La crise du covid-19 ne sera pas sans conséquence pour l’économie russe qui fait face à un double choc à la fois d’offre et de demande dans un contexte d’effondrement du prix des matières premières.
La crise actuelle va affecter l’économie russe via trois canaux :
- Le confinement de la population adopté depuis fin mars va entraîner une contraction de la demande intérieure.
- La baisse des prix du pétrole (-37,5% sur les quatre premiers mois de 2020 par rapport à la même période en 2019) va peser sur les investissements des entreprises.
- La baisse de la production de pétrole de plus de 20% sur l’année 2020 dans le cadre des accords signés avec l’OPEP+ en avril dernier.
Toutes les composantes de la croissance devraient enregistrer un recul en 2020 par rapport à 2019. La demande intérieure pourrait se contracter de plus de 5% en 2020 (vs +2,8% en 2019) sous l’effet d’une baisse de la consommation des ménages, de celle du gouvernement et des investissements privés. La contraction des exportations, induite par la baisse des échanges commerciaux mondiaux, et la diminution de la production de pétrole dans le cadre des accords OPEP + ne seraient pas compensées par la baisse des importations induite par la contraction de la demande intérieure.
Selon les estimations du Fonds Monétaire International (FMI), la croissance pourrait ainsi se contracter de 5,5% sur l’année 2020 (avec un prix du Brent en baisse de 42% à 37 dollars) et rebondir de 3,5% en 2021. La banque centrale prévoit, pour sa part, une contraction de l’activité entre 4 et 6% en 2020 (avec un prix de l’Oural en baisse de 58%, à 27 dollars le baril) et une reprise comprise entre 2,8% et 4,8% en 2021.
Les fondamentaux macroéconomiques devraient se dégrader sans pour autant fragiliser la capacité du souverain à faire face à ses engagements. En revanche, ce nouveau choc va fragiliser le secteur bancaire, en pleine restructuration, et pourrait retarder les importants projets de développement du gouvernement. Ces derniers devaient soutenir la croissance potentielle, en baisse constante depuis 2008. L’annonce le 2 juin d’un nouveau plan de soutien à l’économie d’une valeur de RUB 5000mds entre le troisième trimestre 2020 et la fin 2021 pourrait permettre de relancer l’activité et soutenir la croissance potentielle. Néanmoins, à ce jour, aucun détail n’est encore disponible sur son contenu et les modalités de sa mise en œuvre.
Des fondamentaux macroéconomiques solides
Depuis la crise de 2014-15, l’économie russe s’est consolidée. Les fondamentaux macroéconomiques se sont renforcés, la dépendance des finances publiques aux revenus du pétrole s’est réduite, les réserves de change ont presque retrouvé leur niveau d’avant la crise et le secteur bancaire bien que toujours fragile s’est renforcé. En revanche, la croissance reste faible et en 2019 on recensait toujours près de 20 millions de pauvres[1] (soit 13,5% de la population).
Finances publiques robustes
Les finances publiques russes sont robustes et les risques de refinancement de la dette publique sont contenus.
En 2019, le solde budgétaire du gouvernement et de l’ensemble des administrations a affiché un excédent et la dette publique est restée modeste. Les besoins de refinancement à court-terme du gouvernement étaient très largement couverts par le fonds souverain. Par ailleurs, la dépendance de l’économie aux revenus du pétrole et du gaz a baissé depuis 2017, bien qu’elle reste forte comme dans tous les pays exportateurs de matières premières. Le prix d’équilibre du budget a été divisé par plus de deux en cinq ans. Le risque induit par une baisse durable des prix du pétrole sur les finances publiques est limité par le recours possible du fonds souverain.
Excédent budgétaire dans un contexte de hausse des recettes hors pétrole et gaz
En 2019, pour la deuxième année consécutive, le solde budgétaire du gouvernement a affiché un excédent. Il a atteint 1,7% du PIB, en recul néanmoins par rapport à 2018 (2,4% du PIB), en raison d’une hausse des dépenses publiques. L’excédent du gouvernement et de l’ensemble des administrations s’est établi à 1,9% du PIB.
En 2019, les recettes budgétaires du gouvernement ont atteint l’équivalent de 18,3% du PIB. Par ailleurs, la dépendance aux revenus du pétrole et du gaz a fortement baissé ; ils ne représentaient que 39% des revenus totaux en 2019 contre plus de 50% en 2013. Avec la hausse du taux de TVA de deux points de pourcentage (pp) au 1er janvier 2019, les revenus hors pétrole et gaz ont augmenté de 1,1 point de pourcentage à 11,1% du PIB en 2019, un record depuis la période 2000-2009 alors même que la croissance atteignait 7% en moyenne. Le déficit hors pétrole et gaz s’est élevé à seulement 5,4% du PIB alors qu’il s’établissait à 9,4% du PIB en 2013.
