Les rendements des obligations d’État américaines ont sensiblement augmenté depuis la fin du mois de juillet, une dynamique qui s’est accélérée au cours des trois dernières semaines. La hausse de la prime de terme semble déterminante même si les causes sous-jacentes ne sont pas clairement identifiées. En revanche, les conséquences ne font aucun doute : elles sont négatives pour l’économie. L’un des principaux canaux de transmission est le marché immobilier, et la demande de crédit en général devrait en pâtir. L’autre facteur à surveiller est le marché actions, le rendement des bénéfices (earnings yield) du S&P500 étant à présent inférieur à celui des obligations d’État à 10 ans. Tous ces facteurs freinent la croissance et pourraient convaincre le FOMC qu’il ne serait pas judicieux de relever une fois de plus les taux avant la fin de l’année, ce qui a priori devrait ramener les investisseurs vers le marché des Treasuries. Le pic des rendements n’aura peut-être été alors qu’un mauvais moment à passer.
Comme l’a déclaré Austan Goolsbee, président de la Banque de la Réserve fédérale de Chicago, le timing de la forte hausse récente des rendements obligataires constitue un casse-tête : pourquoi s’est-elle produite au cours des trois dernières semaines et pas plus tôt ?[1] :
Il est difficile de répondre à cette question. L’évolution des taux d’intérêt à long terme est soumise à un grand nombre de facteurs dont les effets divergent parfois : les anticipations relatives aux perspectives de croissance et d’inflation, les surprises liées à l’écart entre les données économiques publiées et les anticipations du marché, la politique monétaire, la communication des banques centrales, les besoins d’emprunt du secteur public, les évolutions de la demande des investisseurs, les rachats des banques centrales, le resserrement quantitatif, etc. Cette liste non-exhaustive témoigne de la complexité de l’univers des marchés obligataires. Il est néanmoins possible de regrouper certains facteurs. Au final, ce qui compte c’est le taux d’intérêt réel attendu, l’inflation anticipée et la prime de terme (figure 1)[2].
Le taux réel attendu est étroitement lié au cycle conjoncturel et reflète les anticipations relatives à la politique monétaire. L’inflation anticipée dépend de nombreux déterminants : les évolutions de l’inflation récente, l’orientation de la politique monétaire, la confiance dans l’efficacité de la politique monétaire, la crédibilité de la banque centrale, etc. Enfin, la prime de terme correspond à la somme de la prime de risque du taux d’intérêt réel et de la prime de risque d’inflation ; elle englobe les facteurs qui ne sont pas pris en compte dans les anticipations relatives aux taux d’intérêt réels à court terme et à l’inflation. L’un de ces facteurs est la préférence pour la sécurité des rendements en période de fléchissement de la croissance économique[3]. La prime de risque d’inflation dépend de la volatilité de l’inflation et du niveau de confiance dans la trajectoire d’inflation attendue. Les facteurs qui influent sur l’offre ou la demande — projections de déficits budgétaires, assouplissement quantitatif ou resserrement quantitatif, réallocations de portefeuille opérés par les investisseurs — auront aussi une influence sur la prime de terme.[4]
Dans un tel contexte, comment expliquer la hausse significative des rendements des obligations d’État américaines depuis la fin juillet et l’accélération de cette dynamique au cours des trois dernières semaines?? Les données publiées au mois d’août ont fait ressortir l’étonnante vigueur de l’économie. Comme le montre le nowcast de la Banque de la Réserve fédérale d’Atlanta pour le troisième trimestre, la croissance du PIB aurait quasiment atteint, au mois d’août, 6,0 % (taux trimestriel annualisé) (graphique 1). Cette estimation de la croissance s’est par la suite repliée — tout en restant élevée —, ce qui n’explique donc pas la hausse récente des rendements. Le message hawkish de la réunion du comité de politique monétaire de la Fed (FOMC) du 20 septembre — indiquant une orientation restrictive de la politique monétaire — a provoqué un bond des rendements, mais il n’explique pas pourquoi ces derniers ont continué à grimper par la suite.
Après la réunion du FOMC, les marchés ont intégré dans les cours un taux des fonds fédéraux en 2024 plus élevé, mais ce mouvement s’est stabilisé depuis (graphique 2). S’agissant des perspectives d’inflation, entre autres causes possibles, le graphique 3 montre que le point mort d’inflation[5] est resté stable au cours des trois dernières semaines. Après avoir diminué en août et rebondi début septembre, il a retrouvé son niveau de fin juillet. Ces différentes observations suggèrent que l’augmentation des rendements nominaux reflète essentiellement une hausse des rendements réels, qui résulte à son tour et en grande partie de l’accroissement de la prime de terme (graphique 4).
Différents facteurs peuvent expliquer l’évolution de cette dernière. L’un d’eux a trait à la bataille au Congrès pour remonter le plafond de la dette et éviter le risque d'une mise à l'arrêt de l'administration américaine (shutdown). Deuxième facteur : la perspective d’importants besoins d’emprunts publics bruts aux États-Unis l’année prochaine, conjuguée à une réduction de la taille du bilan de la Fed (resserrement quantitatif). Cela fait des mois que ces deux sujets sont sur la table, mais, curieusement, il semble que les investisseurs commencent à peine à s’y intéresser. Enfin, la hausse des rendements a peut-être provoqué des ordres de vente destinés à limiter les pertes (stop-loss selling), et entraîné une accélération de la dynamique récente.
Malgré le nombre d’explications possibles — et la liste n’est pas exhaustive —, le sentiment subsiste que les causes de la récente hausse sont difficiles à cerner. Austan Goolsbee a raison de parler à cet égard de « casse-tête ». Cependant, une question encore plus importante se pose : la hausse des rendements a-t-elle des conséquences sur l’économie?? La réponse est sans ambiguïté « oui ». L’un des principaux canaux de transmission est le marché immobilier. Le taux des prêts hypothécaires à 30 ans a atteint un niveau inédit depuis la fin des années 1990 (graphique 5) et la demande de crédit en général devrait en pâtir. L’autre facteur à surveiller est le marché actions, le rendement des bénéfices (earnings yield) — l’inverse du ratio cours/bénéfices ou PER – du S&P500 étant à présent inférieur à celui des emprunts d’État américains à 10 ans (graphique 6).
Pour conclure, la hausse des rendements des obligations d’État américaines entraîne un resserrement des conditions financières. Les coûts d’emprunt augmentent, la propension des investisseurs à prendre des risques peut diminuer et le malaise grandit lorsque l’on envisage les conséquences possibles qui tardent à se fait sentir. Tous ces facteurs freinent la croissance et pourraient convaincre le FOMC qu’il ne serait pas judicieux de relever une fois de plus les taux avant la fin de l’année, ce qui a priori devrait ramener les investisseurs vers le marché des Treasuries. Le pic des rendements n’aura peut-être été qu’un mauvais moment à passer.
William De Vijlder