Eco Emerging

Exercice d’équilibriste

06/07/2022

La situation économique de la Turquie offre des contrastes saisissants avec une croissance soutenue jusqu’au T1 2022, une inflation galopante, des entreprises beaucoup plus confiantes que les ménages, un excédent budgétaire primaire. À cela s’ajoutent une aggravation du déficit courant, en raison du gonflement de la facture énergétique, et des conditions d’emprunt domestique pour l’État à un taux réel négatif inédit malgré des sorties massives d’investissements de portefeuille. La combinaison d’une politique monétaire délibérément accommodante et d’un taux de change compétitif est maintenue pour stimuler l’investissement, les exportations et la substitution aux importations. Le gouvernement va maintenant utiliser le levier budgétaire pour atténuer le coût économique de l’inflation et multiplie les mesures ad hoc pour stabiliser, en vain jusqu’à présent, les réserves de change.

L’économie turque fait preuve jusqu’à présent d’une résistance remarquable au regard des chocs extérieurs multiples qu’elle subit (hausse des prix des matières premières, ralentissement dans la zone euro, durcissement monétaire aux États-Unis, guerre en Ukraine). Par ailleurs, les entreprises et les ménages sont confrontés à des tensions inflationnistes et financières. Les premières s’adaptent plutôt bien à ce contexte difficile ; les seconds en souffrent de plus en plus. Les autorités monétaires se refusent à relever le taux directeur malgré l’accélération de l’inflation et multiplient les mesures ad hoc pour stabiliser la liquidité extérieure qui continue de s’éroder. Parallèlement, le gouvernement va utiliser l’arme budgétaire pour compenser les pertes de pouvoir d’achat de la population avant les élections présidentielles et législatives prévues au plus tard en juin 2023.

Une situation économique très contrastée

PRÉVISIONS

Sur la période T4 2021-T1 2022, qui couvre le choc financier de l’automne 2021 et les chocs externes de l’hiver 2022, la croissance économique a bien résisté. Le PIB réel a progressé de 3,2% par rapport aux six mois précédents. Au T1 2022, la progression du PIB (+1,2% t/t) est même apparue plus vertueuse car soutenue par l’investissement et une contribution positive des échanges extérieurs nets. Au contraire, la consommation des ménages s’est contractée et les dépenses courantes des administrations publiques ont été stables. Cette décomposition récente de la croissance en termes de demande illustre le contraste qui s’accentue entre la situation économique perçue et vécue par les entreprises par rapport aux ménages.

Du côté des entreprises, les enquêtes d’opinion de la banque centrale (CBRT) se sont effritées depuis le mois de février mais le niveau de confiance est resté élevé jusqu’en juin. En particulier, le solde d’opinion sur les carnets de commandes à l’exportation s’est maintenu à un niveau très sensiblement supérieur à la moyenne historique (années 2020-2021 exclues). Jusqu’au début de cette année, les entreprises indiquaient un renforcement de leur position compétitive sur les marchés extérieurs, notamment européens. Plus frappant encore, les soldes d’opinion sur les intentions d’investissement et de recrutements n’ont cessé de s’améliorer jusqu’en juin.

TURQUIE : INDICATEURS DE CONFIANCE DES CHEFS D’ENTREPRISE ET DES MÉNAGES

S’agissant de l’investissement, le solde atteint même un plus haut historique. Parallèlement, le crédit commercial a très fortement accéléré depuis le T3 2021, reflet de l’augmentation probable des besoins en fonds de roulement des entreprises liée à la hausse des prix des matières premières, du financement des stocks mais aussi du dynamisme de l’investissement.

À l’inverse, la confiance des ménages n’a cessé de se dégrader depuis octobre 2021, touchant en avril et mai un plus bas historique. Pourtant, la situation du marché du travail s’est améliorée. L’emploi est 7% plus élevé que son niveau de la fin 2019 et le taux de chômage est retombé à 11,3% en avril contre 13,4% fin 2019 (sans baisse de population active). La raison principale tient aux pertes de pouvoir d’achat consécutives à l’accélération de l’inflation (+5,1% par mois en moyenne entre février et juin 2022 après 12% en moyenne en décembre-janvier, portant le glissement sur un an des prix à la consommation à 78,6% en juin). En moyenne sur la période T4 2021-T1 2022, les salaires réels accusent une baisse de 6% par rapport à leur niveau moyen de T2 2021-T3 2021 malgré la revalorisation de 50% du salaire minimum au 1er janvier. La progression du crédit aux ménages (+36% en glissement annuel fin juin) est presque de moitié inférieure à celle du crédit commercial (+70%). Toutefois, les encours de cartes de crédit et les crédits à tempérament, qui sont généralement utilisés pour faire face à des dépenses imprévues, voire boucler les fins de mois difficiles, ont fortement réaccéléré depuis avril. En résumé, l’inflation exacerbe la contrainte budgétaire des ménages.

