Une réforme à deux facettes
Le double choc économique lié à la pandémie de Covid-19 et à la chute des prix du pétrole survient à un moment particulier pour les pays du Golfe. En effet, un certain nombre d’entre eux se sont engagés dans un processus de réforme de leur modèle économique afin de diversifier leur économie et d’y réduire le rôle de l’État. En même temps, l’un des principaux axes de ces réformes est la création d’emplois pour les nationaux dans le secteur privé. Cette réforme à deux facettes (encourager le développement du secteur privé et « nationaliser » les emplois) est surtout nécessaire en Arabie saoudite, à Bahreïn et à Oman qui font face à des déficits budgétaires récurrents et à une forte pression sur le marché du travail.
Ces pays ont introduit des programmes favorisant l’emploi des nationaux depuis de nombreuses années. Cependant, c’est surtout depuis 2016 et la persistance d’une conjoncture pétrolière défavorable aux producteurs du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) que le processus s’est accéléré. Le cas le plus significatif est celui de l’Arabie saoudite, avec la mise en place du programme Nitaqat et la volonté de « nationaliser l’emploi » progressivement dans certaines professions. Cela a commencé à produire des résultats positifs avec une hausse de l’emploi des nationaux dans le secteur privé.
Néanmoins, dans l’ensemble du CCG, la répartition de l’emploi dans le secteur privé entre nationaux et expatriés n’a pas réellement évolué. D’après les données disponibles, la proportion d’expatriés parmi la population active totale continue d’être très élevée, supérieure à 80% et pratiquement stable depuis ces cinq dernières années. Cela vaut autant pour les pays à pression faible sur le marché de l’emploi et en situation budgétaire acceptable (Koweït, Qatar, Émirats arabes unis (EAU)), que pour ceux où la problématique de l’emploi public des nationaux se pose depuis de nombreuses années (Bahreïn, Arabie saoudite, Oman). Ainsi, en Arabie saoudite, malgré le volontarisme de la politique mise en place, ce taux était de 77% en T1 2020, inchangé par rapport à fin 2016.
Les contraintes budgétaires se resserrent drastiquement
La crise économique actuelle est inédite dans son ampleur, d’autant qu’elle survient après plusieurs années difficiles marquées par une dégradation des principaux indicateurs macro-économiques dans le Golfe. Le solde budgétaire agrégé de la zone est passé de +8,4% du PIB pour la période 2010-14, à -6,5% du PIB pour les années 2015-19 et il devrait atteindre un record en 2020, à -12,7%. Les recettes budgétaires issues des hydrocarbures devraient chuter de 42% cette année, soit environ USD 110 mds en raison de l’effet conjugué de la baisse des prix et de l’imposition de quotas de production destinés à limiter l’offre d’hydrocarbures sur le marché mondial.
Avec le creusement des déficits budgétaires, les indicateurs de solvabilité sont en dégradation. Les émissions de dette atteignent, elles aussi, un record depuis le début de cette année (USD 26 mds sur le marché des Eurobonds), tandis que certains gouvernement devront faire appel à leur fonds souverain afin de faire face au besoin de financement.
Compte tenu de la très forte progression de leur endettement, les marges de manœuvre des gouvernements sont étroites et ces derniers ne peuvent se permettre à la fois de soutenir l’activité et de poursuivre les réformes des finances publiques. Les plans de soutien à l’activité, en réponse aux conséquences de la pandémie de Covid-19, sont relativement modestes (entre 2% et 5% du PIB), et, surtout, ils s’accompagnent de mesures de restrictions budgétaires parfois significatives. Ainsi, en Arabie saoudite, le triplement du taux de TVA a surpris par son ampleur et son caractère a priori pro-cyclique, et les réductions de dépenses pourraient atteindre 4% du PIB. Pour certains pays dont les finances publiques sont fortement dégradées, Bahreïn et Oman, les marges de manœuvre sont encore plus limitées.
Plongée dans la récession
Malgré les politiques de diversification économique mises en place depuis quelques années, la dépendance de l’activité économique aux revenus pétroliers reste forte. Ainsi, les transformations du marché pétrolier depuis 2015 ont eu des conséquences négatives sur l’activité économique hors pétrole en raison d’une réduction prolongée de la rente pétrolière. En moyenne, la croissance de l’activité non pétrolière s’est réduite de 6,8% durant la période 2010-14, à 2,5% durant les années 2015-19 pour l’ensemble de la zone. À noter que les perspectives pour 2020 sont franchement négatives (-3,4% en moyenne). Le rebond espéré en 2021 sera de toute façon limité par les perspectives moroses sur le marché pétrolier.
