Eco Conjoncture

Turquie : en finir avec la croissance en stop and go ?

11/01/2021
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La fin d’année 2020 a une nouvelle fois placé la Turquie à l’heure des choix. Le pays connaît depuis près de huit ans (lorsqu’en mai 2013 la Réserve fédérale a annoncé qu’elle allait cesser de faire croître la taille de son bilan) une aggravation des grands déséquilibres macroéconomiques (inflation, déficits extérieur et/ou public) qui ne sont pas tous apparus à cette occasion, mais qui se sont renforcés au fil des années et ont fragilisé l’économie turque.

La principale manifestation de ce changement de paradigme est l’évolution de la livre turque (TRY) dont la dépréciation a accéléré depuis lors, avec des à-coups brutaux (graphique 1). La croissance du PIB a été soutenue par une politique monétaire généralement accommodante, mais au prix d’une dérive de l’inflation ces dernières années, au-delà de ce que la décennie 2000 avait permis de réaliser.

Des aggiornamentos de courte durée ont dû être mis en œuvre, notamment en janvier 2014, août 2018 ou novembre 2020, lorsque la politique monétaire a été brutalement resserrée. L’accélération de la baisse de la livre a entraîné alors simultanément une hausse des anticipations d’inflation et des importations d’or pesant sur le déficit extérieur. Toutefois, les précédents exemples n’ont pas engendré de nouveau changement de paradigme durable, la politique monétaire retrouvant au bout de quelques mois son biais accommodant.

En parallèle, le déficit extérieur, structurel, ne s’est que très rarement résorbé. Il a fallu une crise de change en 2018 pour contraindre la Turquie à faire croître moins vite ses importations que ses partenaires commerciaux en 2019, et donc à aligner la croissance de ses importations sur celle de ses exportations. Toutefois, 2020 a vu le retour d’un déficit courant élevé (3,7% du PIB), avec la baisse des recettes touristiques.

Avec l’arrivée de la Covid-19 en mars 2020, les autorités turques ont apporté un soutien conséquent à la fois budgétaire, monétaire et par le crédit. Mais la parenthèse s’est refermée. La dépréciation de la livre s’est renforcée à partir d’août et le policy mix a dû changer son fusil d’épaule. La banque centrale a remonté ses taux directeurs en novembre, alors que le président Erdogan annonçait un changement du cadre de politique économique, fondé sur une plus grande attractivité pour les investisseurs étrangers et le retour à un policy mix davantage fondé sur des règles (mais dont la nature n’a pas été précisée).

Pour combien de temps?? Est-ce que ces annonces préfigurent un modèle radicalement différent ? Cet article se propose de décrire ce à quoi la Turquie pourrait ressembler dans la prochaine décennie selon que les engagements pris produiront ou non des changements structurels.

En l’absence de changement, le passé est la meilleure prévision de l’avenir. Ce passé récent, que nous allons décrire, a marqué l’évolution d’un système basé sur des règles précises vers un système plus complexe, offrant davantage de flexibilité à la politique économique, mais au prix d’une plus grande opacité et d’un moindre recours à la règle.

TAUX DE CHANGE TRY/EUR

Politique monétaire et inflation : une liaison dangereuse

Le cadre de la politique monétaire a été très représentatif de la nature discrétionnaire de la politique économique du pays. La Turquie est marquée depuis plusieurs décennies par l’ampleur de son inflation, qui n’est passée sous les 5% - niveau souhaité lors de la période de ciblage direct de l’inflation (qui régissait la politique monétaire dans les années 2000) - que 4 mois au cours des 40 dernières années. Cette persistance a des conséquences sur le fonctionnement de l’économie turque.

Une politique monétaire de plus en plus hétérodoxe au cours de la dernière décennie

Deux crises ont poussé les autorités turques à opter pour davantage de discrétion dans leur politique économique. La première, la Grande récession mondiale de 2008 et la crise de la zone euro qui a suivi, a conduit à un changement du cadre d’exercice de la politique monétaire. La deuxième, le coup d’État de 2016, a été suivie d’un relâchement de la contrainte budgétaire (voir plus bas).

