Ce processus séquentiel prend du temps compte tenu des différentes étapes par lesquelles l’économie doit passer. Concernant le cycle actuel, la croissance des salaires dans la zone euro a fini par s’accélérer, de manière même significative dans certains pays, sous l’effet conjugué de la baisse du taux de chômage et de l’apparition de goulets d’étranglement sur le marché du travail. La véritable question est celle de la transmission de la hausse des salaires à l’inflation, qui a été jusqu’à présent très limitée.
Qu’est-ce que cela signifie pour les perspectives de la politique monétaire ? Ces derniers mois, les goulets d’étranglement ont considérablement diminué dans l’industrie manufacturière, même s’ils se maintiennent au-dessus des pics cycliques antérieurs. Dans les services et la construction, ils se sont stabilisés à un niveau très élevé. Le taux de marge bénéficiaire (excédent brut d’exploitation en pourcentage de la valeur ajoutée) enregistre une tendance à la baisse, ce qui pourrait renforcer la réticence des entreprises à céder aux revendications de hausses salariales lorsqu’elles estiment que le ralentissement des ventes entame leur pouvoir de fixation des prix. En cas de ré-accélération de la croissance, les goulets d’étranglement vont assez rapidement réapparaître, entraînant une accélération de la croissance salariale, qui devrait se traduire par une remontée de l’inflation. La question est de savoir dans quelles proportions et dans quel délai. A cet égard, une étude de la Bundesbank montre qu’en Allemagne une augmentation de 1 % des salaires entraîne une hausse de 0,3 % des prix à la consommation. « Cependant, il faut beaucoup plus qu’un an pour que l’ajustement cyclique des prix au choc des salaires soit en grande partie achevé »[4].
Cela pourrait impliquer qu’une partie de la récente hausse des salaires ne transparaît pas encore dans les données sur l’inflation allemande. Un facteur pourrait aussi compliquer les choses : selon une étude réalisée par la BCE, un environnement d’inflation basse est associé à une répercussion plus modérée[5]. Enfin, une recherche empirique effectuée par le FMI montre que l’impact de l’accélération de la croissance salariale sur l’inflation se renforce progressivement, pour atteindre un point culminant au bout d’environ six trimestres. « Dans l’ensemble, le taux de répercussion — défini comme le ratio entre la variation cumulée des prix et la variation cumulée des salaires — est d’environ un tiers ». De plus, cette transmission est d’autant plus faible que l’inflation est basse, que les anticipations d’inflation sont solidement ancrées et que la concurrence (étrangère et nationale) est intense. D’autre part, la baisse des marges bénéficiaires a tendance à entraîner une plus forte transmission mais, dans un environnement concurrentiel, les entreprises se retrouvent en proie à un dilemme : en relevant les prix pour protéger les marges, elles risquent, en effet, de pénaliser leurs volumes de ventes. Pour conclure, les goulets d’étranglement qui restent élevés (quoique moins qu’auparavant dans l’industrie manufacturière, en raison de la crise dans ce secteur) ont déjà conduit à des hausses salariales. Ces hausses vont, progressivement, entraîner une remontée de l’inflation, mais ce processus prend plusieurs trimestres et, comme le montre la recherche empirique, un certain nombre de facteurs (inflation basse, anticipations d’inflation solidement ancrées, concurrence intense dans certains secteurs) pourraient très bien limiter cette transmission. Compte tenu des conditions strictes fixées par le Conseil des gouverneurs de la BCE à tout changement de politique monétaire, il semble clair que la politique actuelle va rester en place pendant une longue période. La durée de cette « longue période » dépendra des données économiques. De toute évidence, la zone euro a besoin de plus de croissance.