Eco Conjoncture

Espagne : le chemin tortueux vers une réindustrialisation

22/09/2021
PDF

La crise de 2008 a provoqué en Espagne – comme dans la plupart des pays occidentaux – un plongeon sans précédent de l’emploi industriel dont les stigmates perdurent. L’emploi manufacturier reste, en effet, inférieur de près de 500 000 postes au niveau de 2008. Une partie de ce déclin reflète néanmoins une réorientation de plus en plus importante des firmes industrielles vers des offres de services, ce qui n’est pas une mauvaise chose.

Avec la crise de la Covid-19 et le plan de relance et de résilience (PRR) de EUR 69,5 mds, qui sera déployé au cours des cinq prochaines années, le renforcement de l’industrie en Espagne est redevenu un enjeu central aux yeux des autorités. Un quart du PRR sera ainsi dédié à cet objectif. L’Espagne bénéficie aujourd’hui d’avantages comparatifs dans des secteurs porteurs, tels que l’automobile et, surtout, les énergies renouvelables. Les obstacles (faible niveau d’investissement, manque de main d’œuvre qualifiée) restent néanmoins importants et mettront du temps à se résorber. À terme, le renforcement et la modernisation de l’industrie espagnole constituent deux leviers essentiels pour atteindre les objectifs de long terme stipulés dans le plan España 2050 qui table, entre autres, sur une hausse notable de la productivité du travail et de la R&D d’ici à 2030, et a fortiori 2050.

Quelle est la situation aujourd’hui ?

Les crises successives de 2008 et 2011 ont laissé des traces profondes dans l’industrie

PART DE L’INDUSTRIE (HORS CONSTRUCTION) DANS LA VALEUR AJOUTÉE, EN 2019 (EN %)

La part de l’industrie (hors construction)1 dans la valeur ajoutée totale est passée en 2019 sous le seuil des 15% (14,7%). À ce niveau, l’Espagne se positionne dans le dernier tiers européen, à trois points environ en dessous de la moyenne européenne (cf. graphique 1). Malgré un léger redressement constaté ces dernières années, près de 480 000 emplois industriels – soit un emploi sur sept dans le secteur – ont disparu depuis le déclenchement de la crise des subprimes en 2008.2 Au cours des douze dernières années, l’Espagne est, après la Grèce, le pays européen à avoir subi la plus forte contraction de l’emploi industriel (cf. graphique 2).

VARIATION DE L’EMPLOI INDUSTRIEL ENTRE 2008 ET 2019

En effet, les deux crises successives – celle des subprimes puis celle des dettes souveraines en zone euro – ont laissé des marques profondes dans l’industrie nationale. Cette dernière a principalement pâti du plongeon de la demande intérieure (consommation privée et investissement), durement impactée par la crise en elle-même, mais aussi par les politiques d’austérité qui ont suivi sous le gouvernement de Mariano Rajoy.3 Entre 2007 et 2013, la production industrielle a chuté de plus de 30% (cf. graphique 3), ce qui représente à la fois la plus forte baisse de l’après-guerre pour le pays et l’une des contractions les plus importantes au sein des économies développés. La production industrielle en Espagne reste plus de 20% en dessous de son niveau historique atteint à l’été 2007. L’emploi manufacturier a plongé d’une ampleur similaire au cours de cette période 2007-2013 (-29,2% ou -877 436 emplois). Cette crise a donc été violente tant par son ampleur que par sa durée, l’Espagne ayant connu quatre années de récession économique en l’espace de cinq ans, entre 2009 et 2013.

EMPLOI INDUSTRIEL EN ESPAGNE (EN MILLIERS)

La part du secteur manufacturier dans la valeur ajoutée est néanmoins restée relativement stable durant près de 10 ans, avant de remonter en 2020, la crise du coronavirus entraînant une chute de l'activité beaucoup plus marquée dans les services (cf. graphique 4). En revanche, la part de l’emploi industriel n’a pas cessé de décliner et a atteint, en 2021, un nouveau point bas historique. Depuis, de nouveaux emplois ont certes été créés dans les services, mais cela n’a pas permis de compenser les destructions de postes dans l’industrie : fin 2019, l’emploi total dans le pays se situait ainsi plus de 3% en dessous de son niveau de 2008.4

