Eco Conjoncture

Vers une économie sobre en carbone

03/02/2019

L’Accord de Paris sur le climat, conclu lors de la COP 21 en 2015, plaide en faveur de la limitation du réchauffement climatique sous le seuil de 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle. Dans son dernier rapport, le GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) lance toutefois un avertissement : les mesures d’atténuation actuelles ne permettront pas d’atteindre cet objectif. Les investissements dans les infrastructures d’énergies renouvelables et d’électricité doivent être accrus. Il faut « décarboner » le secteur de l’énergie, recourir davantage à l’électricité et améliorer l’efficacité énergétique. Les intérêts commerciaux mais aussi l’impact social lié, en particulier, à la hausse du prix du carbone, compliquent la mise en place de politiques bas carbone. Quoi qu’il en soit, pour réduire de façon notable les émissions de gaz à effet de serre, une approche différente s’impose, conjuguant une tarification du carbone et des sanctions commerciales.

Dans son rapport spécial intitulé : « Global Warming of 1.5 °C » (Un réchauffement planétaire de 1,5°C), publié en octobre 2018, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), organisme de l’ONU chargé d’analyser les risques climatiques, met en garde contre l’accélération du réchauffement climatique[1]. L’augmentation de la température globale moyenne à la surface de la Terre, depuis la période 1850-1900, se situe dans une fourchette comprise entre 0,75°C et 0,99°C sur la décennie 2006-2015.

De manière générale, les surfaces terrestres se réchauffent nettement plus vite que les surfaces maritimes, et l’augmentation des températures extrêmes devrait y être nettement supérieure à celle de la température moyenne globale ; on observe déjà ce phénomène dans de nombreuses zones terrestres du globe. Le GIEC estime avec certitude que la hausse de la température globale – estimée à environ 0,2°C par décennie – s’explique par les émissions passées et actuelles de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Toujours selon le GIEC, à ce rythme le réchauffement planétaire pourrait atteindre 1,5°C à l’horizon de 2030 et entre 3 et 4°C à la fin de ce siècle.

Le rapport souligne l’importance de contenir le réchauffement de la planète à 1,5°C, au lieu de 2°C, afin de limiter les conséquences économiques du changement climatique ; cela permettrait, en outre, de plus grandes possibilités d’adaptation.

Toutefois, les conséquences d’une augmentation de 1,5°C pourraient déjà être significatives. En raison d’une augmentation du niveau de la mer de 0,26 à 0,77 mètre à l’horizon 2100, les basses zones côtières seront probablement submergées et certaines petites îles pourraient même être rayées de la carte. Il convient de noter que cela représente 0,1 mètre de moins que dans le scénario 2°C, soit dix millions de personnes exposées à de tels risques en moins. La biodiversité pourrait en pâtir également avec la disparition de certaines espèces. En outre, la pauvreté devrait augmenter, en particulier parmi les populations tributaires de l’agriculture et des activités côtières. On en voit déjà les prémices avec l’augmentation des phénomènes climatiques extrêmes, certaines régions connaissant de fortes précipitations à répétition, d’autres étant confrontées à une fréquence accrue d’épisodes de sécheresse.

Lors de la Conférence des Parties (COP 21), qui s’est tenue en décembre 2015 à Paris, les 196 parties (195 Etats, plus l’Union européenne) sont parvenues à la conclusion qu’il fallait limiter le réchauffement climatique à 2°C et poursuivre les efforts visant à le contenir à 1,5°C. La COP 24, qui s’est déroulée en décembre 2018 dans la ville polonaise de Katowice, a confirmé ces objectifs mais sans adopter les mesures nécessaires pour y parvenir.

La conférence n’a pas entériné le rapport du GIEC sur le réchauffement climatique de 1,5°C en raison de l’opposition de quatre pays producteurs de pétrole : les États-Unis, l’Arabie Saoudite, la Russie et le Koweït. D’importantes décisions ont une fois de plus été reportées à la prochaine COP qui se tiendra au Chili, à savoir la mise en place de procédures en vue du rehaussement des objectifs sur le climat et la mobilisation, promise depuis longtemps, de USD 100 mds d’aide financière annuelle en faveur de projets d’adaptation au changement climatique et d’atténuation de ses effets dans les pays en développement. Les participants à la COP 24 ont seulement réussi, in extremis, à s’accorder sur des règles de mesure, de notification et de vérification des émissions de carbone.