La politique monétaire était fondée dans les années 2000 sur un ciblage direct de l’inflation, qui avait fait ses preuves puisque l’inflation (graphique 2) a très nettement diminué sur cette période pour atteindre 6,3% à son plus bas en 2009 (contre 79% en moyenne dans les années 90). Toutefois, avec l’augmentation de la volatilité des flux de capitaux, la Turquie a été exposée elle-même à des restrictions régulières de sa liquidité, ce qui l’a poussée, dès 2011, à adopter un nouveau cadre de politique monétaire.

Celui-ci, qui a prévalu jusqu’au 19 novembre 2020, était fondé sur un corridor de taux d’intérêt et une gestion fine de la liquidité (pouvant changer d’orientation au jour le jour, sans réunion du comité de politique monétaire), selon l’utilisation plus ou moins prononcée des différents instruments (taux plafond, taux plancher et/ou taux central du corridor). Cela a conduit à un taux effectif de la politique monétaire (moyenne pondérée des différents instruments utilisés) qui pouvait diverger assez fortement du taux directeur principal (i.e. le taux central du corridor).

TAUX D’INFLATION EN MOYENNE ANNUELLE (%)
CROISSANCE DU CRÉDIT (G.A., %) VS. FLUX DE CAPITAUX CUMULÉS SUR 6 MOIS (MDS USD)

La banque centrale a également introduit un mécanisme optionnel de gestion des réserves obligatoires (ROM). Ce ROM permet de demander aux banques de détenir en or ou en devises une certaine proportion (qui peut varier sur décision discrétionnaire de la banque centrale) de leurs réserves obligatoires sur les dépôts en livre turque. Cet instrument permet ainsi à la banque centrale de soutenir ses réserves de change (puisque ces réserves obligatoires y sont comptabilisées). Le ROM possède également un caractère contra-cyclique pour les banques, puisque des réserves en devises sont mises de côté lors les périodes favorables, et peuvent être utilisées lors les périodes de tension sur leur liquidité en devises. En cas de forte volatilité des flux de capitaux, les besoins de liquidité en devises des banques sont couverts jusqu’à une certaine limite sans nécessiter le soutien de la banque centrale (les réserves nettes, c’est-à-dire hors ROM, ne sont pas ponctionnées). Les banques turques ont ainsi pu s’accommoder plus facilement des périodes de forte volatilité des flux de capitaux que la Turquie a connues à partir de 2013. Cela a également permis de déconnecter progressivement l’évolution du crédit domestique de celle des flux de capitaux, ce qui démontre la flexibilité permise par le mécanisme contra-cyclique (graphique 3), comme par exemple en 2015, en 2018 et plus encore en 2020.

Ce nouveau régime a joué un rôle important pour soutenir la croissance économique turque quand, en parallèle, d’autres pays émergents dépendants des entrées de capitaux comme la Russie, le Brésil ou l’Afrique du Sud ont connu une baisse brutale de leur croissance à partir de 2015-2016.

Toutefois, cette stratégie n’est pas sans risque. Moins dépendante des fluctuations du marché, l’évolution du crédit a été soutenue pendant longtemps. Par conséquent, la dette du secteur privé non financier n’a pas baissé comme cela a pu être le cas dans d’autres pays. En complément, le crédit inter-entreprises s’est accru avec l’allongement des délais de paiement pour les clients (65 jours de chiffre d’affaires en 2007 et 76 jours en 2019, selon les chiffres d’Euler Hermes).

Par ailleurs, même si la volatilité des flux de capitaux est moins critique pour les banques, les entrées de capitaux ne couvrent pas le déficit courant depuis 2014, ce qui explique le faible niveau des réserves de change de la banque centrale (graphique 4) et les pressions baissières sur la livre. Les entrées de capitaux restent donc nécessaires, un constat que le gouvernement semble avoir fait.

AVOIRS EN RÉSERVE DE LA BANQUE CENTRALE (MDS USD)

Le lien entre dépréciation de la livre et inflation

Un régime monétaire marqué par une forte dépréciation du taux de change tend à favoriser la dollarisation de fait de l’économie. Cette dernière signifie que les agents ont tendance à fixer leurs prix en devises, y compris quand les transactions se font en monnaie locale. Dans un cas extrême de dollarisation de fait intégrale, la dépréciation du change se transmet alors 1 pour 1 à l’inflation. Cela rend le contrôle de l’inflation très difficile.

