Toutes ces considérations montrent la complexité de l'approche fondée sur le ciblage du niveau des prix. Par ailleurs, on peut s'interroger sur les conséquences de cette politique en termes de risque de formation de bulles et de volatilité sur les marchés financiers. «?Des taux bas pendant plus longtemps?» impliquent que les actifs à risque (actions, obligations d'entreprise, immobilier) atteindraient des niveaux de valorisation élevés, portés par la conviction que la politique monétaire devrait rester accommodante tant que le déficit cumulé d'inflation n'aura pas été corrigé. On peut imaginer quelle serait la réaction des marchés lorsque l'écart du niveau des prix serait sur le point d'être comblé (aux alentours du T2 d’après le graphique) dans la mesure où cela alimenterait les attentes d'une accélération de la normalisation de la politique monétaire, c'est-à-dire d'un resserrement. Plusieurs années d'assouplissement quantitatif ont fait naître des inquiétudes concernant la stabilité du système financier. La nécessité de favoriser un dépassement prolongé de l'objectif d'inflation pour corriger le déficit d'inflation pourrait encore augmenter ces inquiétudes.
Face au risque d'une baisse des anticipations d'inflation liée à une période prolongée d'inflation inférieure à l'objectif de 2 %, réduisant la capacité de la politique monétaire à stimuler l'activité, compte tenu de la baisse structurelle des taux d’intérêt nominaux, John Williams, président de la Réserve fédérale de New York, s'est récemment déclaré satisfait de la décision de la Fed d'entreprendre un examen de son cadre d’action[5]. Il est intéressant de noter qu'il a également montré qu'au sein de l'indice des prix, les composantes sensibles au cycle économique ont eu un comportement normal au cours de la phase actuelle d'expansion. Ces composantes sont moins sujettes aux erreurs de mesure et à des facteurs non cycliques tels que les chocs d'offre, la mondialisation et la mutation des structures de marché. Cela soulève toutefois une question importante : si l'on admet que les composantes de l’inflation sensibles au cycle économique, ont un comportement normal, l’inertie de l'inflation globale, malgré la disparition des capacités de production inemployées dans l'économie, serait liée essentiellement au rôle des facteurs liés à l'offre. La question se pose alors de savoir si la politique monétaire doit viser à compenser ces facteurs liés à l'offre et si elle est en mesure de le faire. Cela impliquerait-il que les composantes de l'indice des prix sensibles au cycle dépasseraient l'objectif d'inflation?? Ces questions illustrent la difficulté de définir une politique monétaire fondée sur une cible d'inflation à l'heure où les mutations de l'offre ont modifié les dynamiques de prix dans certains secteurs, en particulier ceux de la production de biens.
Au-delà des questions soulevées par le choix entre une politique fondée sur le ciblage de l'inflation ou sur le ciblage du niveau des prix, la réflexion globale sur les stratégies, les outils et la communication de la Fed mérite d'être saluée, ne serait-ce que parce qu'elle montre que la Réserve Fédérale veut être prête lorsque surviendra la prochaine récession et, si nécessaire, adapter sa stratégie et ses outils. Un tel débat est également digne d’intérêt pour la zone euro. Après tout, la Fed et la BCE ont de nombreux défis communs (taux faibles, gonflement du bilan, inflation inférieure au niveau cible), même si le défi semble plus difficile encore à relever pour la BCE, compte tenu des taux plus bas qui prévalent en zone euro. Il est intéressant de noter que la Réserve fédérale dont l’objectif est symétrique (elle pourrait donc accepter un dépassement de l'objectif d'inflation), s'apprête à lancer une réflexion sur l'opportunité de laisser l'inflation dépasser le niveau cible pendant une période prolongée pour compenser l'insuffisance passée. Les conclusions de cette réflexion seront suivies de près à Francfort. Rappelons que dans la mesure où la BCE s’est fixé un objectif d'inflation asymétrique, elle risque d’être réticente à accepter un dépassement temporaire du niveau cible.