En 2019, pour la première fois depuis dix ans, les dépenses structurelles du gouvernement ont augmenté dans le cadre du programme de développement à moyen terme du pays (l’objectif pour l’année 2019 ayant été atteint à 94%). Les dépenses publiques ont atteint 16,7% du PIB, en hausse de 0,7 pp par rapport à 2018. Les principales augmentations ont porté sur les infrastructures, l’éducation et la santé. Le coût du service de la dette, quant à lui, s’est légèrement réduit pour atteindre seulement 0,7% du PIB. Le paiement des intérêts ne représentait que 2,1% des revenus du gouvernement.
Dette publique contenue avec une structure peu risquée
La dette publique russe est faible. Elle s’élevait à seulement 14,7% du PIB en 2019 (12,3% du PIB pour le seul gouvernement), soit l’équivalent de 43% des revenus du gouvernement. Sa structure est peu risquée. Fin 2019, la dette était encore détenue à près de 67% par les résidents, bien que la part détenue par les investisseurs étrangers ait augmenté de 10 points de pourcentage en 2019 reflet de la bonne résistance de l’économie russe aux sanctions internationales et des rendements avantageux. Par ailleurs, la part de la dette du gouvernement libellée en devises ne constituait que 21,5% de la dette russe soit moins de USD 55 mds.
En 2020 et 2021, les remboursements de dette du gouvernement sont contenus. Ils sont estimés à USD 17 mds et 23 mds respectivement, soit 1% du PIB en moyenne, dont seulement 4 milliards en dollars en 2020, et sont très largement couverts par le fonds de richesse nationale.
Indépendamment de la crise actuelle, la dette publique ne devait augmenter que de 5 pp à moyen terme, conjointement aux dépenses d’investissements dans le cadre du programme de développement 2019-24.
Forte consolidation du fonds souverain
Les besoins de financement en dollars du gouvernement sont très largement couverts par le fonds souverain (National Wealth Fund) dont la valeur a atteint USD 168 mds, soit 11,9% du fin avril 2020 alors qu’elle s’élevait à seulement 4,1% du PIB fin 2017. La consolidation du fonds a été permise par l’adoption en janvier 2017 d’une règle fiscale visant à utiliser tous les excès de revenus induits par un prix du baril supérieur à USD 40 (+/-2% inflation américaine) pour acheter des devises. Sur l’ensemble de l’année 2019, la banque centrale a ainsi pu acheter USD 45,8 mds pour le compte du ministère des finances.
L’objectif du gouvernement est d’utiliser le fonds, d’une part pour faire face à un éventuel choc négatif sur les prix internationaux du pétrole et, d’autre part, pour financer les dépenses structurelles de l’économie dès que le fonds dépasse 7% du PIB. Le ministère des finances a ainsi utilisé en avril 2020, l’excédent de revenus du fonds pour racheter 50% + 1 des actions de Sberbank détenus par la banque centrale pour la somme de RUB 2,1 trillions. Ce faisant, le ministère des Finances a réalisé un profit dont une partie (RUB 1050 mds) sera utilisée pour financer partiellement les dépenses sociales additionnelles annoncées en janvier par le président Poutine (estimées à RUB 4,13 trillions sur la période 2020-24, soit 3,5% du PIB).
Quels risques induits par une baisse des prix du pétrole ?
Sur les quatre premiers mois de l’année, le budget du gouvernement a affiché un très léger déficit (0,2% du PIB) en dépit de l’effondrement des recettes du pétrole et du gaz (-18%), et de la forte hausse des dépenses (+26%).
La banque centrale prévoit sur l’ensemble de l’année 2020 un déficit limité à 5% du PIB sur la base d’un prix de l’Oural de pétrole de seulement USD27 le baril (-58% par rapport à 2019), un niveau inférieur à celui enregistré fin mai.
Dans ces conditions, la dette du gouvernement devrait augmenter de 5pp sur la seule année 2020 et ainsi atteindre près de 20% du PIB.
Les finances publiques russes sont beaucoup moins vulnérables à un choc sur le prix du pétrole qu’au moment de la crise de 2014-15.
En 2019, le prix du baril de pétrole permettant d’équilibrer le budget était de seulement USD 42 le baril soit un niveau très inférieur à ce qui prévalait en 2015 (USD 110 par baril) et au niveau requis dans les autres pays d’Asie centrale (USD 57,8 au Kazakhstan).
Par ailleurs, le gouvernement peut utiliser le fonds de richesse nationale pour financer les dépenses prévues dans son budget indépendamment des recettes pétrole et gaz. En effet, selon la règle fiscale en vigueur (2017), la vente des actifs liquides du fonds doit financer les dépenses d’investissement prévues si les recettes budgétaires issues des activités pétrole et gaz sont inférieures aux prévisions budgétaires en raison d’un prix du pétrole inférieur à la valeur définie dans le budget de l’année en cours (USD 42,4 en 2020). Ainsi, entre le 11 mars et le 29 mai dernier, la banque centrale a vendu l’équivalent de USD 9,6 mds pour le compte du ministère des Finances, le prix du baril d’Oural ayant atteint en moyenne USD 25,9 alors qu’il s’établissait à 64 USD en 2019.
Néanmoins, cette stratégie n’est pas tenable sur le long terme si les prix du pétrole s’établissent à un niveau durablement bas. En effet, avec un prix du baril de USD 30 en moyenne, le fonds souverain serait épuisé au bout de 57 mois. Par ailleurs, selon la règle fiscale en vigueur, si la valeur des actifs liquides du fonds devenait inférieure à 5% du PIB, alors le gouvernement ne pourrait utiliser que l’équivalent de 1% du PIB par an.
Des comptes extérieurs robustes
Depuis la crise de 2014-15, les comptes extérieurs de la Russie se sont consolidés. La capacité de résistance du pays a augmenté. Avec la mise en place des sanctions, une substitution de la production domestique aux importations s’est opérée, même si elle reste encore très limitée[2]. La dette extérieure a diminué de 34% depuis son point haut de mi-2014, la dépendance au financement en dollars est moindre et la corrélation entre le rouble et le prix du pétrole s’est distendue. Néanmoins, la diversification des exportations russes reste faible et les IDE ont sensiblement baissé conjointement à la mise en place des sanctions internationales.
Consolidation des comptes extérieurs
La Russie a une position créditrice nette vis-à-vis du reste du monde. En 2019, elle affichait un solde créditeur net équivalant à 21,7% du PIB, soit 7 points de plus qu’en 2014. Cette consolidation reflète, d’une part, la forte baisse de la dette extérieure du secteur privé et, d’autre part, la forte augmentation des réserves de change, conjointement à l’adoption en février 2017 de la loi fiscale visant à utiliser tous les excès de recettes au-delà de USD 40 le baril (+/- 2% inflation américaine) pour acheter des devises.
En 2019, le surplus du compte courant était de 4,2% du PIB, en baisse par rapport à 2018 (6,8% du PIB) en raison d’un double effet prix et volume (avec la baisse de la production de pétrole dans le cadre des accords OPEP+). L’excédent commercial a diminué de plus de 16% en 2019, conjointement à la baisse des exportations (en particulier des ventes de produits pétroliers), alors que les importations ont légèrement augmenté en raison des dépenses d’investissement.
Dans le même temps, le solde du compte financier hors variations des réserves de change a affiché un excédent. Les investissements étrangers ont afflué, favorisés par une stabilisation de la situation géopolitique du pays bien qu’il reste sous sanctions internationales.
Depuis 2017, les réserves de change ont augmenté sensiblement, se rapprochant des niveaux qui ont précédé la crise de 2014. Bien qu’en baisse depuis mars, elles s’élevaient encore à USD 439 mds en avril 2020 (contre USD 486 mds au point haut d’avril 2013) et suffisent très largement à couvrir les besoins de financement à court terme du pays.
La dette extérieure a atteint seulement USD450 mrds (29% du PIB) au T1-2020 soit USD 265mrds de moins qu’en mars 2014. Hors prêts intra-groupes, la dette extérieure ne s’élevait qu’à USD 332 mrds fin 2019.
La baisse de la dette extérieure reflète essentiellement l’important désendettement des banques au cours des cinq dernières années. Leur dette extérieure n’était plus que de 4,5% du PIB en 2019 alors qu’elle atteignait 9,5% en 2014. La dette des entreprises est restée globalement stable à 19,4% du PIB alors que celle du gouvernement a augmenté légèrement (+2,1 pp) à 4,1% du PIB.
Les ratios d’endettement se sont sensiblement améliorés au cours des cinq dernières années : la dette extérieure ne représente que 102% des exportations (contre 123% en 2014), le service de la dette extérieure ne représente que 7,1% du PIB (contre 10,3% du PIB en 2014), et les réserves de change couvrent 4,6 fois le service de la dette extérieure (contre 2,1 fois en 2014).
La structure de la dette extérieure est par ailleurs peu risquée. En effet, le remboursement de dette entre mai et décembre 2020 est estimé à seulement USD 43mrds et à USD 55mrds en 2021. De plus, la part de la dette libellée en roubles a augmenté de 9 pp en cinq ans pour constituer 30% de la dette extérieure en 2019. Finalement, la dette libellée en dollars a, quant à elle, diminué pour ne représenter que 48% de la dette totale contre 67% en 2014. Ce mouvement reflète non seulement la forte baisse des dépôts bancaires en dollars mais aussi une volonté de diversification de la dette du gouvernement.
Mais la dépendance au pétrole reste forte et les IDE modestes
Cette consolidation des comptes extérieurs depuis la crise de 2014-15 est toutefois à nuancer.
Premièrement, la dépendance de la Russie aux exportations énergétiques reste forte. Les matières premières représentent toujours 67% des exportations russes (le pétrole et les produits pétroliers constituent 46% des exportations). Ainsi, hors pétrole et gaz, le solde du compte courant a affiché un déficit de 9,4% du PIB en 2019.
Deuxièmement, les investissements directs étrangers (IDE) ont fortement baissé depuis l’instauration des sanctions en 2014. Sur la période 2014-2019, les nouveaux investissements (hors réinvestissements des profits) n’ont atteint que USD 4 mds en moyenne par an alors qu’ils s’élevaient à USD 32,5 mds par an sur la période 2008-13.
D’après les données d’investissements traitées par l’UNCTAD[3], le premier investisseur en Russie est l’Union européenne, suivie des États-Unis. Néanmoins, les IDE en provenance d’Europe et des États-Unis ont baissé respectivement de 88% et 41% sur la période 2015-18 alors que ceux en provenance d’Asie ont été multipliés par 5,2. La forte baisse des IDE occidentaux a pesé sur la diversification de l’économie. En effet, les IDE d’Asie sont fortement concentrés dans le secteur de l’énergie alors que les IDE américains et européens sont plus diversifiés.
Depuis l’adoption des sanctions internationales, le profil des investissements a été modifié. Les investissements dans les secteurs de l’énergie et du commerce (gros, détail et automobile) ont augmenté relativement à ceux dans le secteur bancaire et financier, qui ont fortement diminué. En 2019, plus de 25% des IDE étaient concentrés dans le commerce (+4 pp depuis l’adoption des sanctions), 22% dans l’industrie minière (+13 pp) et seulement 12% dans le secteur bancaire et financier (-16 pp).
La baisse des prix du pétrole va fragiliser les comptes extérieurs mais ils resteront solides
En 2020, les comptes extérieurs de la Russie vont être fragilisés par la baisse de la production de pétrole, l’effondrement des prix des matières premières à l’exportation et la baisse des investissements étrangers. Sur les cinq premiers mois de l’année, des tensions sur la balance des paiements sont apparues, obligeant la banque centrale à intervenir pour stabiliser le cours de sa monnaie à partir du 18 mars, ce qu’elle n’avait pas fait depuis 2015. Le rouble s’est déprécié de 15% face au dollar, entre le 1er janvier et le 22 mai 2020, et les réserves de change ont baissé de USD 8 mds.
Selon les premières estimations, le surplus du compte courant aurait baissé de près de 42% sur les quatre premiers mois de l’année, conjointement à la baisse de plus de 37% du prix de l’Oural. Dans les prochains mois, les tensions sur la balance commerciale devraient rester fortes. En effet, dans le cadre des accords signés avec l’OPEP en avril 2020, la Russie s’est engagée à réduire sa production de 2,5 millions de barils par jour à partir du 1er mai, pour une durée de deux mois. La baisse de la production russe sera ensuite ramenée à 1,991 million de barils par jour entre juillet et décembre 2020 et à 1,5 million entre janvier et avril 2021. Sur l’ensemble de l’année 2020, la production de pétrole russe enregistrera donc une baisse de 20,6% par rapport à 2019.
Selon la Banque centrale russe, si le prix du pétrole Oural atteint en moyenne USD 27 le baril en 2020 (contre USD 64 en 2019) alors le solde du compte courant pourrait enregistrer un déficit de USD 35 mds (contre un surplus de USD 65 mds en 2019) et les réserves de change pourraient baisser de USD 47 mds et atteindre USD 392 mds en fin d’année. Elles resteraient cependant très largement suffisantes pour faire face aux remboursements de la dette extérieure de l’ensemble des agents économiques à horizon 2021 (USD 98 mds à fin 2021).
Par ailleurs, les investisseurs étrangers ont réduit leur exposition à la dette souveraine. La part de la dette domestique détenue par les non-résidents a baissé de 3,2 pp entre le mois de mars et le mois d’avril. À 31,7%, elle reste toutefois très supérieure à ce qu’elle était au plus fort de la crise de 2014-15 (les investisseurs ne détenaient que 17,9% de la dette domestique). Jusqu’à présent, les investisseurs restent confiants dans la solvabilité de l’État.
Un secteur bancaire plus solide pour faire face à la crise
Le secteur bancaire a été fortement fragilisé par la crise de 2014-15. Bien que toujours fragile, il s’est fortement consolidé.
Au cours des cinq dernières années, la dette en dollars des banques a fortement baissé, leur liquidité a augmenté et le niveau de dollarisation s’est sensiblement réduit.
Par ailleurs, depuis 2018, la qualité des actifs s’est améliorée, les ratios de solvabilité se sont renforcés et la profitabilité a augmenté.
Néanmoins, en dépit de cette consolidation, la contraction de l’activité économique attendue en 2020 et la dépréciation du rouble vont fragiliser ce secteur en pleine reconstruction. Une forte hausse des créances douteuses et une baisse de la profitabilité sont à anticiper.
Consolidation du secteur bancaire
L’arrivée du gouverneur Elvira Nabiullina à la tête de la Banque centrale de Russie en juin 2013 a marqué le début de la consolidation du secteur bancaire.
Au 1er avril 2020, le nombre d’institutions bancaires s’élevait à 396 contre 923 en 2013 et un maximum de 1344 en 2000.
Depuis la crise de 2014-15, la dette des banques russes a baissé de près de 2 points de pourcentage (à 9,8% du PIB en 2019) et sa structure s’est consolidée : leur dette en dollars a fortement diminué à seulement 3,2% du PIB fin 2019 contre 9% fin 2013. À horizon 2021, les remboursements de dette des banques sont estimés à moins de USD 28 mds.
La dollarisation du secteur bancaire a très fortement baissé et les banques russes sont moins exposées que celles du Kazakhstan et de l’Azerbaïdjan à un choc de change. En mars 2020, 20% des prêts et 25,6% des dépôts étaient libellés en devises contre respectivement 35% et 42% en 2015. De plus, fin septembre 2019, la position extérieure de l’ensemble des banques restait largement créditrice, les actifs externes couvrant 1,65 fois les engagements externes alors que fin 2013, les banques avaient une position débitrice nette.
Par ailleurs, la liquidité des banques a augmenté : les actifs liquides constituaient en fin d’année 1,8 fois leurs engagements à court terme contre seulement 0,8 fois fin 2013.
La qualité des actifs bancaires s’est améliorée depuis la mi-2018, mais elle reste fragile, en particulier dans certains secteurs d’activité. Fin 2019, les créances douteuses représentaient 11,1% des prêts[4] et la part des actifs risqués (prêts non performants et restructurés) atteignait encore 17,5% en février 2020, bien qu’en baisse de 2,3 pp par rapport à un point haut de février 2018. Cette consolidation reflète, d’une part, le désendettement des entreprises non financières et, d’autre part, le transfert des actifs risqués des trois banques privées (Otkritie, B&N and Promsvyazbank) à une structure de défaisance (Trust Bank), dans le cadre de leur plan de « sauvetage » mis en place par la banque centrale en 2018. Par ailleurs, les provisions couvrent 81,4% des prêts à risque (contre 75,6% fin 2013) et le ratio de solvabilité (Capital Adequacy Ratio) reste satisfaisant à 12,5% en février 2020. La profitabilité du secteur s’est redressée en 2019 avec une hausse des profits supérieure à 51% en décembre 2019 en g.a. Les rendements sur fonds propres (ROE) et sur actifs (ROA) étaient de 18,9% et 2,1% en février 2020, des niveaux jamais atteints.
Hausse attendue des risques de crédit avec la crise
Bien que beaucoup plus solide qu’en 2018, le secteur bancaire se remet à peine de la crise de 2014-15. La qualité des actifs reste fragile et le degré de dollarisation est encore élevé.