Nous estimons un modèle qui permet de caractériser le lien entre les prix étrangers exprimés en monnaie locale (produits des prix étrangers en dollar et du taux de change, f ci-dessous) et les prix domestiques (p). Nous en retenons ici la forme simple suivante (mise en logarithme, afin de la linéariser, ln(µ) constituant la constante) :

p = ln(µ) + ß f

Une analyse statistique montre l’existence d’une cointégration. Cela implique la modélisation, au travers d’un modèle à correction d’erreur, qui permet de représenter la dynamique de la répercussion d’une hausse des prix étrangers sur l’inflation turque au fil du temps. À la suite de Garcés-Diaz (2001) et Colliac (2006)[i], la forme suivante est retenue :

dpt = F(pt-1 – ßft-1 – a) + dpt-1 + ?dft + et

Cette formulation permet de mesurer à la fois l’intensité et la rapidité de la transmission en calculant de mois en mois l’impact d’une hausse initiale de 10% des prix internationaux exprimés en TRY. Le coefficient ?, attaché à cette évolution dft donne la valeur de la répercussion instantanée. Puis, le jeu de la relation de long terme pt-1 – ßft-1 – a et de l’inflation passée dpt-1 ajoute dès le mois T+1 un supplément d’inflation, et continuera à le faire les mois suivants, jusqu’à ce que l’inflation cumulée atteigne la valeur du coefficient ß de la relation de long terme. La valeur négative du coefficient F associé à la relation de long terme garantit qu’il y ait convergence, ce qui fonctionne sur l’ensemble des sous-périodes sur lesquelles le degré de répercussion prix est estimé.

Quatre sous-périodes sont ainsi définies (1980-89, 1990-2002, 2003-2012, 2013-2020). Les deux premiers intervalles sont liés à des décennies de forte inflation et de crises de change répétées. La 3e période correspond à une forte désinflation et se trouve centrée autour de la période de recours à un ciblage direct de l’inflation. La dernière démarre avec l’annonce du tapering par la Fed, qui s’accompagne d’une moindre liquidité en dollar et d’une plus forte sensibilité des investisseurs aux déséquilibres macroéconomiques des pays émergents.

DEGRÉ DE RÉPERCUSSION D’UNE HAUSSE DE 10% DES PRIX ÉTRANGERS SUR L’INFLATION (EN %)

Sur toutes ces périodes, la part de l’évolution du TRY est prédominante sur celle des prix internationaux en dollar dans l’évolution des prix internationaux exprimés en TRY, sauf sur la période 2003-2012, où le TRY devient plus stable (hors crises mondiales). La dépréciation du change joue à nouveau un rôle plus prépondérant dans la dernière sous-période. Le degré de répercussion-prix est unitaire à long terme et rapide dans les deux premières décennies : la durée de vie moyenne du choc correspond au mois auquel au moins la moitié de l’impact sur l’inflation est matérialisé, 3 mois dans chacun des deux cas (tableau 1). Il est alors impossible pour la Turquie de mener une politique monétaire, dans la mesure où les prix turcs répondent intégralement et rapidement à une hausse des prix étrangers.

RÉPERCUSSION CUMULÉE SUR LES PRIX (%) D’UNE DÉPRÉCIATION DE CHANGE DE 10% DE MOIS EN MOIS SUR LES DEUX SOUS-PÉRIODES

Dans les années 90, nombre de pays émergents abordent une période de désinflation, expliquée en partie par un degré plus faible de répercussion-prix, mais ce n’est pas le cas de la Turquie. C’est à partir de 2003 que le mouvement intervient. Au cours de la décennie suivante, une dépréciation de 10% n’engendre plus que 5,9% d’inflation in fine et le délai de transmission s’allonge : la durée de vie moyenne du choc passe à 14 mois.

À partir de 2013, la situation se détériore relativement, pas tant en raison de l’impact total sur l’inflation (6,2% pour une dépréciation de 10%), ou de la durée de vie moyenne du choc (toujours 14 mois), que d’un impact initial plus élevé. Le graphique 5 montre l’impact cumulatif d’une dépréciation de 10% sur ces deux périodes : lorsque dans les années 2000, il est de 1,1% au bout de deux mois, il atteint 1,9% sur le même laps de temps après 2013. Cela montre une plus grande rapidité dans les comportements d’ajustement des prix domestiques exprimés en livre. Cette hausse, plus rapide, présente alors le potentiel de jouer en retour sur un nouveau mouvement à la dépréciation, ce qui rend la politique monétaire moins autonome.

Une balance croissance/risques déséquilibrée

Il n’y a pas qu’une seule façon de générer de la croissance. Toutefois, lorsque celle-ci s’accroît, elle s’accompagne fréquemment de déséquilibres plus conséquents.

De la croissance, mais de moins en moins

CROISSANCE DU PIB EN VOLUME (%)

Le savant dosage entre des politiques économiques de soutien à l’économie et les risques que ce soutien fait peser a permis d’obtenir une croissance significative en Turquie. La répétition des chocs en 2016, 2018 et 2020 n’a toutefois pas été neutre et l’analyse de ses déterminants permet d’identifier les carences qui ont conduit à ce profil de croissance plus heurté (graphique6).

L’analyse de la comptabilité de la croissance turque montre qu’elle a reposé principalement sur des facteurs d’accumulation au cours de la dernière décennie[2] (graphique7).

STOCK DE CAPITAL VS. EMPLOI : CROISSANCE ANNUELLE (%)

Le taux d’investissement s’est maintenu à un niveau élevé et a permis une croissance significative du stock de capital, l’un des éléments fondamentaux de la croissance à long terme. L’emploi a également fortement progressé, reflet de l’augmentation de la population en âge de travailler et de celle du taux de participation dans l’économie formelle. Sans surprise, en fin de période, cette accumulation de facteurs de production ralentit fortement, d’abord en 2019 (suite à la crise de 2018) puis en 2020, en raison de la pandémie.

Toutefois, depuis 2013, la croissance a été obtenue par « transpiration plutôt qu’inspiration » pour reprendre l’expression fameuse de Paul Krugman sur la croissance asiatique des années précédant la crise de 1997-98. En effet, la productivité globale des facteurs (en Turquie, comme en Asie à l’époque) a marqué le pas (graphique 8), malgré les investissements croissants réalisés en capital physique et en capital humain.

PRODUCTIVITÉ GLOBALE DES FACTEURS (BASE 100 EN 2011)

On peut supposer un lien de cause à effet entre la baisse de la productivité globale des facteurs et l’inflation. En effet, si, à court terme, l’inflation répond à l’évolution du taux de change nominal, à moyen-long terme, le déterminant important de la compétitivité est le taux de change réel. Dans des périodes de forte croissance, ce taux de change a tendance à s’apprécier, mais davantage du fait d’une accumulation de facteurs qui favorise des pénuries (et donc de l’inflation) plutôt que par l’intermédiaire de gains de productivité. Par conséquent, la compétitivité se détériore et la probabilité d’une dépréciation s’accroît, engendrant de nouvelles tensions inflationnistes. Ces évolutions du change et de l’inflation favorisent une formation des prix en monnaie étrangère.

ICOR : POINTS D’INVESTISSEMENT NÉCESSAIRES POUR OBTENIR UN POINT DE CROISSANCE DU PIB

Le taux d’investissement élevé, mais in fine peu productif, a également les implications suivantes :

D’un strict point de vue comptable, l’efficacité marginale du capital s’est dégradée : le nombre de points d’investissement nécessaires pour obtenir un point de croissance (ICOR) est élevé. De fait, il a augmenté ces dernières années en Turquie (graphique9).Or, l’investissement généré nécessite un financement, dont une partie recouvrira une dette. L’augmentation de cette dernière peut entraîner une hausse des taux d’intérêt, qui elle-même sera de nature à peser sur le niveau de l’investissement privé dans le futur.

Il y a peu de chances qu’à court terme les investissements d’aujourd’hui génèrent suffisamment d’exportations demain pour que le déficit extérieur se résorbe. Certes, iI est normal qu’un pays importe les biens nécessaires qu’il ne produit pas en quantité suffisante, notamment ceux à forte valeur ajoutée. Toutefois, lorsque la productivité augmente, les compétences des entreprises locales font de même et le pays a moins besoin d’importer et peut même devenir un exportateur net (modèle asiatique, dont le Vietnam est l’un des derniers exemples en date). Si ce mécanisme vertueux ne se déclenche pas, le rééquilibrage du solde externe reste possible, mais par une baisse des importations qui porte préjudice à la croissance en contraignant la demande intérieure. C’est ce qui s’est passé en Turquie après la crise de change d’août 2018.

INVESTISSEMENT DIRECT ÉTRANGER (MDS USD)

Pour autant, du capital a été investi et en grande quantité. Toutefois, entre 2010 et 2018, l’investissement dans la construction a crû de 10% par an en volume, contre 5,7% pour les machines et équipements. Cette prédominance, inhérente à une croissance intensive en main d’œuvre (avec des composantes telles que l’immobilier résidentiel et commercial), peut expliquer la baisse observée de la productivité des facteurs.

En parallèle, les investissements directs étrangers n’ont cessé de se réduire au cours de la décennie écoulée. Ils n’atteignaient plus en moyenne que 25% du déficit courant (et même 15% en 2020) contre 56% dans les années 2000. Si la Turquie reste une base de production conséquente, y compris pour des entreprises étrangères, la majorité de ces investissements est donc relativement ancienne et les investissements récents sont trop faibles pour aller au-delà d’un simple renouvellement du stock de capital.

Finances publiques : nouveau maillon faible ?

SOLDE BUDGÉTAIRE CORRIGÉ DU CYCLE CONJONCTUREL (EN % DU PIB POTENTIEL)

Jusqu’à peu, la politique budgétaire a été perçue comme un avantage de la Turquie en termes de risques, avec un niveau de dette publique contenu, notamment en raison d’une croissance nominale élevée (même si la proportion de cette dernière liée à l’inflation s’est accrue au fil du temps). À l’évidence, un ratio modéré de dette publique était un élément favorable à l’orée de l’année 2020, permettant de mieux supporter l’impact sur la dette publique de la Covid-19.

MATURITÉ MOYENNE DE LA DETTE PUBLIQUE DOMESTIQUE (EN ANNÉES)

Toutefois, la politique budgétaire a changé de nature à partir de 2016. La baisse de la croissance a contribué à ce changement d’orientation, mais même lorsque l’on calcule un solde budgétaire corrigé du cycle conjoncturel, cette détérioration reste patente (graphique 11). Ainsi, le déficit budgétaire n’a pu rester modéré quelques années de plus que sous l’effet de la croissance du PIB. Lorsque cette croissance s’est repliée, la dérive budgétaire est apparue au grand jour.

L’accroissement de la dette publique a alourdi la charge d’intérêts (qui devrait atteindre 3% du PIB en 2021), qui handicapera l’effort ultérieur de consolidation, tandis que le profil de la dette s’est lui aussi détérioré :

La maturité moyenne de la dette publique a diminué passant de 7 ans en août 2018 à 5 ans fin 2020, sous l’effet de la baisse de la maturité de la dette domestique de 4,2 à 2,9 années (graphique12)

DÉCOMPOSITION ENTRE PRIMES DE RISQUE DE CONTREPARTIE (« DE DÉFAUT ») ET DE CHANGE (POINTS DE BASE)

La part en devise de la dette du gouvernement a augmenté sur la dernière décennie (près de la moitié), contrairement à la plupart des autres grands pays émergents où cette part a diminué ces dernières années. De plus, sa part dans la dette publique est en partie soutenue par la dépréciation du TRY (qui a accru sa contre-valeur exprimée en livre).

Le taux d’intérêt apparent s’est accru, soutenu par l’accroissement des primes de risques, comme le confirme le graphique 13 (plus bas).

Le risque de change, plus prégnant à mesure que la volatilité de la livre s’est renforcée, a joué sur ces trois éléments. Sur la maturité et la part en devise d’abord, de façon complémentaire dans le cas de la Turquie, puisque le pays, qui a une capacité limitée à s’endetter à long terme dans sa propre devise, peut arbitrer entre un endettement court en TRY ou un endettement long en devises. Ces risques vont donc de pair. Il en ressort que la courbe des taux en TRY est incomplète et peu liquide au-delà de la maturité moyenne de la dette domestique (3 ans environ), ce qui handicape la politique monétaire qui doit pouvoir jouer sur la structure par terme des taux d’intérêt pour être pleinement efficace.

L’impact croissant du risque de change sur la charge d’intérêt apparaît majeur, comme le montre la décomposition du supplément de rendement (prime) d’une obligation d’État turque en TRY à 5 ans par rapport à une obligation du Trésor américain en USD de même maturité. Le poids pris par le risque de change (prime de l’obligation turque en USD par rapport à son équivalent en TRY) a crû a contrario du rôle plus limité du risque de contrepartie (prime de l’obligation turque en USD par rapport à son équivalent américain).

