Croissance et déséquilibres au menu
La Turquie continue de surprendre en termes de croissance. Tout comme dans la plupart des autres pays émergents, la baisse de PIB a été brutale au 2e trimestre (-11% t/t). Toutefois, les indicateurs avancés indiquent un redressement ample et rapide avec notamment une production manufacturière qui a presque retrouvé son niveau d’avant-crise.
Cela ne signifie pas que tout aille pour le mieux. La Turquie a subi une baisse drastique de ses recettes touristiques (-80% attendu en 2020), soit un manque à gagner de USD 24 mds. C’est la principale raison pour laquelle le déficit courant s’est à nouveau creusé de façon marquée, entraînant une perte de devises équivalente.
C’est le clair-obscur de la performance turque qui se maintient depuis plusieurs années : en dehors de périodes brèves de fort ralentissement économique, la croissance surprend à la hausse mais les déséquilibres persistent. D’une part, la croissance soutient les importations, qui en retour dégradent le solde extérieur, et, d’autre part, le maintien de ce déficit extérieur, en contribuant à faire croître le besoin de financement, pèse sur le taux de change.
La livre turque a ainsi connu de nouvelles pressions baissières pendant l’été, à la suite de celles qui avaient eu cours au printemps. Certes, la banque centrale (CBRT) a mis en place des lignes de swap de devises avec les banques commerciales, captant ainsi une partie de leur liquidité en dollars. Elle a également accru ses avoirs de réserve en or, profitant de la hausse du cours du métal précieux.
Toutefois, les réserves en devises ont nettement diminué, reflétant non seulement le déficit courant mais également la désaffection des résidents et des non-résidents. Les premiers ont accru leurs achats d’or ; les seconds ont vendu des actifs turcs, notamment des titres de dette publique : ils n’en détenaient plus que 3% en août 2020, contre près de 12% un an auparavant.
Le cercle vicieux entre sorties de devises et dépréciation du taux de change a, par ailleurs, continué d’entretenir l’inflation qui reste, et devrait rester, à deux chiffres. C’est l’une des caractéristiques du scénario conjoncturel : la Turquie devrait être parmi les premiers pays à retrouver son PIB d’avant le choc de la Covid-19 (avant la fin 2021) mais avec deux déséquilibres macroéconomiques persistants. En 2021, la poursuite de l’épidémie de Covid-19 dans le monde laisse craindre un rebond seulement partiel du tourisme et donc le maintien d’un déficit courant significatif.
Surchauffe du crédit
Au cours des dernières années, la politique économique a consisté en un soutien systématique à la croissance et la période récente n’a pas fait exception. La politique monétaire conventionnelle (par le maniement du ou des taux directeurs) est d’abord restée accommodante, avec une baisse du taux directeur principal de 12% fin 2019 à 8,25% en mai, malgré une relative stabilité de l’inflation autour de 12%. Ce décalage a contraint à un resserrement à partir de juillet, comme l’indique le taux effectif de la politique monétaire (la banque centrale dispose de plusieurs instruments, dont certains affichent des taux plus élevés que le taux directeur principal, dont elle peut faire usage à sa discrétion). En septembre, la banque centrale a relevé l’ensemble de ses taux directeurs de 200 points de base afin de limiter le risque d’une dépréciation plus marquée.
Une des conséquences majeures du biais accommodant de la politique monétaire est une ré-accélération du crédit depuis mars 2020. En Turquie, la croissance du crédit est structurellement forte en termes nominaux (tout comme l’inflation), mais elle va de pair avec une croissance nominale du PIB forte. Or, depuis le début de l’année, la croissance du crédit au secteur privé non financier atteint un rythme d’environ 40%, malgré une moindre croissance nominale du PIB. Ce décalage n’est peut-être que temporaire, mais il fait craindre une fuite en avant de l’endettement.
Suite à la récession de 2018, le système bancaire avait accumulé des créances douteuses (5,4% des prêts fin 2019). Le soutien au crédit, mis en place lors du déclenchement de l’épidémie de Covid-19, a interrompu cette hausse. Les moratoires de remboursement des dettes et le renouvellement des lignes de crédit aux entreprises ont même permis un léger reflux du montant nominal des créances douteuses. Surtout, la forte croissance du crédit a entraîné leur dilution à seulement 4,2% des prêts en juillet 2020.
