Effondrement de l’activité économique
L’explosion chimique survenue dans le port de Beyrouth le 4 août dernier marque la dernière étape d’un effondrement économique à l’œuvre depuis plusieurs années. Depuis 2015, la croissance économique s’est significativement réduite (-1,1% en moyenne depuis 2015) et la récession enregistrée en 2019 pourrait atteindre 6,5% selon le FMI. L’économie libanaise, qui dépend des services marchands (environ 50% du PIB) et géographiquement de son environnement régional direct (tourisme, investissements), a subi les conséquences de la morosité économique dans le Golfe consécutif de la baisse durable des prix du pétrole et des tensions politiques régionales. Après deux années consécutives de récession, la chute d’activité en 2020 devrait être très importante. Depuis le début de l’année, la crise de la balance des paiements a provoqué des restrictions importantes sur les importations et a fait bondir l’inflation à un niveau record (+110% en g.a. en juillet). Dans ce contexte, la demande intérieure a chuté, le gouvernement n’étant pas en mesure de soutenir l’économie. Par ailleurs, si initialement, le pays a été peu touché par la pandémie de Covid-19, le nombre de nouveaux cas est en forte hausse depuis cet été. Pour le moment, les contraintes sur l’activité économique sont modérées après leur assouplissement début septembre.
Les dommages liés à l’explosion chimique du mois d’août sont estimés, par la Banque mondiale, à USD 3,8-4,6 mds pour les dommages physiques, et à USD 2,9-3,5 mds pour la perte de production. Le coût total de cette explosion pourrait donc être équivalent à 15% du PIB de 2019. En outre, le coût de la reconstruction est estimé à environ USD 2 mds pour 2020 et 2021.
En l’absence de comptes nationaux actualisés, certains indicateurs soulignent l’ampleur de la crise économique. Ainsi, les arrivées à l’aéroport de Beyrouth se sont effondrées de 98% en T2 2020 (g.a.), les livraisons de ciment et les surfaces soumises à la délivrance d’un permis de construire ont chuté d’environ 50% en S1 2020 (g.a.), et les ouvertures de crédits documentaires liés à des importations se sont presque taries (-90% au S1 2020 en g.a.). Au total, on estime que le PIB devrait se contracter d’au moins 25% en 2020. À court terme, toute reprise économique reste conditionnée au rétablissement de la liquidité en devises.
Tarissement de la liquidité en devises
La crise de la balance des paiements, en restreignant l’accès à la devise, a eu des conséquences significatives sur l’activité. En effet, la dépendance de l’économie libanaise aux importations est très élevée. Les importations de biens et services sont équivalentes à environ 70% du PIB, contre 23% en Égypte par exemple. Le creusement du déficit de la balance des paiements depuis 2018 et la volonté de maintenir l’ancrage de la livre au dollar US ont accru la pression sur les réserves de change de la Banque du Liban (BdL). Cela a amené à la mise en place de contrôles de capitaux non officiels et à un accès restreint à la devise, empêchant les déposants d’accéder aux dépôts bancaires en devises (environ 80% des dépôts totaux).
Mécaniquement un marché parallèle de la devise s’est développé et l’écart avec le taux officiel a atteint plus de 85%. Au cours de 2020, un système officiel de taux de changes multiples a été mis en place, le taux officiel de base (1?507 LBP/USD) s’appliquant aux importations de biens essentiels et le taux parallèle officiel (3?900 LBP/USD) aux autres transactions. Le taux du marché parallèle non-officiel s’est légèrement repris depuis juillet, et la décote atteint actuellement 80% à 7?700 LBP/USD. Dans l’état actuel de la liquidité en devises, ce système n’est pas tenable car il risque d’asphyxier de plus en plus l’économie.