Développer et réorienter les investissements énergétiques

Comme le souligne le rapport du GIEC, pour parvenir à un monde à faible émission de CO2, il convient d’opérer une réorientation majeure des investissements, des énergies fossiles vers les sources d’énergies renouvelables. Cette évolution, aussi modeste soit-elle, est déjà à l’œuvre.

En 2017, les investissements dans des sources d’énergie bas carbone – énergies renouvelables et nucléaire – ont représenté plus de 70 % du total des investissements dans les centrales électriques, contre moins de 50 % dix ans auparavant. Néanmoins, les investissements énergétiques ont tendance à reculer, en particulier dans le secteur de l’électricité, du fait de la baisse des prix des équipements solaires photovoltaïques qui représentent 8 % du total des investissements énergétiques. Même si les extensions de capacités ont atteint des niveaux record, le coût des projets solaires photovoltaïques mis en service en 2017 a été inférieur, de près de 15 % par mégawatt de capacité installée, à celui de 2016 en raison des avancées technologiques et de leur déploiement dans des régions à faible coût. Par ailleurs, les extensions de capacités des parcs de centrales à charbon, hydro-électriques et nucléaires ont été moindres.

Pour autant, une bonne partie de la production d’électricité mondiale continue de dépendre des combustibles fossiles. La part de ces combustibles fossiles, dont la production d’électricité d’origine thermique, rapportée à l’investissement total dans l’approvisionnement énergétique, a augmenté, pour la première fois depuis 2014, et atteint 59 %. La chute des investissements dans les centrales au charbon et dans les approvisionnements en charbon a été compensée par d’importants investissements dans l’industrie pétrolière et gazière, en particulier aux États-Unis. Cette évolution ne concerne pas le seul secteur des schistes bitumineux, mais aussi les activités en aval de l’industrie pétrolière et gazière. Pour la première fois depuis plusieurs décennies, les États-Unis ont été le principal destinataire des investissements en pétrochimie[2].

Les politiques actuelles portant sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre sont insuffisantes pour maintenir le réchauffement climatique en dessous du seuil des 2°C. Les simulations effectuées à l’aide de modèles montrent que les objectifs climatiques nationaux (contributions nationalement déterminées ou CND), présentés avant la COP 21 à Paris par chacune des parties, sont plutôt timides par rapport à un scénario sans politique climatique[3] (graphique 1).

Les investissements annuels en énergie sont appelés à augmenter jusqu’à atteindre USD 2 586 mds par an, contre USD 2 481 mds dans le scénario de base. De plus, les émissions de gaz à effet de serre, dans le scénario CND, devraient progresser, mais moins que dans le scénario à politiques inchangées. Pour limiter le réchauffement climatique à 2°C, voire même à 1,5°C, les émissions de gaz à effet de serre devraient commencer à baisser vers 2020. Dans le scénario 1,5°C, elles devraient approcher de zéro vers 2050. Cela implique beaucoup plus d’investissements en infrastructures énergétiques durables. Dans le scénario 1,5°C, les investissements énergétiques doivent être accrus de plus d’un tiers par rapport au scénario CND, à USD 3 183 mds par an.

Le rapport du GIEC indique plusieurs voies possibles pour atteindre les objectifs bas carbone. Ces stratégies d’atténuation conjuguent trois éléments cruciaux. Premièrement, une restructuration rapide du secteur de l’électricité pour éviter un verrouillage des installations fonctionnant aux combustibles fossiles et accroître les capacités à partir de sources d’énergies renouvelables, comme le solaire et l’éolien. Dans le scénario CND, la part des sources d’énergies renouvelables dans l’électricité totale est appelée à augmenter, passant d’un peu plus de 30 % en 2015 à environ 70 % en 2050. Dans les scénarios 1,5°C et 2°C, le secteur de l’électricité sera presque entièrement « décarboné » à l’horizon 2050 (graphique 2).

Emissions de CO2 selon les différents scénarios
Capacités électriques à partir de sources d'énergies renouvelables

Deuxièmement, il convient d’améliorer l’efficacité énergétique et d’accroître l’électrification dans l’industrie, les transports et l’immobilier résidentiel et commercial. Dans les scénarios étudiés, l’efficacité énergétique (mesurée par le ratio entre la production économique et l’apport en énergie, rapporté à la série de base) s’améliore dans tous les secteurs. Même si dans ces scénarios, le PIB en parité de pouvoir d’achat (PPA) croît d’un facteur de 3,3 entre 2010 et 2050, la consommation d’énergie finale n’augmente presque pas dans le scénario 1,5°C (graphique 3). De plus, dans les scénarios 2°C et 1,5°C, la part de l’électricité dans la consommation d’énergie finale progresse de 19 % à 37 % et 46 %, respectivement (graphique 4). L’électricité étant presque intégralement décarbonée dans les deux scénarios, cela aurait un impact considérable sur les émissions de CO2.

Consommation d'énergie pratiquement stable dans un scénario à +1,5 C
Part de l'électricité dans l'énergie finale totale* dans un scénario à +1,5°C

Troisièmement, les technologies d’élimination du dioxyde de carbone doivent être développées et renforcées. Dans le scénario 1,5°C, les émissions de CO2 sont éliminées dans leur quasi-totalité en équipant de technologies de captage et de stockage du carbone les installations recourant au combustible fossile, ou en utilisant des terres afin de capturer le carbone dans les sols.

Parvenir à des trajectoires bas carbone

Dans les scénarios analysés, les prix du carbone constituent le principal outil permettant de placer l’économie sur une trajectoire bas carbone. En augmentant le prix des combustibles fossiles, les taxes carbones ont vocation à renchérir le coût de la production et de la consommation d’énergie à forte intensité de carbone et à inciter les acteurs économiques à se tourner vers des alternatives sobres en carbone en envisageant, par exemple, la construction de parcs éoliens au lieu des centrales électriques au charbon. Les recettes (fiscales) ainsi obtenues pourraient non seulement être affectées à des investissements appropriés visant une adaptation au changement climatique, mais aussi à l’abaissement d’autres taxes, comme l’impôt sur le revenu. Les effets macroéconomiques seraient être pratiquement neutres.

Les niveaux des taxes carbone, utilisés dans les modèles de simulation, sont déterminés en fonction d’objectifs politiques[4]. Ils varient considérablement selon les modèles et les scénarios, et leur valeur augmente avec les efforts d’atténuation réalisés (graphique 5). Dans le scénario 2°C, les prix du carbone s’inscrivent dans une fourchette de USD 33 à USD 186 (2010) par tonne de CO2 en 2030. Dans le scénario 1,5°C, ils se situeraient dans une fourchette de USD 110 à USD 475 (2010). À titre de comparaison, selon les prévisions du rapport de la Commission de haut niveau sur les prix du carbone, un prix compris entre USD 40 and USD 80 par tonne de CO2 en 2020 et entre USD 50 et USD 100/tCO2 en 2030 serait conforme aux objectifs de l’Accord de Paris[5].

Prix du carbone

Les taxes carbone, ou taxes « vertes », ne sont malheureusement pas assez largement répandues dans le monde. Moins de 20 % des gaz à effet de serre au niveau mondial sont actuellement couverts par des prix du carbone, et la plupart de ces prix sont bien inférieurs à USD 40 - USD 60 par tonne de CO2, soit le niveau recommandé par la Commission de haut niveau sur les prix du carbone pour 2017.

La consommation finale d’énergie représente le total de l’énergie consommée par les utilisateurs finaux (ménages, industrie et agriculture). Elle exclut l’énergie consommée par le secteur énergétique lui-même (ex. combustibles transformés dans les centrales électriques).

La situation s’améliore lentement. Selon l’OCDE, le déficit de tarification du carbone, qui mesure l’écart entre la tarification actuelle des émissions de carbone et les coûts climatiques réels, estimés à EUR 30 par tonne de CO2, était de 76,5 % en 2018, soit une légère progression par rapport à l’écart de 79,5 % mesuré en 2015 [6]. C’est dans les transports routiers que ce déficit est le plus faible (21 %) et dans l’industrie qu’il est le plus élevé (91 %).

Une approche différente s’impose

Les simulations montrent que les politiques actuelles de lutte contre la pollution ne sont pas suffisantes pour contenir le réchauffement climatique en dessous du seuil de 2°C. De plus, selon le rapport du GIEC, il serait préférable de le limiter à 1,5°C à peine. Cependant, l’incertitude persiste concernant l’accroissement des flux d’investissement et le redéploiement vers des alternatives sobres en carbone.

Même si les premiers signes du changement climatique sont déjà perceptibles, nombre d’acteurs continuent de nier l’urgence d’une action immédiate car, pour la plupart d’entre eux, les effets désastreux d’un tel changement ne se feront sentir que bien au-delà de l’horizon de prévision habituel. Dès lors que le changement climatique ne semble pas être une urgence immédiate, il est très tentant de jouer les « passagers clandestins » et de laisser aux générations futures l’essentiel des efforts en matière de réduction des gaz à effet de serre. Le danger est de rester ainsi enfermé dans un scénario à forte émission de carbone dont la sortie sera très coûteuse. C’est ce que Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, appelle « la tragédie des horizons »[7].

Normalement, la puissance publique devrait être tenue de mettre en place des politiques et un environnement réglementaire appropriés pour remédier aux défaillances du marché. La COP s’inscrit justement dans ce cadre en incitant les Etats à lutter contre le changement climatique au niveau supranational.

Pour les entreprises, la signature de l’Accord de Paris sur le climat a donné un signal les invitant à prendre en compte dans leur modèle économique la transition vers une société sobre en carbone. Certains ont ainsi commencé à utiliser un prix du carbone interne dans leurs activités commerciales et dans leurs décisions d’investissement.

Depuis le discours de Mark Carney, les institutions financières sont également plus sensibles au risque que représente le changement climatique pour leurs activités. Les investisseurs institutionnels, tels que les banques, les compagnies d’assurance et les fonds de pension, intègrent de plus en plus des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans leurs analyses financières. C’est l’un des facteurs à l’origine de l’envolée de la demande pour les obligations vertes[8]. En France, l’article 173 de la loi sur la transition énergétique impose aux détenteurs et gérants d’actifs de fournir des informations détaillées relatives à leur prise en compte du changement climatique. L’objectif est de réduire l’empreinte carbone des investisseurs institutionnels. Au Royaume-Uni, la Banque d’Angleterre a suggéré d’intégrer les risques liés au changement climatique dans ses tests de résistance annuels applicables aux banques en 2019.

D’une manière générale, les progrès réalisés dans la conception et la mise en œuvre de normes et de règlements afin d’atteindre les objectifs de Paris restent néanmoins extrêmement lents. En effet, tous les gouvernements ne partagent pas la même vision à long terme et certains sont contraints par des intérêts commerciaux. L’approvisionnement en combustibles fossiles et l’investissement dans l’énergie thermique relèvent de plus en plus d’entreprises publiques. Les électeurs peuvent, par ailleurs, ne pas être convaincus de la nécessité d’agir, a fortiori lorsque de telles mesures se révèlent coûteuses et risquent d’affecter leur mode de vie. Ainsi, les États-Unis se retirent-ils de l’Accord de Paris sur le climat car grand nombre des électeurs américains doutent de la réalité du changement climatique et craignent que l’industrie américaine ne soit lésée.

Finalement, la réduction des émissions mondiales de gaz à effet de serre par le biais d’objectifs nationaux s’avère très compliquée. Il est vrai qu’un objectif chiffré à l’échelle planétaire peut facilement se traduire par un prix-cible mondial, dans la mesure où un prix fictif (le prix optimal du carbone) peut être associé à chaque objectif quantitatif.[9]

Or, on passe difficilement d’un objectif chiffré mondial à des objectifs nationaux. Lors des négociations de la COP, chaque pays est incité à se fixer un objectif de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (CND) le plus bas possible. Dans ces conditions, il est facile de jouer les « passagers clandestins ». Résultat : l’ensemble de près de 200 objectifs chiffrés nationaux n’atteint pas les résultats attendus par l’accord de Paris.

D’un point de vue économique, un objectif de prix, ou une écotaxe, est préférable à un objectif chiffré, conformément au principe selon lequel les particuliers comme les entreprises doivent payer l’intégralité des coûts marginaux des émissions de carbone. Une fois ce prix fixé, tous les pays sont libres de concevoir des politiques permettant d’atteindre l’objectif de prix du carbone et de recycler le produit de la taxe. Cependant, la mise en place d’un prix carbone suffisamment élevé est assez problématique. En effet, sa hausse, ou en général celle des prix des carburants, peut soulever des problèmes de redistribution et se heurter à des résistances. Pour passer rapidement à des solutions alternatives moins coûteuses, le prix à payer pour les usagers est, en effet, très élevé.

De plus, une hausse de taxes carbone risque de désavantager de manière disproportionnée les populations rurales, qui ne bénéficient pas de réseaux de transport en commun satisfaisants. Enfin, le lien entre les taxes sur le carbone et les objectifs climatiques n’est pas toujours évident pour les contribuables, qui peuvent percevoir ces taxes comme un autre moyen de financer le budget public.

En France, une légère augmentation des taxes sur les carburants en 2018 a déclenché d’importantes manifestations, contraignant le gouvernement à annuler cette mesure. Récemment, dans l’État de Washington, les électeurs ont aussi rejeté une taxe carbone qui devait financer mise en place de projets d’énergies renouvelables et des aides destinées aux travailleurs impactés par son introduction. Pour obtenir le soutien des syndicats, d’importantes installations industrielles devaient être exonérées. La mesure aurait principalement frappé les entreprises du secteur du raffinage qui n’ont pas hésité à payer le prix fort pour faire échouer cette proposition.

L’une des solutions pourrait consister en un meilleur encadrement des politiques climatiques. Récemment, George Shultz et Ted Halstead ont proposé le « Carbon Dividends Plan »[10] (plan de distribution de la taxe carbone en dividendes). L’idée est simple. Elle repose sur l’instauration d’une redevance carbone dont les rentrées, ou « dividendes », seraient réparties de manière égale entre les contribuables. Les auteurs font valoir qu’un tel programme serait très populaire aux États-Unis, puisque plus des deux tiers des ménages américains seraient gagnants dans la mesure où ils recevraient davantage sous forme de versements de dividendes qu’ils ne paieraient du fait de l’augmentation des prix de l’énergie. Les foyers les plus aisés ayant tendance à polluer plus dans l’absolu, ils supporteraient les coûts les plus élevés, tandis que les gains nets les plus importants iraient, selon les auteurs, aux déciles de revenus les plus bas.

Le risque de « fuite du carbone » reste un problème non résolu. La hausse des taxes carbone peut inciter les entreprises à délocaliser leurs activités les plus polluantes dans des pays dont la législation environnementale est moins sévère. Une telle mesure aurait un effet négatif sur l’activité industrielle et n’entraînerait pas de réduction des émissions mondiales. William D. Nordhaus, lauréat 2018 du prix Nobel d’économie, préconise la formation de groupes d’Etats, appelées « clubs climatiques »[11]. Ces groupes s’accorderaient sur un prix du carbone émis à l’intérieur de leurs frontières sous la forme d’une taxe carbone intérieure ou d’un système de plafonnement et d’échange de droits d’émission.

Le groupe appliquerait des droits de douane à ses frontières sur les importations en provenance du reste du monde. Cela aurait pour effet d’inciter d’autres pays à rejoindre le club climatique et de limiter ainsi la fuite du carbone. Les entreprises qui exportent vers des pays n’appliquant pas de taxe carbone bénéficieraient d’une remise de taxes.