Hors secteur pétrolier, les deux secteurs les plus affectés sont la construction (baisse des dépenses budgétaires) et le tourisme (restriction des déplacements). Ce sont aussi les secteurs qui emploient une large proportion de travailleurs expatriés. En Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, ces secteurs jouent un rôle relativement plus important qu’ailleurs dans la région. Ainsi, les secteurs du commerce de détail et de l’hôtellerie-restauration contribuent pour plus de 21% au PIB hors pétrole de ces deux pays, alors que cette proportion est inférieure à 15% ailleurs.
Quelles conséquences pour l’emploi expatrié ?
L’assainissement budgétaire à marche forcée se traduira par une réduction du nombre d’expatriés employés dans le secteur public (ils en occupent en général moins de 10% du total des emplois). Ainsi, dans un contexte électoral disputé, le Koweït a annoncé vouloir réduire de moitié la présence d’expatriés au sein de la compagnie pétrolière nationale et du gouvernement. Au Qatar, où les expatriés représentent 95% de la population active, le gouvernement entend réduire de 30% la masse salariale des expatriés employés dans le secteur public (notamment dans les compagnies aérienne et pétrolière publiques) grâce à des baisses de salaire et/ou des licenciements. De même à Oman, le gouvernement cherche le plus possible à nationaliser l’emploi dans le secteur public. À l’échelle du CCG, ces décisions ne représentent pas a priori un nombre très important de départs mais sont significatives du caractère particulier de la crise actuelle et de ses conséquences sur les finances publiques et l’emploi.
En parallèle, le fort ralentissement dans les secteurs hors pétrole devrait provoquer des départs massifs de travailleurs expatriés. Ainsi, plus de 150 000 expatriés ont quitté le Koweït depuis la mi-mars et on estime que plus d’un million de personnes pourraient les suivre d’ici la fin de l’année. Si les indicateurs avancés d’activité des secteurs non pétroliers ont rebondi depuis mai 2020 (tout en restant dans la zone de contraction car inférieurs à 50, au Qatar et en Arabie saoudite, tandis qu’ils sont revenus en zone d’expansion aux EAU) en Arabie saoudite, aux EAU et au Qatar, les sous-composantes emploi de ces indicateurs restent orientées à la baisse. Cette configuration (une reprise progressive de l’activité mais un marché du travail déprimé) devrait se poursuivre au moins jusqu’à la fin de l’année. On estime ainsi qu’en 2020, le nombre de travailleurs expatriés en Arabie saoudite et à Dubaï pourrait se réduire de 10%, ce qui représenterait environ 1,5 million de personnes.
Scénario négatif à court terme et incertain au-delà
Ces départs importants de main d’œuvre ne concernent pas seulement les emplois les moins qualifiés dans le bâtiment ou les services, mais aussi des positions intermédiaires. À court terme, cela aura mécaniquement des conséquences négatives sur la demande interne. À moyen terme, cette crise économique pourrait favoriser une accélération de la nationalisation de l’emploi, mais celle-ci restera partielle comme le montrent les évolutions récentes en Arabie saoudite.
En Arabie saoudite, avant la crise sanitaire, la politique gouvernementale a eu des résultats positifs en termes de création d’emplois pour les nationaux. Ainsi, malgré une conjoncture économique déjà morose, les créations d’emplois ont atteint des niveaux élevés en T4 2019 et T1 2020 (+100 000 environ) après plusieurs trimestres de baisse (-74 000 entre T1 2018 et T2 2019). Néanmoins, l’emploi des expatriés a progressé encore plus significativement durant la même période. Depuis T2 2018, l’emploi total a ainsi progressé de 9%, celui des non-Saoudiens de 11% et celui des Saoudiens de seulement 3%. Les rigidités du marché de l’emploi (inertie des salaires, manque de qualification) sont encore importantes. Dans l’ensemble des pays du CCG, il est trop tôt pour déterminer si la réduction de l’emploi expatrié attendue à court terme donnera lieu à une augmentation significative et durable de l’emploi des nationaux.