PART DU SECTEUR INDUSTRIEL DANS L’ÉCONOMIE
PART DE LA VALEUR AJOUTÉE DU SECTEUR MANUFACTURIER PRODUITE EN ESPAGNE (EN % DE LA V.A. MANUFACTURIÈRE MONDIALE)
PART DE LA VALEUR AJOUTÉE NATIONALE DANS LA DEMANDE FINALE EN ESPAGNE

Peu de régions et de secteurs épargnés

Ce recul a touché l’ensemble des régions du pays. La Catalogne, la région industrielle la plus importante, a vu l’emploi manufacturier se réduire de près de 150 000 postes depuis 2008 (cf. tableau 1). Des baisses conséquentes se sont également produites dans les communautés de Madrid, de Valence et au Pays basque. Quelques régions sont parvenues à conserver un socle industriel relativement stable, avec des baisses de l’emploi plus contenues : c’est le cas de la Navarre et de la Rioja, où près d’un quart des emplois résident encore dans l’industrie, principalement dans le secteur automobile et l’agroalimentaire.

D’un point de vue sectoriel, l’emploi dans le textile, l’un des secteurs les plus fortement concurrencés par les pays asiatiques, a continué de reculer et représente désormais seulement 6% de l’emploi manufacturier total.5 La métallurgie (et ses secteurs attenants) et l’industrie extractive affichent également un fort repli en raison, d’une part, des conséquences du ralentissement de l’activité immobilière en Espagne (source de demande en matériaux de construction) et, d’autre part, de la concurrence étrangère plus forte, en particulier de la Chine. Des baisses importantes se sont produites également dans des filières plus resserrées tels que l’ameublement ou encore le bois. Une poignée de secteurs – pour la plupart plus intensifs en main d’œuvre – sont parvenus à accroître leur niveau d’emploi, bien que de façon assez limitée. Ainsi, 13 000 emplois ont été créés dans l’alimentation (agroalimentaire et boissons) au cours des dix dernières années. Cela a accentué le poids de ce secteur dans l’économie espagnole, alors qu’il constituait déjà l’industrie la plus importante. L’industrie espagnole reste fortement ancrée autour de trois activités : l’agroalimentaire, la métallurgie et l’automobile. Avant la pandémie, ces secteurs concentraient à eux trois près de quatre emplois industriels sur dix.

Ces chiffres corroborent le recul généralisé de la participation de l’Espagne aux chaînes de valeur mondiales6, une baisse qui était déjà à l’œuvre avant les crises de 2008 et 2011 (cf. graphique 5), en particulier dans le textile, l’industrie chimique et l’électronique – trois secteurs ayant subi de plein fouet la concurrence grandissante des pays émergents. Par extension, ce phénomène s’observe également sur la part des intrants domestiques utilisés dans la consommation finale du pays, qui a elle aussi baissé significativement (cf. graphique 6). Ainsi, les produits industriels consommés en Espagne sont de moins en moins fabriqués sur le territoire national.

EVOLUTION DE L’EMPLOI INDUSTRIEL, PAR REGION ET PAR SECTEUR

Quels facteurs ont contribué à cette baisse ?

Les effets d’entraînement liés au plongeon de l’activité immobilière

En mettant de côté la demande mondiale, la baisse de l’activité industrielle en Espagne s’explique tout d’abord par l’impact profond de la correction du secteur immobilier – et de la construction en général – sur la demande en matériaux du pays. Dès les années 1990, l’Espagne a orienté, de façon bien plus importante que les autres pays européens, une partie de sa production industrielle vers la construction dans le contexte du gonflement de la bulle spéculative immobilière. La phase de correction très brutale a conduit à un effondrement de la demande en biens industriels intermédiaires de ce secteur (principalement dans la métallurgie et les machines et équipements). Cette baisse de la demande en matériaux de construction expliquerait ainsi près d’un tiers de la chute de la production industrielle observée en Espagne durant la crise de 2008.7

Un déficit d’investissement

PART DES INVESTISSEMENTS DANS LE SECTEUR MANUFACTURIER (% DU PIB)

Le déficit chronique d’investissement est un second facteur explicatif du retrait progressif de l’activité industrielle. La formation brute de capital fixe (FBCF) dans le secteur manufacturier a ainsi plongé de près de 40% entre 1999 et 2011. La part du PIB consacrée à ces dépenses est remontée au cours des cinq dernières années mais elle reste inférieure aux autres grands pays européens, et notamment l’Allemagne et l’Italie (cf. graphique 7). Même si la récession économique de 2009-2013 et les politiques d’austérité menées à cette époque ont accentué la baisse (en niveau) des investissements manufacturiers en Espagne, ce processus était déjà enclenché dès la fin des années 1990, comme le montre le graphique 7.

