensateurs comme l’exigent actuellement les règles de la FICC.

[60] Elle est soumise à commentaires pendant 60 jours.

[61] La FICC serait tenue d’imposer une compensation centralisée : (i) des opérations de mise ou prise en pension (repo et reverse-repo) de Treasuries dès lors qu’un membre de la FICC y participe, (ii) des achats et ventes de Treasuries dès lors qu’un membre de la FICC agit en tant qu’interdealer broker (intermédiaire entre institutions opérant pour compte propre ou à des fins d’animation de marché) et (iii) des achats et ventes entre un membre de la FICC et un broker-dealer, un government securities dealer, un government securities broker, un hedge fund ou un levered account. Les transactions où l’une des contreparties est une banque centrale, un État, une institution financière internationale ou une personne physique seraient exemptées.

[62] À cette fin, la règle de la SEC prévoit également que la FICC étende autant que possible ses prestations de compensation auprès de l’ensemble des intervenants sur le marché secondaire des Treasuries (fonds de pension, gestionnaires d’actifs, sociétés d’investissement).

[63] La règle prévoit que la FICC collecte ses exigences de marge au titre des opérations pour compte propre de ses membres séparément des marges collectées au titre des opérations réalisées pour le compte de leurs clients. La règle autoriserait, sous certaines conditions, les brokers-dealers à porter les exigences de marge directement au débit des comptes de réserve de leurs clients.

[64] Un atterrissage trop brutal de l’économie américaine ou un risque grave d’instabilité financière lié au contexte géopolitique serait également de nature à précipiter l’interruption du durcissement monétaire, comme du resserrement quantitatif.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE