Records de températures en Chine et aux États-Unis, incendies géants au Canada, sécheresses historiques en Espagne et au Maroc… : l’été 2023, qui se présente comme le plus chaud jamais enregistré, confirme, s'il en était encore besoin, que le changement climatique est là, que ses effets s’accentuent, et qu’il n’épargne personne. Son origine réside dans un phénomène connu de longue date, puisque identifié pour la première fois en 1824 par le mathématicien français Joseph Fourier : l’effet de serre, en l’occurrence celui que provoquent les activités humaines en rejetant dans l’atmosphère quantité de gaz du même nom.
Il s’agit d’un processus cumulatif qui, sauf à risquer un réchauffement planétaire intolérable, devra s’interrompre. Aujourd’hui, plus aucun doute scientifique ne subsiste quant à l’urgence de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), ceci afin de tendre vers la neutralité climatique, au mieux à horizon 2050. Cela veut dire se passer presque complétement de charbon, de pétrole ou de gaz d’ici à trente ans, ce qui, dans un monde façonné depuis deux siècles par la révolution industrielle, implique l’une des plus profondes transformations de l’histoire.
DEUX CENTS ANS D’HABITUDES
D’Adam Smith à nos jours, la richesse des nations s’est bâtie sur les énergies fossiles. Connu depuis le Moyen-Âge, le charbon a alimenté les machines à vapeur qui, dès la fin du XVIIIe siècle, ont permis la révolution industrielle. Deux cents ans plus tard, il continue de jouer un rôle important dans le développement des grandes économies d’Asie, comme la Chine et l’Inde. Le pétrole et le gaz sont devenus consubstantiels à nos modes de vie, depuis le remplacement des lampes à huile jusqu’à leur utilisation dans les transports, l’agriculture, la chimie, le textile, etc. En 2022, l’ensemble des combustibles fossiles représentaient encore 82% de la consommation d’énergie soit, à l’échelle de la planète, 137 236 térawattheures1.
Dans un monde qui aurait omis d’exploiter les richesses du sous-sol et serait resté mû par la force animale, une telle puissance est tout bonnement inconcevable. Elle équivaudrait au bas mot à celle d’un attelage de 100 milliards de chevaux, au demeurant mal réparti : 200 têtes en moyenne pour une famille de quatre personnes aux États-Unis, contre moitié moins dans l’Union européenne et quinze à vingt fois moins en Afrique2. Le produit intérieur brut (PIB) n’étant jamais qu’une conversion d’énergie, sa courbe a logiquement décollé avec l’exploitation des ressources fossiles. Entre 1820 et aujourd’hui, sa valeur réelle (corrigée de l’inflation) a été multipliée par 100 dans le monde ; l’humanité a vu ses conditions matérielles autant que ses effectifs bouleversés. À 8 milliards d’individus, elle se retrouve huit fois plus nombreuse qu’au début du XIXe siècle, mais aussi infiniment mieux lotie, avec un niveau de richesse (un produit intérieur brut réel par habitant) plus que décuplé, et une espérance de vie à la naissance plus que doublée3.
S’être affranchi durant deux siècles de la sinistre loi de Malthus n’est pas le moindre exploit à mettre au compte de « l’homme industriel ». Il est cependant une autre loi avec laquelle il lui faudra toujours composer, qui est celle de la conservation de l’énergie. Dans un monde clos, rien ne se crée ni ne disparaît, tout se transforme : pas plus que le mouvement perpétuel n’existe, les combustibles fossiles ne fabriquent de miracle. Fruit de millions d’années de décomposition de matières organiques, leurs réserves ne se remplacent pas et sont donc vouées à s’épuiser. Quant à leurs sous-produits que sont les gaz à effet de serre, la cote d’alerte de leur accumulation dans l’atmosphère nous est rappelée, chaque année avec un peu plus d’insistance, par le dérèglement climatique.
D’après les évaluations du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), les émissions nettes de GES issues des activités humaines de production, mais aussi d’utilisation et d’affectation des sols, atteignent 55 à 60 milliards tonnes d’équivalent CO2 (Gt CO2 eq) par an4. Parmi elles, le dioxyde de carbone (CO2) occupe une place prépondérante (64%), non pas qu’il soit le plus opaque au rayonnement infrarouge terrestre (le méthane, le protoxyde d’azote ou même la vapeur d’eau le sont bien davantage) mais parce que sa durée d’existence, multiséculaire, est particulièrement longue. La surcharge en carbone de l’atmosphère, qui équivaut à non moins de 4 400 tours Eiffel par jour5, est ainsi largement irréversible. L’air que nous respirons porte les traces du premier voyage Liverpool-Manchester en train à vapeur (1830), de la croisière tragique du Titanic (1912), du premier vol transatlantique de Charles Lindbergh (1927), de la mission Apollo 11 vers la Lune (1969) et plus banalement de tous les actes passés ou présents ayant nécessité la combustion de matières fossiles.
Si l’on se réfère à l’ère préindustrielle (par convention, la période 1850-1900), le cumul des rejets anthropiques de CO2 s’élève à 2 400 milliards de tonnes et aboutit à une concentration atmosphérique de 418 parties par million (ppm) en 2022, la plus forte depuis au moins 2 millions d’années. La hausse associée des températures (l’effet de serre) atteint 1,2°C en moyenne à la surface du globe, tandis qu’elle a déjà dépassé 2°C en Europe, l’un des endroits aujourd’hui le plus enclin à se réchauffer6. Le phénomène est, là encore, irréversible, l’une des rares certitudes qu’autorise l’avenir étant qu’il va s’accentuer.
RÉCHAUFFEMENT, LES CONSÉQUENCES VUES DU GIEC
S’il n’est plus remis en cause, l’épisode actuel de réchauffement climatique se trouve parfois relativisé au motif qu’il n’est pas le premier et que, de tous temps, le climat a varié. La Terre n’ayant pas d’orbite régulière (elle subit l’influence des grandes planètes du système solaire), la température à sa surface évolue en fonction des quantités d’énergie radiative qui lui parviennent et qui déterminent, par exemple, les grands cycles du quaternaire. Entre la fin de la dernière ère glaciaire (il y a 10 000 à 15 000 ans) et aujourd’hui, l’atmosphère s’est réchauffée de quelque 6°C en moyenne7. La France du paléolithique, qui ressemblait à l’actuelle Sibérie, a évolué vers un climat tempéré. Ces nouvelles conditions, également présentes dans toute l’Europe, ont favorisé l’apparition de l’agriculture (vers 7 000 ans avant J.-C.) et la sédentarisation des peuples de chasseurs-cueilleurs, auparavant tenus de parcourir des territoires immenses au gré des migrations animales. Bien avant l’explosion démographique de la révolution industrielle, l’humanité escaladait la toute première marche de son expansion8.
Ce qui se joue à présent est cependant d’une tout autre nature. Pour la première fois, les causes du changement climatique ne sont plus naturelles mais anthropiques, autrement dit liées aux activités humaines. Les échelles de temps s’en trouvent bouleversées : au rythme observé depuis cinquante ans, la hausse des températures est 30 à 50 fois plus rapide que toutes celles qui l’ont précédée. Au-delà de son ampleur, c’est bien la soudaineté du phénomène qui pose la question de l’adaptabilité des espèces et inquiète la communauté scientifique.
Le réchauffement accéléré de la planète entraîne un accroissement de la mortalité et de la morbidité humaines, par hyperthermie, stress, ou du fait de maladies infectieuses ; une intensification des sécheresses, incendies, ouragans, inondations et glissements de terrains, notamment dans les villes et régions côtières de faible altitude ainsi que dans les zones montagneuses où s’affaiblit la cryosphère ; des pertes de biodiversité dans les écosystèmes terrestres, fluviaux et océaniques ; une diffusion de l’insécurité alimentaire en lien avec la variabilité accrue des rendements agricoles, etc.
Pour l’appréhender, le GIEC utilise depuis 2001 une « échelle thermique » variant du blanc-jaune (risques indétectables à mesurés) au rouge-violet (risques élevés à très élevés), qu’il décline selon cinq grands « motifs de préoccupation » (RFC, encadré 1). Son jugement, à mesure qu’il s’affine, est que l’aggravation des conséquences du réchauffement devient plus probable à des seuils d’élévation de température moindres qu’initialement estimés (les échelles thermiques s’empourprent…). Le sixième rapport de 2023 indique, par exemple, que la zone critique concernant les écosystèmes uniques (glaciers de montagne, récifs coraliens, RFC1) ou encore les phénomènes météorologiques extrêmes (RFC 2) est d’ores et déjà atteinte, alors que le cinquième rapport de 2014 la situait plutôt aux alentours 1,5°C d’augmentation des températures globale. La limite des 2°C s’avèrerait elle-même moins protectrice qu’imaginé en 2009, lorsqu’elle fut pour la première fois tracée à l’occasion de la quinzième conférence des parties (COP 15) de Copenhague. Dès ce stade, a fortiori au-delà, la survenue d’évènements uniques de grande ampleur (RFC5) correspondant à des « seuils de rupture » climatique ne peut plus être formellement exclue. Il pourrait s’agir de la dislocation de tout ou partie des calottes glaciaire du Groenland ou de l’Antarctique ouest, ou encore de l’effondrement de la circulation méridienne des courants d’Atlantique (AMOC), identifiés par les scientifiques du climat comme des risques extrêmes à l’horizon de la fin de ce siècle.