LA GRANDE PHASE D’INDUSTRIALISATION EN ESPAGNE
DÉSINDUSTRIALISATION : QUE DIT LA THÉORIE ?

La « servitisation » de l’industrie

IMPACT DE LA COVID-19 SUR L’INDUSTRIE ESPAGNOLE : UNE TRACE RAPIDEMENT EFFACÉE ?

Un dernier phénomène à l’œuvre, qui n’est pas spécifique à l’économie espagnole, est la tendance croissante des entreprises industrielles à développer des activités de services en complément de leurs produits. Cela peut prendre différentes formes telles que des activités de consulting, des services financiers, logistiques ou de support. Ce concept dit de « servitisation » n’est pas nouveau et est voué à s’amplifier, en raison notamment de la numérisation de plus en plus poussée des activités.8 La frontière entre les services et l'industrie devient donc de plus en plus ténue. Cette évolution structurelle de la production interne à l’entreprise comme le recours plus important à la sous-traitance (voir encadré 2) expliqueraient en partie la baisse de l’emploi industriel « traditionnel » au profit de nouveaux postes dans les services.9

Le plan de relance national ou l’espoir d’une reconquête industrielle

La redynamisation et la modernisation du secteur industriel en Espagne constitue un objectif fondamental compte tenu des enjeux économiques et environnementaux du pays, et de ses effets d’entraînement sur l’emploi. L’industrie concentre également une grande partie des investissements (la recherche et le développement notamment) et des économies d’échelle, et offre des débouchés d’exportation solides.10

Le plan de résilience et de relance national (PRR)11, élaboré au cours des douze derniers mois, a été approuvé, début juin, par la Commission européenne. Les premières subventions européennes ont été versées cet été, une première tranche de EUR 9 mds ayant été débloquée en juillet. Ce PRR s’étalera sur cinq ans (2021-2026) et sera pourvu d’une enveloppe totale de EUR 69,5 mds, soit précisément le montant total des subventions allouées par le nouveau mécanisme de solidarité européenne (facilité pour la reprise et la résilience).12 Ce PRR pourra néanmoins être étendu à EUR 140 mds si l’Espagne décide d’utiliser les prêts offerts par la Commission européenne dans le cadre de cette nouvelle facilité. Le PRR permettrait, selon les estimations de la Commission européenne, de rehausser le PIB espagnol de plus de 2% d’ici à 2024.13

Les mesures du PRR ciblant l’industrie

Le PRR se divise en dix grands piliers et trente sous-composantes (cf. tableau 2). Les mesures que nous considérons à même de soutenir l’industrie sont soulignées dans le tableau 2 qui différencie, d’une part, les mesures censées avoir un impact direct et important sur l’industrie (vert foncé) et, d’autre part, les mesures ayant un impact soit indirect (vert clair), soit très faible (blanc). Les mesures de soutien à l’industrie apparaissent principalement au sein du cinquième pilier (Modernisation and digitalisation of the industrial and SME fabric, restoring tourism and boosting Spain’s entrepreneurial nation). Ce pilier concentre, avec EUR 16,1 mds, près d’un quart des dépenses totales du plan de relance pour la période 2021-2023. C’est donc, à cet égard, le volet d’investissement le plus important.

LES P.E.R.T.E

L’une des spécificités du PRR espagnol est la création d’un partenariat entre le secteur public et privé visant à favoriser les investissements dans les industries dites stratégiques. Ce mécanisme est l’un des éléments centraux de la politique industrielle España 2030 (composante 12 du PRR). Dénommé PERTE (pour Proyectos Estratégicos para la Recuperación y Transformación Económica), cette série de projets se concentre autour de six secteurs (cf. graphique 9), le cahier des charges pour chacun d’entre eux étant défini par le gouvernement. Le premier projet PERTE, et le seul pour l’heure à avoir été finalisé (le 12 juillet), concerne le secteur automobile. Une aide publique de EUR 4,3 mds est dédiée à cette industrie, principalement pour accélérer le développement et la production de véhicules électriques et connectés dans le pays.14 L’objectif du gouvernement est d’accroître, d’ici à 2030, la part du secteur automobile à 15% du PIB, contre 10% environ aujourd’hui.15 Les objectifs précis des cinq autres PERTE, ainsi que le budget alloué à chacun, n’ont, au moment de finaliser cet article (30 août), pas encore été dévoilés.

