La politique budgétaire restera très expansionniste en 2021. Le ministère des Finances espagnol prévoit ainsi un déficit public pour cette année de 7,7% du PIB1, ce qui constituerait un niveau historiquement très élevé, bien qu’en baisse par rapport à 2020. Étant donné l’incertitude sur l’évolution de l’épidémie, et donc sur les restrictions d’activité, ces chiffres pourraient être révisés au cours des prochains mois.
L’explosion du déficit depuis le premier confinement, en mars, ne doit cependant pas masquer le fait que la trajectoire sous-jacente des finances publiques espagnoles était sur une mauvaise pente bien avant le début de l’épidémie de coronavirus. La balance budgétaire structurelle, qui exclut les variations de recettes et de dépenses liées au cycle conjoncturel, a en effet de nouveau basculé en déficit dès 2016 (cf. graphique 1). Cela faisait suite à plusieurs années de redressement en grande partie dû à l’impact des mesures d’austérité mises en place par le gouvernement de Mariano Rajoy (principalement une baisse des dépenses en investissement et en salaires).2
La crise sanitaire devrait, en l’état actuel des choses, contribuer au maintien d’un déficit public conséquent dans les années à venir, en augmentant durablement les dépenses publiques. Selon la Commission européenne, la part des dépenses publiques structurelles dans le PIB pourrait ainsi, en 2022, rester près de 6,5 points au-dessus du niveau pré-Covid de 2019 (cf. graphique 2)3. En part du PIB, les postes de dépenses qui devraient le plus augmenter d’ici à la fin 2022 sont les transferts sociaux, les compensations salariales et les consommations intermédiaires.
1ER OBSTACLE : UN BOND DES DÉPENSES DE « SOLIDARITÉ » POST-COVID ?
Même si les dispositifs d’aide au maintien de l’emploi (programme ERTE de chômage partiel, durcissement des conditions de faillites d’entreprises, etc.) ont indéniablement contenu le choc économique sur le marché du travail, le chômage en Espagne a d’ores et déjà bondi de près de 725 000 (+22%) au cours de l’année 2020.4 Compte tenu de la nature de la crise actuelle (exogène), une grande partie de ces nouveaux chômeurs pourraient retrouver un emploi une fois l’épidémie endiguée et les restrictions d’activité levées. Néanmoins, la crise actuelle laissera des traces sur le marché du travail : selon les dernières prévisions de la Banque d’Espagne, le taux de chômage ne retrouverait son niveau d’avant-crise pas avant la fin 2023.5
Le gouvernement a déjà mis en place en 2020 des mesures structurelles pour répondre à la situation sociale qui se détériore. Le revenu minimum vital a été créé en juin dernier. Censé aider près de 850 000 ménages au total, ce dispositif montera en puissance en 2021, l’enveloppe budgétaire dédiée à ce dispositif passant de 1 milliard d’euros en 2020 à 3 milliards d’euros en 2021. De plus, le point d’indice IPREM, qui est l’indicateur utilisé pour calculer la plupart des prestations sociales dans le pays, sera revalorisé de 5% cette année. Cela constitue la plus forte augmentation annuelle depuis la création de cet indice en 2004.
En contrepartie, et hormis le surplus mécanique de recettes lié à la reprise économique, le gouvernement prévoit d’instaurer de nouvelles sources de revenus. Parmi elles, on note la création de taxes « vertes » sur les déchets et le plastique, sur le numérique, d’une taxe « Tobin » sur les transactions financières, ainsi qu’un renforcement de la lutte contre la fraude fiscale.6 Au total, ces nouvelles sources de revenus rapporteraient, selon le gouvernement, 6,1 mds d’euros supplémentaires en 2021, une somme qui ne comble que très partiellement l’écart entre les recettes et les dépenses structurelles primaires de l’État, qui se situait autour de 42 mds d’euros en 2020 (Commission européenne).7
D’autres facteurs devraient par ailleurs continuer à pousser les dépenses sociales à la hausse dans le moyen terme. On notera notamment la poursuite, jusqu’en 2023, du rééquilibrage du salaire minimum vers la barre des 60% du salaire médian (une promesse du gouvernement actuel).
2E OBSTACLE : LES DÉPENSES DE RETRAITE CONTINUENT LEUR PROGRESSION
Le deuxième axe de dépense majeur est le financement des retraites, dont le coût continuera de croître progressivement dans les années à venir en raison du vieillissement de la population. En part du PIB, les dépenses de retraite augmenteront de 0,4 point de PIB d’ici à 2030 pour atteindre 9,4% du PIB.8
Comme dans la plupart des pays occidentaux, le taux de dépendance de la population – c’est-à-dire le ratio entre la population âgée de 65 ans+ et la population en âge de travailler (20-64 ans) – est en constanteaugmentation. À l’heure actuelle (2020), l’Espagne possède un taux de dépendance proche de celui de la moyenne européenne. Cependant, le vieillissement de la population va, au cours des prochaines années, s’accélérer, et de façon plus rapide que la moyenne de l’OCDE.9 À terme, l’Espagne posséderait ainsi le ratio le plus élevé en Europe et le second parmi les pays de l’OCDE, derrière le Japon. Il est important cependant de noter que l’âge légal de départ à la retraite augmente progressivement en Espagne depuis 2013, ce qui limitera quelque peu le déséquilibre entre cotisants et bénéficiaires : de 65 ans en 2013, l’âge légal est passé à 66 ans en 2021, et il atteindra 67 ans d’ici à 2027.