Envisager le pire ne revient toutefois pas à l’annoncer. Dans les scénarios du GIEC, l’aggravation des conséquences du réchauffement n’est pas une fatalité mais dépend avant tout de l’action humaine. En matière d’adaptation, les experts saluent le renforcement de la prévention des risques (systèmes d’alertes météorologiques…) ainsi que des infrastructures (digues, barrages, aménagements des rives…) qui, selon toute vraisemblance, a déjà permis d’épargner des vies. Mais ils notent que les progrès restent incomplets et, souvent, loin des ambitions affichées par les États. En outre, les investissements dans la résilience climatique obéissent davantage à des situations d’urgence qu’à une stratégie globale de long terme ; leur déploiement géographique est aussi très inégal. Dans les pays à faibles revenus, le manque de financement reste le premier obstacle, même s’il n’est pas le seul (les dimensions institutionnelles, socio-culturelles ou encore géophysiques entrent en ligne de compte).
Or c’est précisément là que vivent les populations les plus vulnérables et que l’effort d’adaptation apparait à la fois comme le plus nécessaire et, potentiellement, le plus bénéfique. En Amérique latine, en Afrique, ou encore en Asie-Pacifique, ce n’est pas tant la production industrielle ou d’énergie qui est responsable de l’accumulation de CO2, dans l’atmosphère que le changement d’affectation des terres : intensification des pratiques agricoles, artificialisation des sols, déforestation9. Dans ces régions du monde, encore plus qu’ailleurs, la résistance au changement climatique se conjugue avec une gestion plus durable des ressources terrestres (réduction des monocultures, limitation des intrants, reboisement, diversification des essences) ou marines (développement de l’aquaculture, respect de quotas de pêche, instauration de zones protégées). Elle passe aussi par la restauration des espaces naturels (haies, prairies, forêts, zones humides) et leur insertion dans de « nouveaux » modes de production alimentaire, en réalité éprouvés de longue date : agroforesterie, couverts végétaux d’interculture, travail en semis directs, etc. Avec le renforcement et la sécurisation des réseaux d’énergie ou encore l’adaptation des politiques urbaines (lutte contre l’étalement, amélioration de la performance énergétique des bâtiments, végétalisation) la réhabilitation et la valorisation des écosystèmes figurent parmi les premières lignes de défense contre le réchauffement identifiées par le GIEC. Sur le plan politique, l’idée fait son chemin, comme en témoigne le tout premier accord multilatéral sur la préservation de la biodiversité signé en 2022 à Montréal10.
Néanmoins, quels que soient les plans de résilience envisagés, tous sont assortis de la même mise en garde : leur coût augmentera et leur efficacité baissera à chaque dixième de degré supplémentaire de hausse globale des températures. Face au changement climatique, les efforts d’adaptation et d’atténuation s’entremêlent, ce qui invariablement ramène à la problématique de baisse des émissions de gaz à effet de serre et aux moyens d’y parvenir.
TRENTE ANS POUR AGIR
Rester sur la trajectoire actuelle n’est pas une option. Certes, le paquebot a commencé à virer de bord : les émissions nettes mondiales de GES ont crû de 0,5% par an en moyenne entre 2012 et 2022, soit quatre fois moins vite que lors des dix années qui ont précédé, marquées par le décollage économique de la Chine et de l’Inde. La modération des rythmes de croissance consécutive à la crise financière de 2008, mais aussi l’engagement des premiers véritables efforts de lutte contre le changement climatique, expliquent l’inflexion de tendance. Toutefois, une simple extrapolation de celle-ci sur la base des politiques mises en œuvre conduirait encore à un réchauffement planétaire de 3,2°C à horizon 2100 (le scénario médian du GIEC), avec une probabilité « forte à très forte » que l’ensemble des risques précédemment évoqués se matérialisent.
