L’épidémie de Covid-19 a eu des effets perturbateurs sur les chaînes d’approvisionnement. En Allemagne, même si les entreprises manufacturières n’ont pas été directement affectées par les restrictions dues au confinement, les chaînes de production ont dû être mises à l’arrêt en raison de la pénurie de composants essentiels, fournis par la Chine. Compte tenu du rôle central que jouent les entreprises manufacturières allemandes en Europe, cette situation a également conduit à des fermetures dans d’autres pays. L’Allemagne a, par ailleurs, découvert sa forte dépendance vis-à-vis de la Chine et d’autres pays asiatiques pour des produits tels que les médicaments, les respirateurs et les équipements de protection individuelle.
Ces événements vont probablement nous amener à repenser notre modèle de production, caractérisé par l’éclatement des processus de production, la gestion des stocks en flux tendus et l’approche reposant sur un fournisseur unique. La crise du Covid-19 pose des questions d’une importance cruciale concernant, en particulier, le risque de rupture des chaînes d’approvisionnement : a-t-il été suffisamment pris en compte ? Comment rendre les chaînes d’approvisionnement plus résilientes?? Enfin, la mise en place des chaînes d’approvisionnement est, en grande partie, le résultat d’une analyse des coûts et des bénéfices. D’autres inquiétudes, comme les questions environnementales et les considérations de stratégie politique, sont souvent totalement absentes des décisions de délocalisation. Les politiques économiques peuvent-elles corriger les défaillances possibles du marché?? Ce débat dépasse quelque peu le cadre cette étude.
Quatre décennies de mondialisation
Au cours des dernières décennies, les entreprises allemandes ont délocalisé leurs activités au profit de pays à bas salaires pour une meilleure rentabilité économique. Plusieurs événements ont contribué à une telle évolution, comme la chute du rideau de fer, le développement des porte-conteneurs et l’adhésion de la Chine à l’OMC.
Le développement de chaînes de valeur mondiales a accru l’interconnexion entre les secteurs manufacturiers des différents pays. Entre 1991 et 2018, les importations d’intrants intermédiaires du secteur manufacturier allemand ont progressé d’environ 5 % par an (graphique 1). En particulier, le commerce avec les pays à bas salaires s’est rapidement développé : de 3 % seulement au début des années 1990, les importations de biens intermédiaires en provenance de ces pays s’établissaient à près de 15 % en 2018. Ce sont surtout les importations en provenance des économies européennes en transition qui se sont développées, s’inscrivant à 8 % en 2018, soit plus de huit fois leur niveau du début des années 2000 (cf. Stéphane Colliac (2020)). De plus, les importations en provenance des pays à bas salaires du Sud et de l’Est asiatique ont rapidement augmenté : elles s’élevaient à 4,5 % en 2018.
La question reste posée de savoir dans quelle mesure la mondialisation s’est poursuivie au cours des dernières années. À l’aide des tableaux des entrées et des sorties entre pays de l’OCDE, Baldwin et Freeman (2020b) montrent que l’exposition totale des pays (c’est-à-dire leur exposition directe et indirecte), entre eux ne cesse de progresser. En revanche, Kilic et Marin (2020) soutiennent que l’ère de l’hyper-mondialisation a pris fin après la crise financière mondiale de 2008/2009 en raison de l’augmentation de l’incertitude qui a suivi.
La base de données TiVA (OCDE/OMC) fait également ressortir une stabilisation de la part de la valeur ajoutée de l’Allemagne dans la demande finale au niveau macro-économique (cf. tableau 1). Entre 2005 (début de la série) et 2010, la part de l’Allemagne dans la demande finale a reculé, passant de 66,7 à 59,5. Elle s’est maintenue autour de ce niveau jusqu’en 2015, année des dernières données disponibles. Au cours de la période 2010-2015, la part des économies en transition d’Europe centrale et orientale a augmenté au détriment du reste de l’UE et des pays de l’Est et du Sud-est asiatique. Cela pourrait signifier que les entreprises ont raccourci leurs chaînes d’approvisionnement, comme le soulignent Kilic et Marin.
Cependant, cette évolution est plus probablement le résultat de tendances divergentes au niveau sectoriel. Dans les secteurs du textile (D13-15), de la chimie et de la pharmacie (D20-21), de l’informatique, de l’électronique et des équipements électriques (D26-27), la part de l’industrie allemande s’est progressivement contractée, tandis que les pays de l’Est et du Sud-est asiatiques ont renforcé leur position. En revanche, les fabricants de machines et équipements (D28) ont conservé leur place alors que les producteurs d’équipements de transport (D29-30) ont renforcé encore davantage leur part de marché. Dans ce dernier secteur, les entreprises ont, de toute évidence, relocalisé une partie de leurs activités en Allemagne et dans les économies européennes en transition. La part des pays de l’Est et du Sud-Est asiatique, qui atteignait près de 12 % en 2010, ne représentait plus que 3,5 % en 2015. Cela s’explique probablement par la rupture des chaînes d’approvisionnement, sous l’effet de catastrophes naturelles, mais aussi par la hausse des coûts de production en Asie.
Mondialisation ou régionalisation
Sur le tableau 2, nous avons cartographié l’interconnexion des secteurs manufacturiers entre grands pays et zones géographiques sur la base des contributions à la valeur ajoutée en 2005 et 2015[1]. Les chiffres correspondent à la part des pays de la colonne dans le contenu en valeur ajoutée de la demande finale des pays disposés aux lignes. Les calculs se fondent sur les données TiVA (OCDE-OMC). Par exemple, en 2015, l’Allemagne a contribué pour 59,5 % à la demande finale de son secteur manufacturier et pour 9,7 % à celle du Royaume-Uni. Pour plus de clarté, nous avons supprimé toutes les contributions inférieures à 0,5 %.
Lorsque l’on compare les deux tableaux, la première chose qui saute aux yeux est la baisse de la contribution de chaque pays à sa propre demande finale (diagonale du tableau) à l’exception de la Chine, et de l’importance croissante de cette dernière dans la production manufacturière. En 2005, la Chine contribuait à hauteur de 1,8 % au contenu en valeur ajoutée de la demande finale des produits manufacturés allemands. En 2015, ce chiffre est passé à près de 6 %, en grande partie au détriment de l’industrie allemande.
L’autre aspect qui se dégage est que les chaînes d’approvisionnement sont restées plutôt régionales. Seuls les États-Unis, l’Allemagne, la Chine, le Japon et la Corée contribuent de manière significative à la demande finale de tous les pays. Les secteurs manufacturiers canadien et mexicain sont très dépendants à l’égard des États-Unis, leur contribution à la valeur ajoutée de ce dernier pays s’établissant, respectivement, à 24,7 % et 19,7 %. L’Allemagne joue aussi, mais dans une moindre mesure, un rôle important pour les entreprises manufacturières des pays voisins.
Durant la crise du Covid-19, le secteur manufacturier allemand a été immédiatement frappé par la fermeture de l’appareil industriel chinois en vue d’enrayer l’épidémie. En mars, 60 % des entreprises du secteur allemand de l’ingénierie mécanique indiquaient faire face à des ruptures d’approvisionnement dues aux confinements mis en œuvre en Chine et en Italie[2]. Seuls 10 % des producteurs étaient en mesure de faire appel à d’autres fournisseurs. Plus de 45 % des fabricants de machines ont procédé à des ajustements de capacités en recourant principalement au compte de temps de travail et au chômage partiel. En mars, l’Allemagne a, à son tour, adopté des mesures de confinement. Les usines du secteur manufacturier ont pu rester opérationnelles, mais la production a été sérieusement pénalisée par l’introduction des règles de distanciation sociale et par la chute brutale de la demande, les entreprises ayant revu à la baisse leurs plans d’investissement. Devant l’effondrement des ventes, les constructeurs automobiles ont mis à l’arrêt leurs lignes de production, ce qui a eu des répercussions majeures sur les sous-traitants en Allemagne, mais aussi dans les pays voisins.
Dans quelle mesure la crise du Covid-19 peut-elle affecter les chaînes de valeur mondiales??
L’épidémie de Covid-19 a relancé le débat sur l’importance des chaînes de valeur mondiales et les limites de la mondialisation. Les appels en faveur de chaînes de valeur plus résilientes se sont de nouveau fait entendre. Il faudrait, pour ce faire, accroître les stocks et réduire la dépendance à l’égard de la Chine ou diversifier la base de fournisseurs et rapatrier une partie de l’activité. Dans une enquête réalisée en Allemagne auprès d’économistes, 38 % des personnes interrogées se disent favorables à une relocalisation de la fabrication des produits de santé publique, tandis que 27 % sont plutôt en faveur du maintien du statu quo (Blum 2020). Ceux qui souhaiteraient une plus large diversification internationale dans ce domaine ne représentent que 19 %.