Cela dit, le déficit de la caisse des retraites n’est pas seulement dû à un déséquilibre entre cotisants et bénéficiaires. Le calcul des pensions de retraite en Espagne est en effet « généreux », comparativement aux autres pays de l’OCDE : en particulier, le taux de remplacement (c’est-àdire le pourcentage du dernier salaire perçu au moment de la retraite) est supérieur à 80%, soit l’un des plus élevés des pays développés.
L’un des principaux points d’achoppement portera, dans les prochaines années, sur le mode de calcul de la revalorisation des pensions. En 2017, le gouvernement a décidé de suspendre la méthode de calcul choisie en 2013. Cette dernière consistait à réajuster les pensions afin que les revenus des cotisations sociales et les dépenses de retraite croissent de façon identique. Cela permettait un meilleur équilibre budgétaire à long terme, au détriment d’un taux de revalorisation faible. L’indexation des retraites est faite, depuis 2018, sur l’indice des prix à la consommation, ce qui a mené à une hausse bien plus prononcée (+1,6% de hausse annuelle en 2018 et 2019, contre +0,25% selon la mesure établie en 2013).10
3E OBSTACLE : UN POTENTIEL DE CROISSANCE TROP FAIBLE POUR ABAISSER DURABLEMENT LE RATIO DE DÉFICIT PUBLIC SUR PIB
Cette hausse attendue des dépenses publiques se déroule dans un contexte de croissance économique « sous-jacente » peu dynamique. La croissance potentielle du pays, déjà mise à mal par les crises successives de 2008 et 2011, pourrait être encore une fois freinée par le choc économique du coronavirus. La contraction du PIB a, en effet, été sans précédent en 2020 (certainement supérieure à 11%). Une étude récente de la Banque centrale européenne souligne notamment l’impact négatif de la Covid-19 sur la contribution du facteur travail à la croissance à long terme.11 Cela s’explique principalement par la chute du nombre d’heures travaillées qui, elle-même, résulte du placement de nombreux travailleurs en chômage partiel. Selon les estimations de la Commission européenne, entre 2019 et 2022, le PIB potentiel de l’Espagne serait en hausse de 1,4%, l’un des rythmes de croissance les plus faibles au sein de la zone euro, et il serait inférieur à l’augmentation des dépenses publiques structurelles. La trajectoire du PIB potentiel espagnol resterait donc bien en deçà de celle du PIB de la zone euro dans son ensemble (cf. graphique 3).
La faible croissance potentielle reflète en partie les effets du vieillissement de la population qui fragilise la contribution de la « force de travail » à la croissance économique. Mais ce n’est pas le seul obstacle. L’Espagne n’investit pas assez : la part des investissements (formation brute de capital fixe) dans le PIB reste inférieure à la moyenne de l’Union européenne.12 Le grand plan de relance national de 140 mds d’euros stimulera l’investissement et la croissance potentielle dans les prochaines années, sans conséquences majeures sur les finances publiques espagnoles puisque la quasi-totalité de ce programme sera financée par les sommes perçues du fonds de relance européen. Néanmoins, avec une croissance potentielle toujours fragile, les marges de manœuvre pour abaisser sensiblement le ratio de déficit sur PIB sur le moyen et long terme restent minces.
Avec la crise sanitaire qui perdure en 2021, un rééquilibrage à court terme des comptes publics n’est ni souhaitable, ni souhaité. La poursuite des mesures monétaires de la BCE, dans un contexte d’inflation basse, permet à l’Espagne d’émettre de la dette à des taux historiquement bas.13 Néanmoins, des inquiétudes à long terme pourraient refaire surface, une fois la crise sanitaire passée et la relance économique durablement enclenchée. La Commission européenne, en réponse à la hausse du déficit structurel, a évoqué fin 2020 la possibilité de conditionner une partie des sommes allouées par le fonds de relance européen à la mise en place, entre autres, de mesures permettant de pérenniser l’équilibre du système de sécurité sociale.14 Tôt ou tard, des questions sur les conséquences, en termes de stabilité financière, de l’endettement croissant du secteur public se poseront. D’ici à fin 2022, la dette espagnole pourrait approcher la barre des 125% du PIB, ce qui représenterait une hausse supérieure à 25 points de PIB par rapport au niveau d’avant-Covid (cf. graphique 4).