L’impact de la crise sur le secteur bancaire dépendra en partie des mesures de soutien aux ménages et aux PME.
La situation financière des entreprises russes est globalement satisfaisante. Leur dette (à 60% celle d’entreprises publiques), bien que très légèrement supérieure à ce qui prévalait en 2013, a atteint 46% du PIB en 2019 et sa structure est beaucoup moins risquée car elle est libellée majoritairement en roubles. La dette en dollars atteignait en effet moins de 6% du PIB fin 2019 (contre 20% fin 2013). Ainsi, les remboursements de dette en 2020 sont estimés à moins de USD 60 mds.
Les portefeuilles les plus risqués[5], selon la banque centrale, sont concentrés dans le secteur de la construction (29,4% des prêts en roubles et 36,4% des prêts en devises sont considérés comme étant à risque), celui de l’immobilier (32,8% des prêts en devises sont risqués) et, dans une moindre mesure, le commerce et le secteur de l’eau, du gaz et de l’électricité.
Les entreprises les plus affectées par la crise seront les PME qui bénéficient d’un moindre soutien de la part du gouvernement par rapport aux grosses entreprises publiques. Par ailleurs, les plus fragiles seront celles dont l’activité est exclusivement tournée sur le marché domestique. En effet, les entreprises pétrolières restent rentables avec un prix de l’Oural de USD 20 le baril.
Les ménages ne seront pas épargnés par la crise. Leur endettement a fortement augmenté depuis deux ans (+16,4% en g.a en février 2020). Il reste toutefois limité à 17,6% du PIB en février 2020 et, selon la banque centrale, les intérêts de la dette ne représentaient que 10,6% du revenu disponible en 2019 (contre 9,7% en 2018). La part des crédits aux ménages dans le portefeuille bancaire reste contenue (27,2% des prêts totaux) et le ratio des créances douteuses atteignait 4,6% fin janvier 2020. La situation est néanmoins à surveiller, en particulier pour les crédits non garantis par un collatéral (50,4% des prêts aux ménages) dont le ratio de créances douteuses s’élevait à 8,4%.
Pour faire face à la montée des risques de crédit, les banques ont augmenté leurs provisions (+8,7% en g.a en mars), ce qui va sur peser sur leurs profits.
Mesures de soutien annoncées par le gouvernement et la Banque centrale russe
Les mesures de soutien du gouvernement et de la banque centrale sont estimées respectivement à 1-1,5% et 1% du PIB.
Le gouvernement a retardé les paiements des taxes (hormis la TVA) de six mois pour les secteurs les plus vulnérables : transport, culture, loisirs, tourisme, commerce de gros et de détail. Les PME pourront également retarder de six mois le paiement des charges sociales et patronales, des loyers, et des remboursements de crédit. Elles bénéficieront par ailleurs d’une baisse du taux des cotisations sociales, de 30% à 15%, et accèderont à des prêts à des taux préférentiels pour assurer le paiement des salaires de leurs employés.
Les versements des dividendes seront également retardés pour une durée de six mois.
Les entrepreneurs individuels pourront reporter le remboursement de leur dette à la fin de l’année.
Les salariés au chômage et ceux qui ont été malades recevront le salaire minimum jusqu’à la fin de l’année. Ils pourront également différer le paiement de leurs prêts (hypothécaires ou non). Les familles avec des enfants percevront l’équivalent de 44 dollars par mois et par enfant.
Une croissance qui reste structurellement faible
La Russie devrait pouvoir faire face au choc qui se profile cette année. En revanche, la crise va retarder l’adoption des mesures indispensables pour accroître sa croissance potentielle qui a fortement baissé depuis plus de dix ans.
Sur la période 2013-2019 la croissance du PIB réel a atteint 0,9% par an en moyenne et n’a jamais dépassé 2,5%. Ces rythmes de croissance sont bien inférieurs à ceux enregistrés avant la crise de 2009 (6,7% en moyenne).
L’analyse de la décomposition de la croissance réalisée par le Conference Board permet d’expliquer le ralentissement de la croissance par des contraintes structurelles : la diminution de la population active, la baisse du niveau de l’éducation, le ralentissement des investissements technologiques et le manque de progrès technique.
Ainsi, selon la Banque mondiale, la croissance potentielle russe aurait baissé de 3,8% en 2008-09 à seulement 1,5% en 2018.