De plus, si on en croit l’évolution récente de la prime de CDS (credit default swap) à 5 ans, il apparaît même qu’une partie du risque souverain est alimentée par l’existence d’un risque de change significa-

tif[3]. La part élevée de la dette en devises est évidemment de nature à expliquer cette corrélation positive entre les deux types de risques. Le remplacement du gouverneur de la banque centrale le 7 novembre dernier a permis de préfigurer la décision de politique monétaire du 19 novembre, favorable à une stabilisation de la livre : après le 7 novembre, la prime de risque de défaut a diminué de 142 points de base, davantage même que la prime de risque de change (100 points de base de moins, au 23 novembre).

Turquie : Quo Vadis ?

En matière de politique économique, la méthode traduit les objectifs. Une littérature économique abondante s’est penchée sur les avantages relatifs entre règle et discrétion, notamment à la suite des crises émergentes des années 90, favorisant dans les années 2000 l’adoption

de règles monétaires ou budgétaires. La relative réussite des grands pays émergents lors de la crise de 2008, subissant une perte d’activité mais sans crise financière ni a fortiori de nécessité d’en appeler au FMI, a modifié le paradigme. Cette plus grande résilience a pu alors être utilisée pour relâcher une partie des règles préexistantes.

En Turquie, une plus grande variabilité de l’inflation et des taux d’intérêt a été tolérée. Sans revenir aux variations monétaires extrêmes des années 90, les cycles ont gagné en brutalité : un ajustement de type « cold Turkey »[4], c’est-à-dire par le biais de revirements brutaux (et réversibles) de politique monétaire, plutôt que par une approche plus graduelle. En pratique, cela s’est traduit par un relèvement tardif et brutal des taux directeurs de plusieurs centaines de points de base, suivant à chaque fois des périodes de taux bas nonobstant une inflation significative. Un ajustement plus progressif, couplé avec une politique monétaire plus réactive implique que, in fine, le niveau de taux nécessaire pour obtenir une inflation donnée aurait pu être moins élevé.

Poursuite du stop and go ou retour du gradualisme ?

Lorsque l’on compare les deux périodes de l’histoire récente turque, la décennie 2003-2010 offre un exemple de gradualisme, tandis que la décennie 2011-2020 a réintroduit une dose de discrétion, moins d’automaticité dans les décisions de consolidation et donc plus de stop and go. En prenant la même typologie que celle utilisée pour les déterminants de la croissance économique, deux trajectoires de croissance pour la prochaine décennie sont possibles[5].

La première possibilité correspond à une succession de « stop and go », marqués par une croissance des facteurs d’accumulation (travail et capital) à chaque fois que la situation économique se stabilise et négatives (sous contrainte) lorsqu’un choc survient. En effet, le taux d’investissement et le taux de participation de la main d’œuvre sur le marché du travail sont corrélés au cycle. De plus, l’évolution de la productivité est dans ce cadre dominée par la dynamique du taux d’utilisation des capacités de production : sous-utilisées, elles sont moins productives, et inversement. Le caractère erratique de la croissance ne permet pas de modifier la composition de l’investissement. De plus, comme la Turquie monte peu en gamme, elle ne parvient pas à détacher durablement ses importations de l’évolution de sa croissance économique. Comme le précisaient Aguiar et Gopinath (2007) dans leur analyse de la croissance des pays émergents des années 90, plutôt qu’une tendance, on observe une succession de cycles courts qui vampirise toute tendance[6] (graphique14), situation dans laquelle la Turquie pourrait donc rester. Le gradualisme, qui vise un rééquilibrage de l’économie et s’accompagne d’un policy mix qui vient contrebalancer les déséquilibres, se traduirait par une baisse de la croissance dans les années qui suivront le rebond post-Covid. En d’autres termes, la baisse des déficits et de l’inflation est souhaitée, et même si elle n’est pas immédiate le policy mix est plus restrictif afin de rendre un peu plus neutres les conditions monétaires. Le soutien de la politique conjoncturelle est moindre et l’impact positif des réformes qui accompagnent le rééquilibrage demande du temps. Toutefois, les réformes incitent à davantage d’investissement direct étranger, ce qui enclenche une dynamique de reprise de la croissance du stock de capital. Un financement différent équivaut également à une nature un peu différente de cet investissement, et la productivité se redresse.

