L’état du marché du travail occupe une place centrale dans l’analyse du cycle économique d’un pays. Aux États-Unis, d’après les données historiques, le pourcentage de mois, sur les douze derniers mois, au cours desquels moins de 200 000 emplois non agricoles ont été créés, augmente avant une récession. Aujourd’hui, cet indicateur s’établit à 0%. Malgré de nombreux signaux erronés, une hausse significative de ce pourcentage doit inciter à la vigilance et à un examen plus approfondi des autres données pour évaluer le risque de récession. Une autre approche consiste à établir le lien entre les statistiques mensuelles d’emploi et le taux de chômage. Cependant, au vu des dernières données sur les créations d’emplois, une hausse rapide du taux de chômage, d’une ampleur suffisante pour déclencher un signal de récession, semble improbable. Autrement dit, le ralentissement de la croissance des salaires et, de manière plus générale, la décrue de l’inflation sous-jacente, pourraient prendre plus de temps que prévu, obligeant la Réserve fédérale à maintenir plus longtemps des taux directeurs élevés. Ce n’est pas exactement ce que les marchés financiers intègrent dans les cours.
L’état du marché du travail occupe une place centrale dans l’analyse du cycle conjoncturel d’un pays. Il reflète, en effet, la santé des entreprises – créent-elles des emplois ou en suppriment-elles ? – et détermine le revenu et la confiance des ménages. Il est scruté encore de plus près en période de retournement du cycle économique.
Aux États-Unis, sur les six indicateurs que le comité de datation des cycles économiques du Bureau national de la recherche économique (National Bureau of Economic Research, NBER) utilise pour déterminer les dates des pics et des creux du cycle, deux ont trait au marché du travail : l’emploi non agricole et l’emploi tel que mesuré par l’enquête auprès des ménages[1].
Selon la règle dite « Sahm », l’économie américaine entre en récession lorsque la moyenne mobile sur trois mois du taux de chômage national (U3) augmente d’au moins un demi-point de pourcentage par rapport à son niveau le plus bas des douze derniers mois[2]. Comme le montre le graphique 1, l’évolution récente de cet indicateur est préoccupante car il s’est redressé, mais elle rassure aussi dans la mesure où l’indicateur reste en deçà du seuil critique. À en juger par ces différents indices, le rythme des créations de postes dans les prochains mois occupera une place particulièrement importante dans l’évaluation du risque de récession, soit directement – dans le jeu d’indicateurs du NBER – soit indirectement, par leur influence sur le taux de chômage.
Établir un lien entre les statistiques d’emploi mensuelles et la probabilité d’une entrée en récession n’est pas toujours simple. Nous proposons deux approches. La première examine la fréquence de la faiblesse des créations d’emplois selon le raisonnement suivant : un seul mauvais chiffre peut être considéré comme exceptionnel, mais plusieurs peuvent alimenter les craintes de récession.
Le graphique 2 présente le pourcentage de mois, au cours des douze mois précédents, pendant lesquels moins de 200000 nouveaux emplois non agricoles ont été créés[3]. D’après les données historiques, cette fréquence augmente en cours des périodes précédant les récessions mais on observe aussi des signaux erronés, c’est-à-dire des hausses significatives de l’indicateur qui n’ont pas été suivies d’une récession. Ce fut notamment le cas en 1986, en 1996, en 2013 et en 2018.
Le tableau 1, qui porte spécifiquement sur les périodes de douze mois précédant une récession, fait ressortir une grande diversité de situations. Ainsi, la récession qui a commencé en novembre 1973 a été précédée d’un faible pourcentage de mois avec des créations d’emplois inférieures à 200 000. En revanche, ce pourcentage était élevé avant celle qui a débuté en décembre 2007. Concernant la situation actuelle, où il n’y pas eu moins de 200 000 créations d’emplois dans les douze derniers mois, il convient de garder à l’esprit les périodes (de douze mois) antérieures aux récessions de janvier 1980 et de mars 2001 : le pourcentage de créations d’emplois inférieures au seuil de 200 000 a commencé à progresser régulièrement à partir d’un niveau très bas, et l’économie est finalement entrée en récession.
Pour conclure sur ce point, cet indicateur doit être utilisé avec précaution compte tenu de la diversité des situations observées par le passé. Il faut néanmoins se montrer vigilant face à une hausse significative de sa valeur, qui nécessite un examen plus approfondi des autres données pour évaluer le risque de récession.
L’autre approche consiste à établir un lien entre les créations d’emplois mensuelles et le taux de chômage, l’idée étant qu’une hausse durable de ce dernier serait, d’après la règle dite « Sahm », le signe d’une récession. Le tableau 2 montre la situation au regard de l’emploi de la population américaine en âge de travailler. Selon les données du Bureau du recensement des États-Unis (US Census Bureau), la population « civile non institutionnelle »[4] devrait augmenter de 0,51 % entre décembre 2022 et décembre 2023[5].
Dans l’hypothèse d’un taux d’activité constant de 62,3 %, la population active s’élèverait à 165 812 millions de personnes (tableau 3). Une augmentation du taux de chômage de 0,5 point de pourcentage, à 4,0 % en décembre 2023, correspondrait à un niveau d’emploi de 159 180 millions, soit une baisse de 63 000 emplois par rapport à décembre 2022. Il convient de rappeler que le niveau d’emploi utilisé pour calculer le taux de chômage se fonde sur l’enquête auprès des ménages, tandis que les chiffres sur l’emploi non agricole sont basés sur une autre enquête réalisée auprès des entreprises[6]. Les variations mensuelles entre les deux séries sur l’emploi sont fortement corrélées même si, sur le court terme, il peut y avoir des différences notables. Sur la base d’une régression linéaire, une diminution de 63 000 emplois enregistrée dans l’enquête auprès des ménages devrait correspondre à une baisse du niveau des créations d’emplois non agricoles de 21 000.
Deux conclusions majeures peuvent être tirées de cette analyse. Premièrement, au vu des dernières données sur les créations d’emplois – 223 000 nouveaux emplois en décembre –, une augmentation rapide du taux de chômage, d’une ampleur suffisante pour déclencher un signal de récession d’après la règle dite « Sahm », semble improbable. Cela supposerait un ralentissement significatif de l’activité avec un impact très négatif sur les statistiques mensuelles d’emploi[7]. Deuxièmement, en l’absence de récession, un ralentissement de la croissance des salaires et, de manière plus générale, une décrue de l’inflation sous-jacente, pourraient prendre plus de temps que prévu, obligeant la Réserve fédérale à maintenir plus longtemps des taux directeurs élevés. Ce n’est pas exactement ce que les marchés financiers intègrent dans les cours.
William De Vijlder