Baisse de la population active
Selon les données officielles, la population russe n’a commencé à diminuer qu’en 2018. En revanche, la population active est en recul depuis plus de dix ans (-4% depuis le point haut de 2008) et devrait diminuer de 25% d’ici 40 ans selon les prévisions de l’ONU. Le ratio de dépendance a augmenté de près de 10 points en dix ans pour excéder 48% en 2018. Le vieillissement de la population et la baisse de la population active pèsent sur les finances publiques et la croissance potentielle. Pour pallier cette baisse de la population active, le gouvernement mène depuis plusieurs années une politique en faveur de l’immigration et a réformé fin 2018 le système de retraite. À partir de 2019, l’âge de départ à la retraite augmentera progressivement d’un an tous les ans jusqu’en 2023. La Banque mondiale estime que cette réforme et l’ouverture à l’immigration pourraient permettre d’augmenter la croissance potentielle russe de 0,3-0,4 pp sur la période 2020-2028. Mais cela ne permettra pas de compenser totalement la baisse naturelle de la population active.
Baisse des investissements productifs
Au cours des dix dernières années, le taux d’investissement en Russie est resté relativement stable à 21,3% en moyenne, soit un niveau satisfaisant au regard du développement de l’économie, même si le gouvernement Poutine a pour objectif de le relever à 34% d’ici 2028. À première vue, le ralentissement de la croissance potentielle ne serait donc pas la conséquence d’un effort d’investissement insuffisant mais d’un ralentissement de la croissance de la productivité. Cependant, celle-ci semble en partie résulter d’un manque d’investissements technologiques qui se traduit par une baisse de la contribution du progrès technique.
Les investissements dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) ont baissé de plus de 18% sur la période 2009-16 après avoir enregistré une croissance de 95% entre 2000-2008[6]. Néanmoins, ce mouvement n’est pas uniforme. Certains secteurs d’activité, comme l’industrie chimique et pétrolière mais aussi le secteur automobile et le commerce, ont continué d’investir massivement dans les TIC.
L’État reste trop présent dans l’économie
Globalement, le poids de l’État dans l’économie n’a pas augmenté sensiblement au cours des dix dernières années. Il reste néanmoins élevé (estimé à 33% du PIB selon le FMI[7]) et si l’on exclut l’activité « informelle », l’État représente jusqu’à 40% de l’activité et 50% de l’emploi. Par ailleurs, la présence de l’État s’est renforcée dans certains secteurs clés de l’économie, comme les secteurs bancaire, pétrole et gaz.
Or, un poids trop important de l’État peut nuire à la croissance[8]. Premièrement, une présence excessive de l’État dans une économie affecte l’utilisation optimale des ressources ((si les investissements sont concentrés dans des secteurs peu productifs et/ou à faibles externalités positives), et si la survie d’entreprises publiques peu ou pas productives mobilise des financements auxquels d’autres entreprises (privées) plus productives pourraient prétendre. Deuxièmement, la concentration des entreprises publiques dans certains secteurs y limite la concurrence, ce qui est généralement un frein à la recherche de gains de productivité[9]. Les entreprises privées pourraient ne pas bénéficier des mêmes facilités de financement et de soutien de la part du gouvernement. Le gouvernement russe cherche notamment à développer la concurrence sur le marché domestique en adoptant un « National Plan for the Development of Competition » pour la période 2021-25.
Selon la Banque mondiale, un désengagement de l’État pourrait accroître la croissance potentielle de 0,3 pp.
L’environnement des affaires reste une contrainte forte en Russie
Globalement, l’environnement des affaires s’est amélioré au cours des cinq dernières années. Néanmoins, la qualité de la gouvernance[10] reste médiocre et pèse sur les investissements privés domestiques et étrangers.
Selon le « Ease of Doing Business » établi par la Banque mondiale, le pays était classé 28e parmi 190 pays, la protection des investisseurs minoritaires étant l’une des principales faiblesses pour faire des affaires en Russie.
En termes de compétitivité, le pays était classé 43e parmi 141 pays selon le dernier « Global Competitiveness Report ». La qualité des institutions étant le facteur qui pèse le plus sur la compétitivité du pays.
La qualité de la gouvernance reste la principale faiblesse en Russie ; elle s’est très peu améliorée au cours des cinq dernières années. Selon les indicateurs de la Banque mondiale, la Russie était classée 160e sur 211 pays en 2019, loin derrière certains pays de la CEI comme le Kazakhstan. Le contrôle de la corruption et le respect de la loi sont les principales faiblesses. Selon Transparency International, la Russie est classée 137e sur 180 en termes de corruption.