Il faudra donc faire mieux ou plutôt, en matière de rejets, beaucoup moins. En se focalisant sur l’un des gaz à effet de serre les plus tenaces et présents dans l’atmosphère - à savoir le CO2 - les émissions nettes mondiales devraient être immédiatement réduites, de manière rapide et continue, pour espérer rester dans le cadre de l’Accord de Paris défini en 2015. Le respect de la limite de 1,5°C impliquerait de les diviser par deux d’ici à 2035, pour une neutralité climatique (zéro émissions nettes) impérative aux alentours de 2050. Le maintien sous la barre des 2°C est à peine moins exigeant, dans la mesure où il ne laisse que vingt ans de plus pour parvenir au même résultat.
Le captage et stockage géologique du CO2 (CSC) permettront peut-être un jour d’accompagner le retour sous terre des « cendres » de la révolution industrielle11. Le GIEC compte d’ailleurs dessus pour étayer, à l’horizon de la seconde moitié de ce siècle, ses scénarios les plus favorables. Mais dans l’état actuel des techniques et connaissances, le CSC n’offre qu’un potentiel limité pour la réduction nette des émissions, tandis que « sa difficile mise en œuvre et son coût très élevé [en] font une solution risquée qui arrive en dernier ressort dans une analyse coûts-bénéfices » (Agence française de développement et de maitrise de l’énergie, 202012).
Faudra-t-il, dès lors, pour changer radicalement de cap, en passer par la décroissance ? Après deux-cents ans d’histoire commune, nul doute que PIB et carbone conservent des liens solides et compliqués à défaire13. Pour autant, résumer l’avenir à la seule alternative entre croissance et climat conduirait à une impasse (Pisani-Ferry, 2023)14. Si, pour diverses raisons (philosophiques, éthiques, religieuses…), il s’est toujours trouvé des individus ou groupes d’individus pour y renoncer, l’amélioration des conditions matérielles d’existence reste un puissant moteur des sociétés, autant que l’un des gages de leur cohésion. La baisse des niveaux de vie, lorsqu’elle intervient en phase de récession ou, pire, de dépression économique, ne relève pas d’un choix collectif organisé, mais d’un phénomène subi. Le discours décroissant implique du chômage ; il est socialement inflammable dans les pays avancés, où la question de la répartition des richesses, par exemple entre actifs et retraités, est déjà prégnante ; dans les pays en développement, il est inaudible.
Dans les « trajectoires socio-économiques partagées » (Shared Socioeconomic Pathways, SSPs) attachées aux différentes projections d’émissions de CO2 du GIEC, l’appauvrissement (la baisse du PIB par tête) n’a pas sa place, contrairement à la sobriété, qui est une notion distincte. Celle-ci peut être définie comme l’économie d’énergie qui, au-delà de celle autorisée par le progrès technique, résulte du changement de comportement des ménages et des entreprises. L’ADEME indique qu’il peut s’agir d’une sobriété d’usage (baisse du chauffage ou de la climatisation, choix de déplacements à pieds ou à vélo pour les trajets courts, consommation d’articles recyclés, priorisation des commerces de proximité, limitation de la consommation de viande, etc.), d’une sobriété dimensionnelle (limitation de la taille des véhicules ou des maisons, etc.) ou encore d’une sobriété coopérative (priorisation des transports et de l’habitat collectifs, covoiturage, recours à la colocation plutôt qu’à l’achat individuel d’équipements, etc.)15.
Qualifié de « non négociable » il y a trente ans par le président des États-Unis16, le mode de vie des sociétés fait pourtant désormais partie des paramètres de l’équation à résoudre afin d’infléchir la course du changement climatique. Son adaptation, spontanée ou orchestrée par les États, n’est toutefois pas la principale réponse : dans les scénarios du GIEC comme de l’ADEME, elle conforte davantage qu’elle ne fonde l’hypothèse « net zéro », qui repose avant tout sur la transition énergétique et le remplacement du capital « brun » (assis sur les combustibles fossiles) par du capital « vert » (assis sur les énergies renouvelables, cf. encadré 2).