TRAJECTOIRES DE PIB DANS LA PROCHAINE DÉCENNIE (NIVEAUX, BASE 100 EN 2020)
IMPORTATIONS EN VOLUME RAPPORTÉES À LA PRODUCTION INDUSTRIELLE EN VOLUME (BASE 100 EN 2010)

La différence entre les deux régimes de croissance ne se juge pas sur les cinq prochaines années, où pour des raisons différentes ils produiront tous les deux une croissance moyenne à un niveau voisin des 5 années précédentes (autour de 3% par an). Le régime de stop and go, parce qu’il engendre des changements sans lendemain, voit une croissance moyenne similaire entre 2026 et 2030, faite d’une répétition de cycles de croissance interrompus rapidement. Par contre, le gradualisme aboutit à un équilibre vertueux, où la croissance atteint 5% en moyenne. Si celle-ci s’accompagne du retour à un cadre fondé sur les règles, tant monétaires que budgétaires, cela signifie aussi que les chances sont réunies pour que la livre turque se stabilise. Or, dans les années 2000, ce régime avait eu pour conséquence une appréciation réelle de la livre, certes en partie fondée sur les gains de productivité effectués à cette époque, mais accentuée par un mouvement général de flux de capitaux favorable aux pays émergents. À l’avenir, si la Turquie devait attirer de nouveau les investisseurs internationaux, il en irait de même sachant que la part des non-résidents dans la dette publique turque est revenue fin novembre 2020 à un niveau résiduel (3%). L’appréciation du taux de change réel qui en résulterait génèrerait alors un gain désinflationniste qui viendrait renforcer ce régime de croissance plus équilibré.

Les conséquences en termes de débouchés en Turquie

Dans ses récents discours, le président Erdogan a plusieurs fois répété que l’attractivité pour les investisseurs étrangers ferait partie des priorités. Le niveau d’investissement direct étranger est probablement tombé en 2020 à un plus bas historique (USD 3 mds). Parallèlement, le poids des importations dans l’économie turque s’est assez nettement réduit ces cinq dernières années, y compris hors pétrole et métaux précieux, alors même que la production industrielle a continué de se développer (graphique 15). La dépréciation de la livre a constitué une incitation forte à substituer des intrants locaux aux importations. Toutefois, ce mouvement a également pesé sur la profitabilité des chaines d’approvisionnement des industries les plus intégrées internationalement, en introduisant une friction qui n’existe pas chez des concurrents dont les devises sont plus stables : l’exemple le plus manifeste semble être l’industrie automobile où l’Europe centrale constitue un concurrent sérieux. Au global, le taux d’ouverture de l’économie turque s’est ainsi contracté.

La diminution des importations est également le reflet de la baisse du taux d’investissement dans les secteurs les plus capitalistiques, tels que les biens d’équipement. Bien évidemment, le fait que le cycle ait été très heurté depuis le milieu des années 2010, et que le pouvoir d’achat des ménages ait été affecté par l’inflation, a également pesé sur les secteurs cycliques, dont l’automobile, la métallurgie et les plastiques.

Pourtant, quelle que soit la période (années 2000, 2010-2014, 2015-19), le solde courant est resté déficitaire, même s’il s’est réduit sur les cinq dernières années par rapport aux cinq précédentes. La valeur contenue dans les importations reste supérieure à celle des exportations car il n’y a pas eu de montée en gamme. Toutefois, ce déficit doit être financé par des entrées de capitaux. Cela a été le cas jusqu’au milieu des années 2010 et la demande a ainsi pu continuer à être financée. Au-delà, le manque de financements a fini par saper la dynamique.

Le régime de croissance qui prévaudra dans les années à venir n’est pas neutre pour le niveau et la pérennité des débouchés que la Turquie peut offrir, ainsi que sur leur répartition sectorielle. Nos deux scénarios pour la prochaine décennie dessinent deux perspectives relativement divergentes, même si la réalité est évidemment complexe et plus intermédiaire.

