Eco Conjoncture

La consommation des ménages français en 2019 : faible et forte à la fois

19/10/2020
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L’impression première de ménages français particulièrement parcimonieux l’année passée n’est pas confirmée : il s’agit plus d’une performance «?entre-deux?», avec des aspects positifs et d’autres négatifs. Plutôt que de moteur grippé, il faudrait parler de moteur « bridé » de la consommation des ménages. En effet, il n’a pas manqué de carburants : hausse nette du pouvoir d’achat, baisse marquée du taux de chômage, niveau extrêmement bas des taux d’intérêt, dynamisme du crédit, effets de richesse, redressement de la confiance. Mais il a aussi été entravé par l’effet persistant de la faiblesse des gains de pouvoir d’achat au cours de la décennie 2008-2018, des effets de composition de ces gains de pouvoir d’achat, le poids des dépenses pré-engagées, le niveau relativement bas de la confiance des ménages, l’articulation complexe des nombreuses et diverses mesures fiscales et budgétaires, les unes favorables au pouvoir d’achat, les autres défavorables. Il convient d’ajouter à cette liste le facteur temps : la consommation ne réagit pas immédiatement à un surcroît de pouvoir d’achat, aussi important soit-il. 2019 devait marquer l’essai et 2020 le transformer. Mais on ne saura jamais si l’amplification attendue du rebond aurait été au rendez-vous, la crise de la Covid-19 étant passée par là.

LE MOTEUR DE LA CONSOMMATION : TABLEAU DE BORD (POIDS, VITESSE, COMPOSITION)

Quelques ordres de grandeur

Rappelons pour commencer quelques ordres de grandeur et éléments de langage. Ainsi, pourquoi dit-on de la consommation des ménages qu’elle est le moteur de la croissance française ? C’est une question de poids et de vitesse. La consommation des ménages représente aujourd’hui un peu plus de 50% du PIB français (contre 60% il y a 60 ans), ce qui en fait, de loin, la composante la plus importante (cf. graphique 1). À titre de comparaison, la France n’est pas le pays où cette part est la plus élevée, le record étant détenu par les États-Unis (66%, cf. graphique 2).

Son poids important dans le PIB, combiné à son rythme de progression, fait de la consommation des ménages la composante qui contribue le plus à la croissance française (à hauteur d’un peu plus de la moitié en moyenne depuis 1950 contre environ un quart pour la consommation publique, l’investissement et les exportations). Cette contribution est toutefois variable dans le temps et au fil des cycles de croissance (cf. graphique 3) : elle a été particulièrement élevée dans la deuxième moitié des années 1970 (expliquant 60% de la croissance) et particulièrement faible pendant le mini-cycle de 2009-2011 (33%).

Au cours du dernier cycle (2013-2019), elle a expliqué la moitié de la croissance, ce qui correspond à sa contribution historique moyenne. Point intéressant : elle est talonnée par l’investissement. Sur les trois années les plus récentes, de 2017 à 2019, la contribution annuelle moyenne de l’investissement est même 0,2 point supérieure à celle de la consommation des ménages (respectivement, 0,9 et 0,7), ce qui est peu fréquent et participe au discours sur la faiblesse de la consommation. On rappellera également, en complément de son rôle de moteur dans les phases de croissance, le rôle d’amortisseur de la consommation dans les récessions : ses baisses sont rares et ses fluctuations bien moins amples que celles de l’investissement ou des exportations.

L’importance du rebond de la consommation en 2019 : une question de perspective

En 2019, la consommation des ménages a progressé de 1,5% en volume en moyenne annuelle après 0,8% en 20181. Le rebond est tangible : la consommation a progressé près de deux fois plus vite qu’en 2018. Il est pourtant plus souvent qualifié de « décevant » et de « rendez-vous manqué ». Quelle(s) en sont les raison(s) ? En premier lieu, il convient de considérer les gains de pouvoir d’achat en 2019 (cf. graphique 4) : à côté de leur hausse, +2,1%, celle de la consommation fait pâle figure (point que nous aborderons plus en détails au début de la deuxième partie).

Mis en perspective, un tel écart entre les deux variables n’a toutefois rien d’inhabituel, bien au contraire. De plus, en termes d’accélération, celle de la consommation entre 2018 et 2019 (+0,7 point) ne démérite pas par rapport à celle du pouvoir d’achat (+0,9 point). Mais il y a une part de trompe-l’œil dans cette accélération de la consommation : elle est facilitée par la faiblesse particulière de 2018. En outre, alors que les conditions semblaient réunies pour un rebond important en 2019 (dissipation des facteurs ponctuels ayant pesé sur 20182 et vigueur des gains de pouvoir d’achat), la croissance de la consommation est seulement revenue - et encore, pas tout à fait - sur le rythme des trois années précédentes, exceptionnellement régulier par ailleurs (1,5% en 2015, 1,6% en 2016, 1,7% en 2017, soit 1,6% en moyenne).

L’impression de faiblesse de la consommation vient également de la comparaison avec son rythme historique moyen de progression qui atteint 3,1% par an depuis 1950 : le graphique 5-A fait bien ressortir les phases de sur- et sous-performance de la consommation par rapport à sa tendance longue. La pertinence de cette comparaison pose toutefois question tant le monde a changé depuis : cette moyenne est, en effet, biaisée à la hausse par le rythme élevé des années 1950-1960 (5,1%) et 1970 (4,1%) (cf. graphique 5-B). Corrigés de la population, pour tenir compte des évolutions démographiques, ces taux de croissance moyens sont moins élevés (d’environ 1 point) mais restent dynamiques : 2,4% depuis 1950, 4,1% sur la période 1950-1960 et 3,5% dans les années 1970.