En effet, les réserves de change réellement disponibles à la banque centrale se réduisent rapidement. Les réserves brutes s’élèvent actuellement à environ USD 42 mds. Le statut de l’or détenu par la BdL est ambivalent. Sa liquidité moindre implique de ne pas le prendre en compte dans les réserves disponibles. Néanmoins, il représente plus de 40% des réserves brutes totales. Selon une définition stricte, qui exclut le stock d’or et les réserves obligatoires des banques commerciales, les réserves de change réellement mobilisables étaient inférieures à USD 2 mds au 15 septembre. En retenant le taux de change parallèle de la BdL destiné aux importations moins essentielles (3?900), ces réserves sont équivalentes à moins de 6 mois d’importations de biens. Cette donnée reste théorique car elle ne tient pas compte des autres lignes de paiements courants et suppose que le gouvernement reste en défaut sur la dette publique en devise. Depuis début 2020, trois remboursements de dette obligataire en devises n’ont pas été honorés pour un montant total de USD 2,5 mds. En 2021, ces remboursements (principal uniquement) s’élèvent à USD 2,1 mds.
Un secteur bancaire dans l’impasse
La rupture du circuit de financement en devises de l’économie libanaise rend la situation de la balance des paiements insoutenable à court terme. Étant donné les déficits courants structurels et très élevés (environ 24% du PIB en moyenne depuis 2010), le flux de dépôts en devises des non-résidents, qui permettait à la BdL de garantir l’ancrage de la livre au dollar et au gouvernement de faire face à ses obligations internationales, s’est tari depuis septembre 2019. Avec l’aggravation de la crise économique et les risques liés au contrôle des changes, les dépôts des non-résidents sont en baisse de 24% (g.a.) en juillet 2020 (-18% pour les dépôts totaux). Du côté de l’actif bancaire, l’ampleur de la baisse est similaire, et concerne l’ensemble des contreparties, privées comme publiques. Le financement d’une partie du déficit budgétaire par les banques n’est plus possible. Par ailleurs, la position extérieure nette des banques reste fortement déficitaire (USD -30 mds, soit 15% de l’actif bancaire). Le déficit s’est un peu résorbé depuis mars, mais vraisemblablement en raison d’un accès de plus en plus restreint des banques libanaises au financement extérieur.
L’exposition des banques libanaises au souverain est significative. Si les créances directes sur le gouvernement sont limitées et stables (environ 12% des actifs), l’exposition à la BdL est supérieure à 57% des actifs. En effet, depuis la mise en place des mécanismes d’« ingénierie financière » par la BdL, celle-ci joue un rôle central d’intermédiaire dans le financement des déficits budgétaires ; au final, l’exposition des banques au souverain (BdL inclue) est équivalente à environ 70% de leur actif total. Ce système de financement n’a fait que reporter une partie des déficits sur la banque centrale (dont l’audit reste à faire) et sur les banques commerciales dont le passif net vis-à-vis de l’extérieur s’est aggravé.
Blocage politique
La source principale des déséquilibres économiques libanais reste les finances publiques dont les déficits sont récurrents et très élevés. Le solde primaire est déficitaire depuis 2018 (-3,1% du PIB en 2019) et le service de la dette représente pratiquement 50% des recettes totales du gouvernement. Le déficit budgétaire a atteint en moyenne 9,8% du PIB depuis 2015. La dette publique s’élevait à environ 160% du PIB en 2019. Avec la dépréciation du change (la dette extérieure représente 35% de la dette totale) et la chute du PIB, et malgré le niveau très élevé de l’inflation, le ratio de dette devrait atteindre 257% du PIB en 2020.
Pour le moment, les blocages politiques et l’absence de consensus local sur les réformes à mettre en œuvre ont empêché la mise en place d’un plan de soutien financier international. Le sauvetage de l’économie libanaise n’implique pas seulement la restructuration de la dette publique, la réforme des finances publiques et l’assouplissement du régime de change. Il nécessite aussi la remise à niveau des infrastructures de base (notamment dans le secteur de l’énergie), première étape d’une amélioration de la base productive et d’une restauration de l’attractivité de l’économie libanaise. Les investissements directs étrangers (IDE) au Liban ont atteint 4,7% du PIB en 2018. Ce chiffre, apparemment favorable, masque le fait que pratiquement 80% de ces IDE sont réalisés dans le secteur immobilier et que les investissements étrangers dans de nouvelles unités de production ne représentent que 5,6% du total. En l’absence de réforme permettant d’élever le potentiel de croissance, tout rétablissement des équilibres macroéconomiques grâce à l’aide extérieure ne sera que temporaire.