La meilleure réponse à apporter aux thèses décroissantes est ainsi de nature technologique : c’est en décarbonant, par de nouveaux moyens sans cesse plus efficaces son mix énergétique, que l’Union européenne parvient, par exemple, à moins émettre, sans sacrifier pour autant son activité : depuis 1990, son empreinte carbone par habitant (qui tient compte des émissions nettes importées de CO2) a baissé de 25%, tandis que son PIB réel par habitant a crû de 54%17.
L’objectif principal du plan « fit for 55 » adopté par le Conseil européen en 2022 est de hisser la part des renouvelables d’un peu plus de 20% de la consommation finale d’énergie aujourd’hui à 40% ou 45% en 2030. Dans certains pays (France, Pays-Bas, Finlande, Suède…) l’effort va s’accompagner d’une relance de la filière électronucléaire, la finalité (la seule compatible avec la neutralité climatique) étant d’éliminer les hydrocarbures du mix énergétique à horizon 2050. Bien que marquant des différences de stratégie ou d’agenda, l’Inflation Reduction Act américain (IRA) engage les États-Unis sur une voie similaire.
Révolution des technologies « vertes »
Promises à un grand avenir, les technologies « vertes » n’évitent pourtant pas les critiques, qui sont généralement de trois ordres : leur intensité capitalistique est forte, ce qui les rend encombrantes, consommatrices de ressources naturelles (métaux ou encore énergies fossiles) et, finalement, pas si « vertes » que cela ; elles ne sont pas pilotables pour ce qui est du solaire et de l’éolien qui sont et demeureront des énergies intermittentes ; elles coûtent cher et impliquent des investissements conséquents, que seuls les pays riches paraissent en mesure d’assumer. Considérons tour à tour chaque point.
Rien ne se crée, tout se transforme. Pour en revenir à la loi de conservation de l’énergie, la constitution d’un capital vert ne se fait évidemment pas ex nihilo mais, le plus souvent encore, à partir de matières fossiles : c’est le cas de l’hydrogène qui, à plus de 90%, s’obtient par vapocraquage d’hydrocarbures, mais aussi des panneaux solaires, des batteries électriques, ou des éoliennes, qui nécessitent d’extraire et de raffiner des métaux avec, toujours en arrière-fond, l’usage de gaz, de pétrole ou de charbon. Paradoxalement, c’est en s’appuyant sur ce dernier que la Chine s’est hissée au rang de leader incontesté des technologies « vertes », jusqu’à dominer, pratiquement sans partage, la filière des cellules photovoltaïques (70% de l’offre mondiale) ou des batteries lithium-ion (75% de l’offre mondiale).
Le jeu qui consiste à chasser le fossile par la porte pour le voir revenir par la fenêtre en vaut-il, finalement, la chandelle ? La réponse est « oui », tant que l’opération se solde par une économie de gaz à effet de serre. Pour l’apprécier, il est d’usage de comparer le bilan carbone de chaque technologie, non pas dans l’instant, mais sur un cycle de vie complet (fabrication, transport, utilisation, destruction-recyclage). Or le verdict est sans appel : pour produire de l’énergie, il est infiniment préférable de cristalliser du fossile dans du capital, plutôt que de le brûler directement, qui plus est avec déperdition de chaleur. Là où une centrale thermique classique émettra entre 900 et 450 grammes d’équivalent CO2 par kilowattheure (selon qu’elle fonctionne au charbon ou au gaz), un parc solaire se contentera d’environ 45 grammes, un champ d’éoliennes d’à peine 15 grammes, une centrale nucléaire d’encore moins (12 grammes, d’après la médiane des évaluations du GIEC)18.
Il n’y a pas de match, si ce n’est sur le terrain de l’intensité capitalistique : à production équivalente, les technologies vertes exigent plus de matériaux, en particulier de métaux, que d’autres, avec pour corollaires un moins bon rapport poids-puissance et une plus grande occupation d’espace. Mais ici, le progrès technique est tel que des limites réputées infranchissables sont sans cesse repoussées. Principale responsable de l’accroissement de la demande mondiale de minéraux, la filière des véhicules électriques pourrait se trouver bientôt révolutionnée (possiblement dans les cinq à dix ans) par la technologie des batteries « sèches » ou « solides », à la fois plus sûre, économe et performante que celle, aujourd’hui dominante, du lithium-ion19.