La crise du Covid-19 n’est pas la première à avoir fortement perturber les chaînes d’approvisionnement mondiales. Parmi les précédents épisodes, figurent les catastrophes naturelles comme l’ouragan Katrina qui a frappé les États du sud des États-Unis, en août 2005, ainsi que le tsunami et l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima en mars 2011. La rupture des chaînes d’approvisionnement peut, par ailleurs, être provoquée par des événements géopolitiques comme le conflit commercial sino-américain et le Brexit. Néanmoins, dans ces cas les perturbations ne sont souvent pas aussi brutales que lors de pandémies et de catastrophes naturelles. Par ailleurs, des ruptures d'approvisionnement peuvent aussi être causées par des cyber-attaques, mais elles sont en général très brèves.
Avec la montée de l’incertitude, les entreprises pourraient envisager, dans une logique intuitive, le raccourcissement des chaînes d’approvisionnement en rapatriant certaines de leurs activités (cf. Kilic et Marin 2020). Cependant, comme nous l’avons indiqué plus haut, cela ne semble pas être le cas au vu de la situation au niveau sectoriel. Cela peut s’expliquer par le fait que les changements d'approvisionnement sont longs à mettre en œuvre et peuvent générer de nombreuses perturbations, ce qui rend leur préparation difficile. Enfin, la diversification pourrait renforcer les chaînes d'approvisionnement. De ce point de vue, la concentration de l'activité dans un seul pays, par le rapatriement, ne permet pas de sécuriser la chaîne d'approvisionnement.
La relocalisation a également ses limites en raison d’une âpre concurrence sur les prix qui oblige les entreprises à comprimer les coûts de production. Il n’est pas possible de produire en Allemagne et de verser au personnel allemand les salaires pratiqués en Chine. L’accroissement de la robotisation pourrait représenter une partie de la solution. Or, l’Allemagne est déjà un leader dans ce domaine. L’industrie manufacturière allemande compte 309 robots installés pour 10 000 salariés, contre 189 aux États-Unis, 132 en France et 79 au Royaume-Uni[3]. Baldwin et Freeman (2020b) soutiennent tout simplement que si les chaînes d’approvisionnement sont comme elles sont aujourd’hui, c’est pour de très bonnes raisons, à savoir : les frais de transport et les coûts de production, les progrès technologiques en matière de communications et de transports, les réglementations relatives au marché du travail et à l’environnement et la suppression des barrières commerciales.
De plus, on peut se demander si la relocalisation aurait permis de réduire les perturbations sur les chaînes d’approvisionnement pendant la crise du Covid-19. En réalité, le rapatriement des activités n’aurait pas été une si bonne idée, dans la mesure où les pays européens sont entrés en confinement un mois à peine après la Chine.
Il n’en reste pas moins que le marché connaît des défaillances et que des politiques doivent, par conséquent, être élaborées pour y remédier. Pendant la crise du Covid-19, de nombreux pays occidentaux ont eu beaucoup de mal à trouver le matériel médical nécessaire, comme les respirateurs, les équipements de protection individuelle et les médicaments. Avant ces événements déjà, certains observateurs avaient soulevé la question de la position dominante de l’Inde et de la Chine dans ce domaine. Ainsi, en 2019, l’Agence américaine de l’alimentation et des médicaments (FDA) a tiré la sonnette d’alarme dans une étude consacrée à ce sujet[4]. Attribuant la pénurie à l’absence d’incitations financières pour produire des médicaments moins rentables, elle recommandait de mieux rémunérer les entreprises pour une plus grande fiabilité de la production. Dans leurs conclusions, les auteurs ne cachent pas leur pessimisme, craignant que l’impact des pénuries de médicaments ait été sous-estimé. La crise du Covid-19 aura peut-être fait pencher la balance en faveur d’une politique de prix plus rémunérateurs pour une production locale des médicaments.
Références
Baldwin Richard and Rebecca Freeman, 2020a, The Covid concussion and supply-chain contagion, Voxeu.org, 1er avril 2020.
Baldwin Richard and Rebecca Freeman, 2020b, Trade conflict in the age of Covid-19, Voxeu.org, 22 mai 2020.
Blum, J., M. Mosler, N. Potrafke and F. Ruthardt, 2020, Bewertung der wirtschaftspolitischen Reaktionen auf die Coronakrise, ifo Schnelldienst 73(4) 48-51(en allemand).
Colliac, Stéphane, 2020, L’Europe centrale devrait rester le poumon industriel de l’Europe BNP Paribas EcoFlash 29 juin 2020.
Kilic, Kemal and Dalia Marin, 2020, How COVID-19 is transforming the world economy, Voxeu.org, 10 mai 2020