En réalité, les politiques monétaire, économique et budgétaire peuvent difficilement être dissociées. La plupart du temps, elles sont davantage complémentaires qu’antagonistes. Plus la politique monétaire est accommodante, plus l’impact d’une expansion budgétaire est important car celle-ci ne risque pas de se heurter à une hausse des taux d’intérêt. L’inaction en matière d’ajustement structurel — point souligné par Mario Draghi, en qualité de président de la BCE, lors des conférences de presse de son mandat — alourdit le fardeau de la politique monétaire. De même, une relance budgétaire insuffisante en phase de repli conjoncturel en fait peser toute la charge sur cette dernière. En d’autres termes, la proportionnalité de la politique monétaire doit être évaluée en tenant compte de l’orientation de la politique économique et budgétaire des pays.
L’autre facteur à prendre en compte est le risque de développements non linéaires. C’est un sujet de préoccupation pour toute banque centrale souhaitant préserver sa crédibilité en matière de ciblage de l’inflation : le fait de jeter l’éponge pourrait entraîner une déflation aux conséquences économiques dommageables. Autre exemple, le maintien d’un fonctionnement fluide du marché, y compris pour les obligations d’État. C’est le principal objectif du programme d’achat d’urgence contre la pandémie (Pandemic Emergency Purchase Programme3 ou PEPP). La relation entre action publique et risque a été clairement soulignée par Christine Lagarde, présidente de la BCE, lors de sa conférence de presse de la semaine dernière : «?Dans la mesure où certaines limites que la BCE s’est imposées pourraient entraver l’action qu’elle est tenue de mener pour remplir son mandat, le Conseil des gouverneurs envisagera de les réviser dans la mesure nécessaire pour rendre son action proportionnée aux risques auxquels nous sommes confrontés?»4. Après la publication de l’arrêt rendu par la Cour de Karlsruhe, les spreads des obligations d’État italiennes se sont légèrement élargis face aux obligations allemandes, mais, dans l’ensemble, la réaction des marchés est restée limitée. Les investisseurs ont sans doute considéré que, au vu des innombrables conférences de presse, comptes rendus de réunion, discours et documents de travail, la BCE pourra aisément démontrer que son PSPP n’est pas disproportionné. En réaction, la banque centrale a publié un communiqué de presse dans lequel elle a pris note du jugement, ajoutant qu’elle reste pleinement attachée à son mandat pour faire en sorte «?que les mesures de politique monétaire prises pour atteindre l’objectif de maintien de la stabilité des prix soient transmises à toutes les parties de l’économie et à toutes les juridictions de la zone euro?». L’accent mis sur «?toutes les juridictions?» n’est pas choisi au hasard. C’est pour la BCE une manière subtile de rappeler que l’étendue du périmètre géographique de son mandat est un autre facteur à prendre en considération pour déterminer ce qui est proportionné et ce qui ne l’est pas.
Pour évaluer la proportionnalité de la politique monétaire, visant à atteindre l’objectif d’inflation, il faut prendre en considération l’orientation des politiques économiques et budgétaires, la nécessité d’une transmission appropriée à toutes les juridictions ainsi que la probabilité et l’ampleur des risques de perte extrême (tail risks) dus à des mesures de politiques publiques insuffisantes.
Alors que le jugement de la Cour constitutionnelle allemande pourrait laisser craindre une restriction possible de l’interprétation du mandat de la BCE, et ainsi limiter l’efficacité de la politique monétaire, la Commission européenne souligne, dans ses prévisions économiques du printemps 2020, le risque de révision à la baisse de ses évaluations déjà sombres des perspectives économiques. Elle insiste sur la nécessité de faire plus et d’agir collectivement. D’après elle, un retour des préoccupations liées à la soutenabilité de la dette n’est pas à écarter — ce qui confirme la nécessité du PEPP — et elle souligne aussi l’importance d’une coordination suffisante des réponses des politiques publiques au niveau national. La réponse commune de l’UE pourrait être trop limitée «?ou inadéquate pour compenser l’insuffisance des politiques publiques dans les États membres de la zone euro qui sont également les plus durement frappés?». Ce dernier point nous amène à un autre aspect de la proportionnalité : au sein d’une union monétaire, la politique budgétaire dans un pays donné, ou au niveau de l’ensemble de l’union, remplit la condition de proportionnalité dès lors qu’elle tient compte, dans son élaboration, de la nécessité d’une compensation suffisante de l’absence de marge de manœuvre des politiques publiques dans certains États membres.
En conclusion, pour évaluer la proportionnalité de la politique monétaire, visant à atteindre l’objectif d’inflation, en zone euro, il faut prendre en considération l’orientation des politiques économiques et budgétaires, la nécessité d’une transmission appropriée à toutes les juridictions, ainsi que la probabilité et l’ampleur des risques de perte extrême (tail risks) dus à des mesures de politiques publiques insuffisantes. Il semble également utile de soumettre la politique budgétaire à une telle évaluation dans le contexte d’une union monétaire.