Le stop and go, en cela qu’il ne permet pas de sortir durablement de la croissance irrégulière et pauvre en financement extérieur de ces dernières années, promet une croissance relativement modérée et heurtée des importations, avec une limite au développement des investissements lourds, ainsi qu’une demande des ménages qui épouse le caractère erratique de la conjoncture. Dans ce cadre, la Turquie resterait une puissance industrielle, protégée en partie d’un départ des usines par la taille de son marché intérieur. Toutefois, elle resterait à un niveau de gamme relativement inchangé et offrirait une croissance des débouchés principalement dans les matières premières et les produits de base (métaux principalement) utilisés dans l’industrie.

Un retour à la stabilité de la croissance des années 2000, fondée sur un cadre macroéconomique stable, porte la promesse d’un modèle différent. Il serait cohérent avec une nouvelle vague d’investissements étrangers, attirés non seulement par une croissance localement plus forte, mais également par une logique de production pour l’exportation facilitée par un tel modèle. Tous les secteurs bénéficieraient d’une telle dynamique, mais avec une différence : la croissance des importations serait plus facilement financée et celles qui nécessitent le plus de capital (les biens d’équipement) redeviendraient le premier débouché.

Quant aux pays, ceux qui verront leurs débouchés croître en Turquie ne seraient, là aussi, pas les mêmes selon la trajectoire suivie. Le stop and go implique que peu de pays y gagnent significativement hormis les exportateurs de matières premières : ainsi, depuis deux ans, la Russie est devenue le premier exportateur vers la Turquie en lieu et place de la Chine. Les années 2000 et 2010-14 avaient, quant à elles, vu les principaux exportateurs mondiaux de biens manufacturés connaître les plus fortes croissances (Chine, Allemagne, États-Unis, Italie et France). Ces pays seraient a priori les principaux bénéficiaires d’un retour à une croissance économique stable, y compris en termes de financement, permettant la reprise de l’effort d’équipement de la Turquie, pour lequel chacun de ses pays dispose d’entreprises à même de soutenir cette dynamique.

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L’expérience turque et d’autres exemples montrent que la méthode joue un rôle important dans la capacité à changer. Le premier scenario imaginé est fondé sur la thérapie de choc, avec le risque que les efforts ne s’inscrivent pas dans la durée. Une approche de ce type porte le risque d’un profil de type stop and go de la croissance. Des réformes ne peuvent générer tous leurs bienfaits à long terme si elles ne restent pas en place suffisamment longtemps. Recourir à une approche plus gradualiste – un modèle qui a bien fonctionné dans les années 2000 – permettrait d’en revenir à une trajectoire de croissance plus stable et in fine probablement plus élevée, par l’intermédiaire de changements institutionnels qui permettraient de mieux la cimenter à moyen terme.


[1] Garcés-Diaz D. (2001), Determinacion del nivel de precios y la dinamica inflacionaria en México, Cemla, Monetaria, Vol. 24 n° 3, pp. 241-270 Colliac S. (2006), Les conditions préalables à la dollarisation totale : application à l’Amérique Latine, thèse pour le doctorat ès sciences économiques, Université Montesquieu Bordeaux IV.

[2] Nous utilisons une fonction de production de type Cobb-Douglas, représentation classique permettant de relier le PIB au stock de capital, à l’emploi et à la productivité globale des facteurs de production.

[3] Voir sur ce sujet Berg et Borensztein (2000), The Pros and Cons of Full Dollarization, IMF Working Paper n° 00/50 ; Garcia et Lowenkron (2005), Cousin risks: the extent and the causes of positive correlation between country and currency risks, Textos para discussão 507, Department of Economics PUC-Rio (Brazil).

[4] L’expression « Cold Turkey » signifie une rupture brutale avec un cadre antérieur de politique économique, où en d’autres termes une thérapie de choc. Elle s’oppose à une stratégie fondée sur une adaptation progressive. Voir Giamattei (2015), Cold Turkey vs. Gradualism - Evidence on Disinflation Strategies from a Laboratory Experiment Discussion Paper V-67-15, University of Passau.

[5] La croissance est ainsi estimée sur la prochaine décennie au travers de l’évolution du stock de capital, de l’emploi et de la productivité globale des facteurs, par le biais d’une fonction de Cobb Douglas (relation estimée entre 1980 et 2017).

[6] Aguiar, Mark, and Gita Gopinath (2007), Emerging market business cycles: The cycle is the trend, Journal of Political Economy 115(1):69-102

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