La hausse de l’endettement est potentiellement porteuse d’un risque de crédit plus élevé pour l’avenir. Concernant le crédit aux grandes entreprises non-financières, le crédit domestique vient pour partie se substituer à un endettement extérieur qui a, en parallèle, diminué. Toutefois, la substitution n’est que partielle : la dette totale des entreprises a augmenté.
Consciente de l’impact de la progression rapide du crédit sur la dépréciation de la livre, la banque centrale a mis en œuvre en août dernier une hausse des coefficients de réserves obligatoires sur les dépôts en devises de 300 points de base.
Financement budgétaire peu orthodoxe
La relance budgétaire devrait avoir creusé le déficit public autour de 7,5% du PIB en 2020 et le ratio de dette devrait atteindre 45% contre 32,6% en 2019. La CBRT a accumulé l’équivalent de 10% de ses actifs en titres de dette publique, proportion qu’elle avait indiquée comme sa cible lors de l’annonce de son programme d’achat en mars. Elle a ainsi répondu à une partie du besoin de financement de l’État et de ventes de titres publics par les non-résidents, tout en limitant ses achats afin de rester crédible.
Pour l’instant, la hausse des taux d’intérêt à 10 ans a pu être limitée, mais pas totalement annihilée (13,8% le 21 septembre contre 12% mi-mars). Couplée avec la hausse de la dette, elle devrait entraîner une hausse de la charge d’intérêt, déjà en augmentation constante depuis 2018, qui atteindrait 3 points de PIB en 2021. En parallèle, la maturité moyenne de la dette publique a diminué de 4,2 années en 2017 à 2,9 années en 2020 : les finances publiques sont affectées plus rapidement que par le passé par les mouvements de marché.
Le financement de la dette publique ne constituait pas un problème avant la crise sanitaire. Or, il risque de devenir une source de fragilité pour le pays : les titres de dette publique détenus par les banques turques ont augmenté de +70% entre fin 2019 et fin août 2020. Ils ont été principalement effectués par les banques publiques (la dette publique représente 12% de leurs actifs contre 9% fin 2019). Ainsi, l’interdépendance entre le risque souverain et le risque bancaire (sovereign-bank nexus) a augmenté.
Les clés d’un rééquilibrage
Le besoin de refinancement extérieur structurellement élevé de la Turquie (et peut-être à l’avenir celui de la dette publique) accentue les à-coups de la croissance turque puisque, en raison de la forte volatilité des investissements de portefeuille, il pèse sur la liquidité en devises et donc sur le taux de change, accroît les primes de risque et incite in fine à épargner et à emprunter en devises.
La première approche pourrait consister en une limitation des importations qui, dans le cas de la Turquie, sont élevées pour trois raisons : l’énergie, l’or et le contenu en importations des marchandises exportées. Il est difficile d’imaginer une baisse des importations (or exclu) générées par les exportations sans altérer l’attractivité de la Turquie en tant que site de production pour une partie des investisseurs étrangers. Les importations d’or s’accroissent, quant à elles, lors des périodes de plus forte dépréciation de la livre. Toutefois, les limiter ne traiterait pas leurs causes qui ont trait à la raréfaction répétée de la liquidité en devises. En revanche, réduire le déficit de la balance énergétique, cause première de déficit commercial, paraît être la piste privilégiée par les autorités turques et les différents projets d’exploitation de ressources en mer Noire ou en Méditerranée orientale peuvent être lus à cette aune.
Une seconde approche consiste à agir sur les causes du déséquilibre courant en tant que déficit d’épargne au regard de l’investissement. Si ce déséquilibre reflétait largement un déficit d’épargne par rapport à l’investissement du secteur privé, c’est moins le cas aujourd’hui avec la baisse de ce dernier. La dérive progressive du déficit public (au-delà d’une période de crise où elle se justifie) a modifié les données du problème du financement de la balance courante. Dans un environnement d’assèchement et de volatilité des investissements de portefeuille des non-résidents, elle peut entraîner une forme d’effet d’éviction du secteur privé par le biais d’une hausse des taux longs, nécessaire pour attirer les capitaux étrangers afin de financer le déficit courant. Cela met en exergue l’importance de procéder à une consolidation budgétaire post-Covid.
Stéphane COLLIAC
stephane.colliac@bnpparibas.com