La BCE insiste sur l’importance de faire preuve de patience avant d’envisager un resserrement monétaire malgré l’inflation actuellement élevée. D’après elle, l’inflation reculera l’année prochaine et il n’y aura pas de spirale salaires-prix. En outre, les attentes d’inflation demeurent solidement ancrées. Dans la zone euro, la demande est freinée par la hausse des prix de l’énergie. Augmenter les taux, en réaction à l’inflation induite par l’offre, pourrait réduire encore davantage la demande. Pour éviter ce scénario, la banque centrale a raison d’attendre, adoptant ainsi une approche de gestion des risques appliquée à la politique monétaire. Lorsque leur marge de manœuvre est limitée, les banques centrales confrontées à un niveau élevé d’incertitude opteront pour une approche patiente eu égard au coût potentiel d’une erreur de politique. Or, plus leur crédibilité est forte, plus elles pourront faire preuve de patience.
Dans leurs récentes déclarations, la présidente de la Banque centrale européenne et plusieurs membres du Conseil des gouverneurs ont évoqué la nécessité de faire preuve de patience avant d’envisager un durcissement de la politique monétaire, malgré des niveaux d’inflation élevés.
Plusieurs facteurs plaident dans ce sens. Premièrement, les responsables de la BCE sont fermement convaincus que, dès le début de l’année prochaine, l’inflation commencera à reculer sous l’influence d’effets de base favorables. Deuxièmement, malgré l’accélération attendue de la croissance des salaires, ils jugent improbable le développement d’une spirale salaires-prix. Troisièmement et en lien avec le point précédent, les anticipations d’inflation fondées sur le marché ou tirées des enquêtes restent bien ancrées. Un tel ancrage réduit la probabilité d’une spirale salaires-prix.
Récemment, des décideurs de la BCE ont insisté sur le caractère spécifique d’une partie, tout au moins, de la forte inflation actuelle. L’accélération marquée des hausses de prix est due à un choc d’offre négatif, marquée par une flambée des prix de l’énergie qui pèse sur le pouvoir d’achat des ménages et les bénéfices des entreprises. Cette « mauvaise inflation » constitue un frein pour la demande[1]. Une remontée des taux, en réaction à la hausse de l’inflation induite par l’offre, risquerait de réduire encore plus la demande. De plus, compte tenu du décalage considérable entre les décisions de politique monétaire et leur impact sur l’économie, on peut logiquement craindre qu’au moment où les taux directeurs commenceront à avoir un effet sur la demande, les raisons à l’origine du resserrement monétaire auront disparu du fait de la baisse des prix de l’énergie[2].
Avec le recul, le resserrement monétaire pourrait s’avérer prématuré. Pour éviter cela, il est normal que la banque centrale attende d’avoir davantage d’éléments pour prendre une décision plus éclairée. Cette approche de la gestion des risques appliquée à la politique monétaire a été introduite par Alan Greenspan pendant son mandat à la tête de la Réserve fédérale américaine. « Au vu de notre connaissance incomplète des principaux aspects structurels d'une économie en constante évolution, et des coûts ou avantages parfois asymétriques de certains résultats, une banque centrale doit considérer non seulement la trajectoire économique la plus probable, mais aussi la possibilité d’autres trajectoires. Les décideurs devront ensuite évaluer les probabilités, les coûts et les avantages des divers résultats possibles d'autres choix stratégiques. »[3]
On retrouve cette approche aujourd’hui dans l’utilisation récurrente du mot « optionalité » par les membres du Conseil des gouverneurs de la BCE[4]. Cette notion est d’abord apparue dans la littérature consacrée à l’investissement des entreprises en période d’incertitude. En 1980, Ben Bernanke[5] a montré que, lorsque l’investissement est irréversible, l’incertitude accroît la valeur [d’option] d’attente de nouvelles informations. Autrement dit, un jugement mieux informé réduit le risque, pour l’entreprise, de prendre les mauvaises décisions. Cependant, ce comportement peut retarder le taux d’investissement actuel : l’incertitude est préjudiciable à la formation de capital des entreprises.
Si l’on transpose ces notions à la conduite de la politique monétaire, la BCE et d’autres banques centrales dans les économies avancées sont confrontées à l’incertitude entourant les perspectives d’inflation. Cette situation est en grande partie liée à la question de savoir si la forte inflation déclenchée par le choc d’offre négatif pourrait conduire à une spirale salaires-prix. De surcroît, la marge de manœuvre de la banque centrale est très faible : les taux directeurs sont négatifs et des années d’assouplissement quantitatif ont influencé la valorisation des actifs financiers mais aussi celle des actifs réels, comme l’immobilier. En conséquence, l’efficacité d’un assouplissement supplémentaire pourrait être assez limitée. Pour la banque centrale, il est important d’éviter de créer les conditions qui rendraient un nouvel assouplissement nécessaire[6]. De plus, il semble probable que l’activité et la demande réagiraient plus rapidement à un resserrement de la politique monétaire qu’à un assouplissement de même ampleur, car, dans ce dernier cas, l’incertitude aurait augmenté et la confiance baissé entretemps.
Il faut du temps pour inverser ces « esprits animaux » négatifs. Par conséquent, un relèvement des taux, suivi d’une baisse équivalente, ne ferait qu’aggraver la situation économique. L’erreur de politique monétaire aurait donc un coût. Lorsque leur marge de manœuvre est limitée, les banques centrales, confrontées à un niveau élevé d’incertitude, opteront pour la patience eu égard au coût potentiel d’une erreur de politique. Plus leur crédibilité est forte, plus elles peuvent faire preuve de patience, car les anticipations d’inflation devraient rester bien ancrées. C’est la raison pour laquelle la BCE insiste fortement sur sa volonté d’agir quand les circonstances le nécessiteront.[7]