Manque de diversification de l’économie
Au cours des cinq dernières années, en dépit des sanctions imposées par l’Europe et les États-Unis en 2014-15 et renforcées depuis, la structure de l’économie russe a peu changé. Elle reste dépendante aux hydrocarbures, et même si le poids direct du pétrole dans l’économie reste modeste, le PIB par tête à prix constants est corrélé à 92% au prix du baril de pétrole (libellé en roubles). Cette relation semble néanmoins s’être légèrement distendue depuis 2017.
La part de l’agriculture (à prix constants) est restée stable à 4%, et celle de l’industrie manufacturière n’a que peu augmenté (+ 0,4 pp) pour atteindre 13,2% en 2019. La part des industries minières (y compris le secteur des hydrocarbures qui en représente 71%) a légèrement augmenté pour atteindre 9,6%. Au sein du secteur manufacturier, plus de 50% de la production est restée concentrée dans la transformation des matières premières (dont plus de 21% dans la production de pétrole raffiné) et seulement 22% dans les machines et biens d’équipement. Le pays reste contraint d’importer ses biens d’investissement, comme l’illustre la forte corrélation entre les investissements et les importations de biens d’équipement.
On note notamment que la production domestique de machines et biens d’équipement ne s’est pas substituée aux importations.
Depuis l’adoption des sanctions internationales, la part des exportations hors pétrole et gaz a progressé de 10 pp (pour atteindre 48%) mais sans montée en gamme. Les exportations de biens à forte intensité technologique[11] ne représentaient que 11% des biens manufacturés en 2018 (contre 10,7% en 2013).
Depuis l’adoption des sanctions, les investissements domestiques ne se sont pas diversifiés alors que les investissements étrangers (hors réinvestissements) ont diminué et sont restés concentrés dans les mêmes secteurs d’activité et les mêmes régions.
Les programmes de développement pourraient être retardés
Avant la crise induite par la pandémie de Covid-19, l’augmentation attendue des marges budgétaires grâce à la règle fiscale devaient permettre le développement des secteurs hors hydrocarbures.
En mai 2018, au lendemain de son élection, en complément du relèvement de l’âge de départ à la retraite, le président Vladimir Poutine a annoncé un important plan de développement (May decree) sur la période 2019-24 d’un montant total de RUB 8 trillions sur six ans (l’équivalent de 1,1% du PIB chaque année pendant six ans). Il vise à accroître les dépenses d’éducation, de santé et d’infrastructures pour soutenir la croissance potentielle. D’autres mesures sociales, d’un montant de RUB 4,13 trillions, ont été annoncées en janvier 2020 pour la période 2020-24.
Selon les estimations de la Banque mondiale, si toutes ces mesures étaient mises en place et que l’environnement institutionnel s’améliorait, alors la croissance potentielle russe pourrait atteindre 3% d’ici 2028.
En 2019, le gouvernement est parvenu à atteindre 94% de son objectif annuel de dépenses dans le cadre de son programme de développement. Néanmoins, les dépenses pour l’année 2020 pourraient être retardées, même si au T1 2020 cela n’a pas été le cas. Compte tenu du choc économique qui se profile, le gouvernement pourrait ne pas se conformer à son programme de développement, ce qui pèserait alors sur la croissance potentielle. Dans un tel contexte, le gouvernement a annoncé le 2 juin un important programme de soutien à l’économie sur deux ans (entre le troisième trimestre 2020 et le quatrième trimestre 2021) qui pourrait permettre de relancer l’activité et soutenir la croissance potentielle. Néanmoins, à ce jour, aucun détail n’est disponible sur les modalités de sa mise en œuvre.
Conclusion
La Russie est plus solide qu’en 2014 pour faire face à la crise du coronavirus. Ses fondamentaux macroéconomiques se sont renforcés et la situation des entreprises est plus solide qu’il y a cinq ans. Le pays est notamment beaucoup moins dépendant des financements en dollars qu’en 2014.
La crise ne sera pour autant pas sans conséquence pour l’économie russe. Elle va fragiliser le secteur bancaire en pleine consolidation et pourrait retarder l’adoption de mesures pourtant indispensables pour accroître la croissance potentielle du pays qui a fortement baissé depuis plus de dix ans. La diminution de la population active, la baisse du niveau de l’éducation, le ralentissement des investissements technologiques et le manque de progrès technique sont autant de facteurs qui pèsent sur la croissance. En outre, le désengagement de l’Etat est un facteur déterminant pour permettre une meilleure allocation des ressources.