LE PLAN DE RÉSILIENCE ET DE RELANCE ESPAGNOL (2021-2026)

En parallèle de ce soutien direct à l’industrie, plusieurs mesures sont destinées à améliorer la compétitivité des PME (composante 13 du PRR) et le développement des technologies numériques (composante 15). Ces deux composantes visent à faciliter la création, la croissance et la restructuration des entreprises, à améliorer le climat des affaires, ainsi qu'à stimuler la productivité grâce à la numérisation, l'innovation et l'internationalisation des entreprises.

Enfin, ce PRR incorpore plusieurs programmes industriels, mis en place par le gouvernement au cours des derniers mois, parmi lesquels le plan España digital 2025 (lancé en juillet 2020 et qui correspond désormais à la composante 15 du PRR), la Stratégie nationale pour l’intelligence artificielle (lancée en novembre 2020 et qui correspond à la composante 16), ou encore la Stratégie espagnole pour la science, la technologie et l'innovation 2021-2027 (lancée en septembre 2020).

Ce plan peut-il réussir ?

Cet article n’a pas vocation à trancher sur l’efficacité des réformes et des investissements à venir en Espagne. Nous tentons ici de fournir des pistes de réflexion en soulignant à la fois les obstacles et les opportunités à la réussite d’un redéveloppement industriel significatif au cours des prochaines années, à l’aune du plan de relance national.

Le premier obstacle sera celui de la compétitivité hors-prix, et du manque chronique d’investissement. Comme observé dans la première partie de cet article, la part des dépenses en investissement reste insuffisante si l’on compare avec le reste de l’Europe. Les dépenses en recherche et développement (R&D) notamment ne représentaient que 1,25% du PIB en 2019, soit un taux bien inférieur à ce que l’on observe dans d’autres grands pays industrialisés (cf. graphique 10). En effet, l’Espagne affiche le deuxième plus faible ratio de dépenses en R&D en Europe, après la Grèce. A fortiori, moins d’un tiers des investissements en R&D est dirigé vers le secteur manufacturier, alors que d’autres pays comme l’Allemagne, la France, ou encore l’Italie y consacrent près de la moitié. Le Japon, quant à lui, y consacre les trois quarts.

Le gouvernement espagnol espère accroître de façon très significative la part des dépenses en R&D dans le PIB au cours des prochaines années, afin d’atteindre 3,0% du PIB en 2030 (l’objectif final étant de parvenir à 4,0% du PIB en 2050). C’est l’un des objectifs stipulés dans le plan España 2050 dévoilé cet été (voir section suivante). Il est pour le moins ambitieux : le ratio de R&D sur PIB n’a, au cours des vingt-cinq dernières années, jamais dépassé 1,4%.

DÉPENSES EN RECHERCHE ET DÉVELOPPEMENT (% DU PIB)
INDICE DE COMPÉTITIVITÉ, ESPAGNE VS. ALLEMAGNE (2019)
CROISSANCE ANNUELLE DU COÛT DU TRAVAIL DANS LE SECTEUR MANUFACTURIER

Ces problèmes de compétitivité s’observent à différents niveaux, et notamment la numérisation des activités qui permet aujourd’hui de générer d’importants gains de productivité. L’indice DESI de la Commission européenne16 souligne un retard important de l’Espagne dans la formation des travailleurs aux nouvelles technologies numériques. La proportion de personnes disposant de compétences numériques de base se situe en effet juste au-dessus de la moyenne européenne (58% contre 57% dans l’UE). La part des spécialistes en technologies de l'information et de la communication (TIC) dans l'emploi total se situe même en dessous de la moyenne européenne (3,8% contre une moyenne de l'UE de 3,9%). Cela dit, l’Espagne se positionne assez favorablement dans l’indice DESI global – le pays occupe le 11e rang européen – grâce à une numérisation avancée des services publics (2e) et à une connectivité très étendue dans le pays (5e). L’expansion massive des technologies numériques dans l’économie est au cœur du plan de relance national, notamment via le programme España Digital 2025 (pilier 15), mais le retard de formation des travailleurs dans ce domaine, évoqué précédemment, reste un obstacle significatif qui mettra du temps à se résorber.

L’indice de compétitivité élaboré par le Forum économique mondial17 incorpore un panel plus large d’indicateurs en lien notamment avec l’environnement des entreprises, la régulation des marchés, ou encore la qualité des infrastructures. Si l’on compare avec l’Allemagne, le poids lourd industriel de l’Europe, on observe des écarts flagrants de performance, notamment dans la capacité à innover (ce qui fait écho au faible niveau de dépenses en R&D), la réglementation des marchés de produits, ou encore le dynamisme et la facilité à créer une entreprise (cf. graphique 11).

Cependant, des ajustements internes importants pour restaurer la compétitivité-prix du pays ont été entrepris depuis plusieurs années. La hausse du coût du travail dans le secteur manufacturier a fortement ralenti ces dernières années, pour s’établir désormais à un niveau de croissance plus proche de l’inflation (cf. graphique 12). Cependant, ce redressement de la compétitivité par la modération des salaires ne permet pas de stimuler de façon significative la compétitivité à long terme, celle-ci dépendant davantage des gains en productivité, et donc de la compétitivité hors-prix.

Le vieillissement de la population en Espagne et la baisse tendancielle du nombre d’actifs qui devrait en découler pourraient également constituer un frein au redéveloppement industriel. Selon les prévisions d’Eurostat, la population en Espagne fléchira de 2,6% d’ici à 2030, sous l’effet d’une baisse de la natalité. Cette diminution accentuera donc la nécessité, pour rester compétitif, de générer des gains de productivité supplémentaires. La situation reste par ailleurs toujours très délicate sur le marché du travail, avec un chômage de longue durée et un nombre de jeunes sans emploi encore très important. La crise sanitaire a aggravé ce phénomène, même si les aides exceptionnelles d’État ont permis d’amortir considérablement le choc sur l’emploi.

RATIO DE DETTE PUBLIQUE (% DU PIB)
DETTE CONSOLIDÉE DES ENTREPRISES NON FINANCIÈRES (% DU PIB)

Des contraintes budgétaires toujours fortes malgré des conditions de financement encore très favorables. La crise de la Covid-19 étant passée par là, l’endettement public s’est considérablement alourdi ces derniers mois. La dette du gouvernement général espagnol a bondi de près de 30 points de PIB depuis le début de l’année 2020, dépassant ainsi désormais le seuil des 125% de PIB (cf. graphique 13). Pour l’heure, les contraintes budgétaires sont très largement assouplies, grâce en particulier aux dispositifs européens mis en place pour amortir l’impact économique de la pandémie (programme de rachats d’actifs de la BCE étendu avec le PEPP, le Fonds de relance européen, suspension des critères de Maastricht). Tout cela devrait contribuer à maintenir un niveau élevé de dépenses publiques. Les taux d’intérêts souverains restent en effet à des niveaux historiquement bas. Cependant, et une fois la pandémie passée, les politiques monétaires deviendront progressivement moins accommodantes et les marges de manœuvre budgétaires pourraient en conséquence se resserrer, ce qui pourrait limiter la capacité d’investissement de l’État. Le niveau d’endettement des entreprises espagnoles est également reparti à la hausse avec la crise sanitaire (cf. graphique 14). Néanmoins, les efforts importants de désendettement consentis par les firmes nationales au cours des dernières années permettront au secteur privé de repartir sur des bases plus solides que lors des crises précédentes.

Des avantages comparatifs à exploiter

L’Espagne possède néanmoins des atouts sur lesquels s’appuyer afin d’envisager un redressement de l’activité industrielle au cours des prochaines années. Premier marché européen pour l’éolien terrestre, rivalisant avec l’Allemagne sur le secteur de l’énergie solaire, l’Espagne est l’un des pays les plus avancés aujourd’hui dans le développement des énergies renouvelables en Europe. À terme, les perspectives de création d’emplois sont importantes si le pays parvient à capitaliser sur cette avance et à profiter notamment des « effets d’échelle » que sa position actuelle lui confère. En particulier, l’énergie solaire pourrait générer, d’ici à 2050, 1,73 million d’emplois en Europe, soit près de la moitié des nouveaux emplois dans les énergies renouvelables en Europe (entre 3,3 et 3,4 millions).18

Dans son Plan national pour l’énergie et le climat pour 2021-2030 (PNEC)19, le gouvernement espagnol prévoit d’investir près de EUR 240 mds au cours de la décennie et table, grâce à ce plan, sur la création nette de 270 000 emplois annuels en moyenne entre 2021 et 2030 (cf. graphique 15). Le développement de ces nouvelles industries aura des effets d’entraînement significatifs sur de nombreux autres secteurs de l’économie, directement (construction, transport, activités professionnelles et scientifiques, …), ou indirectement (commerce, hôtellerie & restauration, etc.) grâce à la hausse de la croissance économique, de l’emploi et de la consommation. L’essor du secteur des énergies renouvelables, central compte tenu des enjeux climatiques et des règles environnementales de plus en plus strictes imposées par la Commission européenne, constitue donc l’un des principaux moteurs de croissance et d’emploi en Espagne pour les années à venir.

Le secteur automobile constitue un second levier significatif. L’Espagne est le second producteur d’automobile en Europe après l’Allemagne. Le gouvernement espère générer, grâce à son programme d’investissement de EUR 4,3 mds dans les véhicules électriques, près de 140 000 nouveaux emplois.20

Le redéveloppement industriel, un facteur important pour la réussite du plan España 2050

ESTIMATION GOUVERNEMENTALE DE L’IMPACT DU PNEC SUR L’EMPLOI (CRÉATION NETTE, EN MILLIERS)

Ces programmes industriels s’inscrivent dans une série d’objectifs à long terme rassemblés au sein du programme España 205021 dévoilé début juillet par l’exécutif espagnol. Ce plan, composé de neuf grands volets et de quarante objectifs chiffrés, cible entres autres choses une hausse significative de la productivité, du taux d’emploi, ou encore une baisse drastique des émissions de CO2 (cf. tableau 3). Les objectifs en termes de gain de productivité sont très ambitieux – une hausse de 50% d’ici à 2050 – tout comme la part des dépenses totales (publiques et privées) en recherche et développement qui devrait plus que tripler pour atteindre 4% du PIB (cf. tableau 3). Le gouvernement souhaite également renforcer la part de grandes entreprises, ce qui, à terme, permettrait d’actionner davantage les économies d’échelle et les investissements de plus grande envergure, avec comme effets espérés de booster la productivité moyenne.

ÉVOLUTION DES SALAIRES ENTRE INDUSTRIE ET SERVICES (EN EUROS)

Le recul de l’industrie n’a pas seulement eu un impact sur la productivité et la compétitivité du pays. Ce phénomène a certainement joué un rôle prépondérant dans la précarisation de l’emploi que connait l’Espagne aujourd’hui. Cela a entraîné un ralentissement mécanique de la hausse des salaires dans le pays, les taux de croissance des rémunérations dans les services restant en effet inférieurs à ceux dans l’industrie (cf. graphique 16). Entre 2010 et 2019, les salaires nominaux dans les services ont ainsi augmenté de seulement 4,0%, ce qui, en prenant en compte l’inflation, représente une baisse réelle de 7% environ.22 En termes réels, les salaires dans l’industrie ont baissé seulement de 1%, les salaires nominaux ayant augmenté de 10% au cours de la période 2010-2019. Les raisons sont multiples mais on peut citer notamment la forte augmentation des emplois dans les secteurs liés au tourisme (restauration, hôtellerie, culture), qui sont généralement plus précaires et plus faiblement rémunérés.

SÉLECTION D'OBJECTIFS DU PLAN ESPAÑA 2050

****


En dévoilant coup sur coup son plan de relance national et l’agenda España 2050, l’exécutif espagnol entend replacer l’industrie au cœur de son programme de développement économique et social pour les années à venir. Les objectifs affichés d’ici à 2030 en termes de hausse de la productivité et de l’investissement sont ambitieux mais pourraient se heurter à un contexte budgétaire tendu, la dette publique s’étant alourdie très fortement avec la crise du coronavirus. Par ailleurs, même si les subventions allouées par le Fonds de relance européen offrent des marges budgétaires supplémentaires, l’État compte en grande partie sur les effets de levier pour mobiliser davantage les investissements privés, ce qui n’est pas assuré. Par exemple, avec son plan de soutien de EUR 4,3 mds destiné au secteur automobile, le gouvernement compte attirer près de EUR 20 mds d’investissement privé. À terme, l’objectif principal d’un renforcement de l’industrie sera de permettre la création de nouveaux débouchés d’emploi et une réduction du taux de chômage, celui-ci restant bien trop élevé. Avec l’objectif affiché d’un taux de chômage de 12% à l’horizon de 2030, le gouvernement reste, somme toute, très prudent quant à la réussite et l’impact de ce plan d’investissement industriel sur l’emploi et l’activité économique à moyen et long terme.