Recours au levier budgétaire

Le fardeau inflationniste subi par la population a conduit le gouvernement à faire adopter un budget supplémentaire de TRL 880 mds de dépenses additionnelles, soit USD 50 mds (environ 6,5% du PIB de 2021). L’essentiel des dépenses supplémentaires concerne les dépenses de personnels, les transferts sociaux et les subventions pour les importateurs de charbon et de gaz afin de limiter la hausse des prix de l’énergie. Le budget révisé prévoit malgré tout un déficit inchangé d’environ TRL 280 mds, soit seulement 2,5% du PIB projeté pour 2022 grâce à une révision en hausse des recettes fiscales. De fait, sur les cinq premiers mois de l’année, ces dernières ont augmenté de 25% en termes réels. En moyenne depuis le début de l’année, le déficit budgétaire s’est ainsi réduit à 2% du PIB avec un excédent primaire de 0,6% du PIB. Cependant, le déficit ne tient pas compte du coût potentiel du mécanisme d’indexation des dépôts sur l’évolution de la livre contre USD mis en place en novembre 2021[1]. Au taux de change actuel, ce coût est de l’ordre de 0,5% du PIB[2] et pourrait aller jusqu’à 1% si la dépréciation de la livre atteignait 30% sur l’année.

La charge d’intérêts est stable à 2,6% du PIB ; elle n’a augmenté que de 0,3 pp de PIB depuis la fin 2019 alors que le ratio de dette est passé de 30% à 38% du PIB. Elle pourrait même diminuer car les rendements sur les obligations d’État à 10 ans, qui s’étaient tendus de 17% à 25% entre la fin septembre 2021 et la fin mars 2022, sont, depuis, repassés en dessous de 20%. En termes réels (sur la base de l’inflation sous-jacente), le coût d’emprunt en monnaie locale pour l’État est spectaculairement négatif (-30%) alors qu’il était encore légèrement positif en 2020-2021. Si le taux de change devait se réapprécier, le ratio d’endettement s’en trouverait mécaniquement et fortement réduit car la part de la dette en devises est de 68%. Le succès du soutien budgétaire, qui s’insère dans le cadre de la stratégie macroéconomique du gouvernement (taux d’intérêt réels négatifs, taux de change réel compétitif), dépend donc étroitement de l’évolution des comptes extérieurs.

Erosion persistante de la liquidité extérieure

Sans surprise, le déficit courant et le déficit de la balance commerciale se creusent depuis le début de l’année ; en cumul sur 12 mois, le premier atteint USD 26 mds en avril et le second USD 71 mds en mai. Cette dégradation est uniquement imputable au gonflement de la facture énergétique et aux achats nets d’or. Hors pétrole et or, l’excédent courant s’est au contraire élargi, atteignant près de USD 40 mds en avril, reflet de l’amélioration de la compétitivité des entreprises à la fois sur les marchés extérieurs et sur leur marché domestique. Pour autant, les réserves internationales de la CBRT ont continué de fondre, jusqu’à atteindre USD 101,9 mds fin juin 2022 contre USD 128,5 mds fin novembre[3], les sorties nettes d’investissements de portefeuille[4] s’ajoutant au déficit courant. Pour l’instant, les entreprises et les banques ne rencontrent pas de difficultés de refinancement extérieur (le taux de renouvellement des prêts à moyen et long terme des entreprises non financières reste très largement supérieur à 100% et celui des banques se maintient entre 90% et 95%).

Pour tenter d’enrayer l’hémorragie des réserves de change, les autorités monétaires et de régulation bancaire ont introduit de nouvelles mesures depuis le début de l’année qui renforcent ou complètent celles prises fin 2021[5]. Celles ayant pour objectif de soutenir rapidement la liquidité en dollar sont délibérément coercitives[6]. Les autres, de nature macro prudentielle[7], s’inscrivent dans une stratégie visant à améliorer structurellement le solde extérieur.

Depuis début juin, la livre s’est stabilisée autour de USD/TRL17. Toutefois, cette accalmie reste précaire car la restauration de la stabilité financière via le rééquilibrage des comptes extérieurs est pour l’instant contrecarrée par i/ la hausse des prix des matières premières qui alimente la spirale inflationniste, ii/ le resserrement accéléré de la politique monétaire américaine qui génère une défiance générale des investisseurs vis-à-vis des pays émergents, et iii/ la défiance spécifique vis-à-vis de la politique économique singulière menée en Turquie.


[1] Cf. Edito de l’EcoEmerging de janvier 2022. Environ 14% des dépôts, soit l’équivalent de près de USD 50 mds, sont couverts par ce mécanisme.

[2] En pratique, le mécanisme prévoit de compenser les déposants dès que le taux de dépréciation dépasse le taux d’intérêt directeur (14%), ce qui est le cas puisque la livre s’est dépréciée de 17% vis-à-vis du dollar US depuis la fin 2021.

[3] Au 26 juin 2022, les réserves internationales étaient de USD 101 mds dont 41,6 mds d’or et 60,3 mds de devises qui incluent environ l’équivalent de USD 53 mds de lignes de swap avec le Qatar et la Chine.

[4] USD 11 mds entre octobre et avril d’après les données (exhaustives) de la balance des paiements et au moins 3 mds supplémentaires en mai-juin d’après les données de la CBRT des transactions des non-résidents sur la dette domestique en monnaie locale et le marché action.

[5]. Cf. Edito de l’EcoEmerging de janvier 2022

[6] Augmentation du taux de rapatriement des recettes d’exportations de 25% à 40%, interdiction d’accès à de nouveaux crédits bancaires pour les entreprises ayant une trésorerie en devises dépassant l’équivalent de USD 300 K ou représentant plus de 10% des actifs ou du chiffre d’affaires annuel.

[7] Augmentation des pondérations sur les prêts commerciaux dans le calcul des actifs moyens pondérés, augmentation sélective du taux de réserve obligatoire sur les crédits bancaires aux entreprises, octroi de crédit par la banque centrale pour les projets d’investissement à long terme structurant ou favorisant la substitution aux importations.

LES ÉCONOMISTES EXPERTS AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

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