Avec l’adjonction de pérovskite au silicium qui les compose, les cellules photovoltaïques sont proches d’atteindre (quand elles ne la dépassent pas déjà sous certaines conditions) la barre des 30% de rendement, pourtant longtemps considérée comme un plafond théorique absolu. Dans un pays comme la France, où l’on envisage de faire rouler des trains à grande vitesse à l’énergie solaire20, le saut technologique est suffisant pour reconsidérer certains arbitrages : dans la situation actuelle, il faut recouvrir de panneaux environ 4 000 hectares (40 km2) de terrains et toitures pour obtenir l’équivalent de la production annuelle d’un réacteur de 900 mégawatts. D’ici dix ans, il est envisageable de diviser cette surface par deux21. De la même manière, les projections d’empreinte au sol des éoliennes sont susceptibles d’être revues en baisse avec l’amélioration des rendements. Le gestionnaire du réseau de transport d'électricité français RTE estime que, sans toucher au nucléaire, il faudrait viser quelque 30 000 mâts terrestres, soit un quasi-quadruplement du parc, pour atteindre la neutralité carbone en 2050 (RTE, 202122). Or, les puissances sur lesquelles il se base (2,5 mégawatts par éolienne) sont déjà dépassées par les appareils de dernière génération.
Dans les mix énergétiques du futur, la lumière du soleil ainsi que le vent devront fournir l’essentiel de la production d'électricité (jusqu’à 75% dans l’UE selon l’institut de recherche EMBER23), ce qui implique de contourner l’obstacle de leur intermittence. Or, sur ce terrain aussi, des avancées significatives ont lieu. La mesure des flux en temps réel, le recours à la très haute tension pour le transport de courant continu (HVDC, High Voltage Direct Current), ou l’équipement de transformateurs de nouvelle génération vont permettre une bien meilleure intégration dans les réseaux des sources d’énergies renouvelables, y compris lorsqu’elles sont très éloignées les unes des autres. Le couplage éoliennes-batteries, outre le fait qu’il ouvre une voie de recyclage intéressante pour ces dernières, apporte une réponse crédible en matière de stockage de l’électricité et d’équilibre en temps réel des systèmes. En France, l’expérimentation « Ringo » menée par RTE, offre par exemple déjà 10 mégawatts de capacités redistribuables.
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L’année 2022 restera attachée au déclenchement de la guerre en Ukraine, mais peut-être aussi au moment où, pour la première fois en Europe, le solaire et l’éolien ont supplanté le gaz dans la génération d’électricité. Face à l’urgence climatique, une bascule technologique s’opère. Une production d’énergie à grande échelle ne faisant plus appel aux combustibles fossiles devient imaginable, le tout étant de savoir pour qui, et à quelle échéance.
Le fait est que la plupart des pays qui, jusqu’à présent, parviennent à concilier croissance et décarbonation partent d’un niveau de richesse élevé (les deux-tiers appartiennent au quartile supérieur de la distribution mondiale des PIB par habitant24) ; au bas de l’échelle des revenus, le recul des émissions reste l’exception plutôt que la règle.
Si les énergies « brunes » sont sans concurrence aux premiers stades du développement économique, c’est que leur accessibilité comme leur prix le permettent encore. Il n’en demeure pas moins que, face à elles, les alternatives « vertes » apparaissent de plus en plus crédibles, d’un point de vue technique mais aussi financier. En à peine quinze ans, le coût de l’éolien terrestre a été divisé par trois, celui du photovoltaïque par dix. À environ 30 dollars le mégawattheure pour l’un, 50 dollars le mégawattheure pour l’autre25, il rend les arbitrages en faveur du gaz ou du charbon moins systématiques, pas seulement dans les pays développés. Parmi les quinze fermes solaires les plus puissantes qui opèrent dans le monde, quatre sont installées en Inde, six en Chine. La Chine est encore le pays qui, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), investit le plus dans sa transition énergétique : USD 511 milliards en 2022, près du double des montants de 2015 et davantage que tous les autres pays émergents réunis26.
Les investissements sont là, mais il faudra encore les multiplier, en Chine comme ailleurs, pour espérer amener la courbe des émissions sur une trajectoire « net zéro ». À l’échelle mondiale et à horizon 2030-35, ils devraient atteindre USD 4 500 milliards annuels27, soit largement plus du double des montants aujourd’hui consacrés à la lutte contre le changement climatique. Un effort conséquent, à mener sur peu de temps, mais plus que jamais nécessaire.
Jean-Luc Proutat
Achevé de rédiger le 18/07/2023