1 Tout au long de cet article, la construction sera exclue du secteur industriel. Nous prendrons également les années 2008 et 2019 comme points de comparaison, la première correspondant au déclenchement de la crise des subprimes et la seconde au niveau atteint avant le début de la crise de la Covid-19.

2 Il existe un écart d’estimation de l’emploi entre celle reportée dans le graphique 2 et le tableau 1 (en page 5). Cela s’explique par des différences méthodologiques, le graphique 2 étant basé sur les données d’Eurostat (méthodologie Comptabilité nationale) tandis que le tableau 1 s’appuie sur l’INE (méthodologie Labour Force survey). Pour plus d’information, voir https://ec.europa.eu/eurostat/documents/24987/4253479/Relation-empl-lf-na.pdf/2802ce05-1252-4d38-a6bb-7ab27c19d54d

3 Les exportations de biens se sont redressées beaucoup plus rapidement, repassant au-dessus de leur niveau de 2008 dès la fin de l’année 2010.

4 L’emploi total atteignait 19 779 300 en 2019 contre 20 469 65 en 2008, soit une baisse de 3,4% (source : INE).

5 Nous prenons ici le total des trois catégories “textile”, “fabrication de vêtements” et “cuir & chaussures”.

6 https://www.oecd.org/sti/ind/measuring-trade-in-value-added.htm
7 M. Tiana, El impacto de la crisis economica sobre la industria espanola, bulletin économique de la Banque d’Espagne, novembre 2012.
8 Pour une étude récente sur ce phénomène voir Mastrogiacomo et al. (2019), A worlwide survey on manufacturing servitisation, International Journal of advanced manufacturing technology.

9 S. Guillou, Is the decline of industry due to the growth of services?, Blog de l’OFCE, mai 2016.

10 Pour une étude du lien entre industrie et croissance, voir par exemple : Manufacturing the future: is the manufacturing sector a driver of R&D, exports and productivity growth? European Commission working paper, 2017.

11https://www.lamoncloa.gob.es/temas/fondos-recuperacion/Documents/160621-Plan_Recuperacion_Transformacion_Resiliencia.pdf

12 L’Espagne n’a toujours pas dévoilé la répartition des EUR 70 mds restants pour la période 2024-2026.

13 L’impact du PRR sur le PIB pourrait s’élever à 2,5 points en intégrant les effets de second ordre (spillover effect). Voir Quantifying Spillovers of Next Generation EU Investment, Commission européenne, juillet 2021
14 À noter que parmi ces EUR 4,3 mds, seulement EUR 3,5 mds correspondent à de nouveaux financements. EUR 800 millions correspondent au montant du programme de subventions MOVES III qui a été lancé en avril 2021, soit en amont du PRR.

15 Chiffre pour 2019 (Source : INE)

16 https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/policies/desi

17 http://www3.weforum.org/docs/WEF_TheGlobalCompetitivenessReport2019.pdf

18 Voir Ram M. et al. Job creation during the global energy transition towards 100% renewable power system by 2050, Technological Forecasting and Social Change, février 2020.

19 https://ec.europa.eu/energy/sites/default/files/documents/es_final_necp_main_en.pdf

20 https://www.lamoncloa.gob.es/lang/en/gobierno/councilministers/Paginas/2021/20210713_council.aspx

21 https://www.lamoncloa.gob.es/presidente/actividades/Documents/2021/200521-Estrategia_Espana_2050.pdf

22 L’indice des prix à la consommation a augmenté de 11,0% entre 2010 et 2019 (source : INE).

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

Découvrir les autres articles de la publication

Chine
Chine : le maquis des finances publiques

Chine : le maquis des finances publiques

En Chine, la situation des finances publiques se dégrade depuis plusieurs années et cette dynamique s’est accélérée en 2020 avec la crise liée à l’épidémie de Covid-19 [...]

LIRE L'ARTICLE