Deux options sont envisagées pour déterminer le niveau de ces droits de douane. La première consisterait à les fixer en fonction du contenu en carbone des importations. Ce système permettrait de remédier à une distorsion de la concurrence due au fait que les producteurs n’appartenant pas à la coalition ne seraient pas affectés par la taxe carbone. D’après certains précédents, de tels droits de douane seraient conformes aux règles de l’OMC[12] . Cela se heurte néanmoins à l’impossibilité de calculer le contenu en carbone de chaque importation et implique donc de procéder à des estimations. Le professeur Dieter Helm suggère, à cet égard, de se concentrer sur un petit nombre d’industries à forte intensité énergétique, comme l’industrie sidérurgique et l’industrie chimique[13]. Nordhaus privilégie, pour sa part, la deuxième approche, plus approche simple à mettre en œuvre : l’instauration d’une taxe uniforme aux frontières. De plus, en fixant le taux d’imposition à un niveau suffisamment élevé, les pays seraient incités financièrement à rejoindre la coalition. Les deux options seront probablement contestées sur le plan juridique et pourrait nécessiter une modification du droit international.

La conférence des parties et l’Accord de Paris sur le climat présentent un défaut majeur : le processus n’est pas, à proprement parler, assez contraignant. Les pays peuvent dénoncer l’accord sans encourir de pénalités. En outre, ils sont, pour le moment, libres de formuler leurs propres objectifs et ils ne sont pas soumis à des sanctions si ces derniers ne sont pas atteints. Ainsi Nordhaus conclut-il son allocution, devant l’Association américaine d’économie en déclarant que « à défaut de sanctions, il ne peut y avoir de coalition stable sur le climat autre qu’une coalition sans coopération et dont le niveau de réduction des émissions est voué à rester faible ». En revanche, « un traité international sur le climat conjuguant un objectif de tarification du carbone et des sanctions commerciales pourrait contribuer à une réduction sensible des émissions »[14].

Prévisions de la croissance et de l'énergie (investissement, capacité, consommation) 2020-2050


[1] https://www.ipcc.ch/sr15/

[2] AIE, 2018, World Energy Investment 2018, Paris.

[3] Les simulations sont faites à partir de six modèles d’évaluation mondiaux intégrés. Les résultats ont été publiés dans McCollum, David L., et al. "Energy investment needs for fulfilling the Paris Agreement and achieving the Sustainable Development Goals." Nature Energy (2018): 1. Dans la présente étude, nous utilisons les moyennes des six modèles. Les résultats sont résumés dans le tableau 1 à la fin du document.

[4] Cette approche se distingue de celle du coût social du carbone, un concept utilisé dans l’analyse coûts-bénéfices qui correspond à la valeur monétaire actualisée des dommages nets totaux résultant de l'émission d'une tonne de CO2 supplémentaire.

[5] Stiglitz, J.E. et N. Stern (2017), Rapport de la Commission de haut niveau sur les prix du carbone.

[6] OCDE, 2018, Effective Carbon Rates 2018, Paris.

[7] Discours prononcé par Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Conseil de stabilité financière, devant la Lloyd’s of London, Londres, 29 septembre 2015.

[8] Raymond Van der Putten, 2015, Changement climatique : un défi sans précédent en termes d’investissement et de financement, BNP Paribas Conjoncture, octobre.

[9] Raymond Van der Putten, 2011, Les politiques sur le changement climatique après Cancún, BNP Paribas Conjoncture, septembre.

[10] George P. Shultz et Ted Halstead, 2018, The Dividend Advantage, The Climate Leadership Council.

[11] William Nordhaus, 2014, Climate Clubs: Designing a Mechanism to Overcome Free-riding in International Climate Policy, Allocution du président devant l’Association économique américaine, 4 janvier 2014, publié dans l’American Economic Review 2015, 105(44) : 1339-1770.

[12] Joseph Stiglitz, 2006, A New Agenda for Global Warming, The Economist’ Voice 3(7).

[13] Dieter Helm, 2010, A Carbon Border Tax Can Curb Climate Change, Financial Times, 5 septembre.

[14] Nordhaus (2014), op. cit., page 1368

LES ÉCONOMISTES EXPERTS AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

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