La moyenne n’est plus que de 1,7% (1,2% pour la consommation par tête) lorsqu’on la calcule sur une période plus contemporaine, à partir de 1980. La performance de 2019 (1,5%, 1,4% par tête) est, à cette aune, proche de la moyenne, et elle n’est donc pas particulièrement faible. Mais cette deuxième moyenne présente un autre défaut que la première : elle est biaisée, à la baisse, par les rythmes de croissance de la consommation réduits depuis 2008. Cette année-là marque une nouvelle cassure, après celle à la charnière des années 1970 et 1980. De 1980 à 2007, le taux de croissance annuel moyen de la consommation des ménages s’élève, en effet, à 2,1% (1,6% par tête), avant de baisser à 1% sur la période 2008-2019 (0,5% par tête). Le graphique 5-C met également clairement en évidence la perte de vitesse, au fil des cycles, de la consommation des ménages.

Autre illustration, plus nette, de la cassure en 2008-2009 : le graphique 5-D est le même que le 5-A mais à partir de 1995. La quasi-stagnation de la consommation de 2008 à 2012 (+0,5% en moyenne par an) porte la trace du double choc de la Grande Récession puis de la crise des dettes souveraines européennes. À cet égard, cette quasi-stagnation revêt un caractère positif, synonyme de résistance et non de faiblesse. Depuis 2013, la pente de la courbe s’est redressée bien que légèrement (+1,2% en moyenne par an). 2019 s’inscrit dans cette tendance molle.

POIDS DES PRINCIPALES COMPOSANTES DU PIB FRANÇAIS

Dernière touche au tableau : la comparaison avec la zone euro montre aussi que la France a perdu de sa supériorité avec une croissance de sa consommation privée3 inférieure à celle de la zone euro de 2014 à 2018 (écart négatif de 0,3 point en moyenne), alors que depuis 1998 l’écart à l’avantage de la France atteignait 0,7 point en moyenne (cf. graphique 6). Cet écart au désavantage de la France n’est toutefois pas seulement le signe d’une faiblesse relative de l’Hexagone : la moyenne de la zone euro est aussi tirée vers le haut par un effet rattrapage des pays ayant le plus souffert durant la crise des dettes souveraines européennes, à un moment où la consommation allemande se fait aussi plus forte. Dans ces conditions, il est plus difficile pour la France de se maintenir au-dessus de la moyenne. 2019 ressort finalement, à cet égard, comme une « bonne » année, la France repassant, légèrement (+0,2 point), au-dessus de la moyenne de la zone euro.

En résumé, la perte de dynamisme de la consommation des ménages français au fil du temps est bien établie. Reste la question du « dynamisme » de 2019 : comment le jauger ? La consommation a-t-elle vraiment manqué d’allant ? Quel est le bon rythme de référence auquel comparer son taux de croissance en 2019 ? Celui de 2,1% de 1980 à 2007, période plus stable avant le choc de la crise financière et de la Grande Récession de 2008-2009, auquel cas 2019 ressort comme une année de sous-performance ? Ou celui de 1% de 2008 à 2019, période plus perturbée, englobant deux crises, mais plus récente, auquel cas 2019 apparaît plutôt comme une bonne année, en tout cas une année de redressement ? La qualification de « faible, en sous-régime » de la consommation en 2019 est toute relative, selon la perspective que l’on retient.

POIDS DE LA CONSOMMATION DES MÉNAGES DANS LE PIB EN 2018

Notre point de vue est de considérer que la consommation des ménages s’inscrit, depuis 2008, dans un nouveau régime de croissance, plus bas, sur un rythme de progression moyen compris entre 1 et 2% par an. Ce 2%, qui était notre taux de croissance moyen de référence jusque-là, serait dorénavant la fourchette haute. À cette aune, 2019 est une parfaite année entre-deux, forte et faible à la fois.

Structure de la consommation : un redressement des dépenses autres que celles pré-engagées était en cours depuis 2014

Notre analyse porte sur les dépenses de consommation finale des ménages, celles que les ménages supportent directement, qui sont à leur charge. L’étude de la structure de la consommation amène à considérer un autre concept, celui de la consommation effective, plus élevée, car elle intègre les dépenses prises en charge par la collectivité et qui bénéficient directement aux ménages (cf. graphique 7). La consommation effective est la somme de la dépense de consommation finale des ménages et des dépenses dites « individualisables » des administrations publiques (éducation, santé, action sociale et logement) et des institutions sans but lucratif au service des ménages (ISBLSM). Le poids de cette dépense « socialisée » dans la consommation effective s’est sensiblement accru au fil du temps (passant de 15% en 1959 à 25% en 2019), reflet de l’extension de l’État-providence français4.

DÉCOMPOSITION DE LA CROISSANCE FRANÇAISE AU COURS DES DIFFÉRENTS CYCLES, HORS RÉCESSIONS

La structure de la consommation effective des ménages français a fortement évolué depuis 1960 (cf. graphique 8). Parmi les principaux changements, on retiendra : l’importante décrue du poids de l’alimentation et de l’habillement et l’importante montée du poids du logement (principal poste de consommation aujourd’hui, de loin), de la santé et, dans une moindre mesure, des communications. Les mouvements sont plus ou moins accentués selon que l’on regarde les données en valeur ou volume mais le message général ne s’en trouve pas fondamentalement modifié5.

CONSOMMATION, POUVOIR D’ACHAT ET TAUX D’ÉPARGNE DES MÉNAGES FRANÇAIS

La déformation de la structure de la consommation qui nous intéresse le plus dans cet article distingue les dépenses selon qu’elles sont contraintes ou compressibles, et selon qu’elles sont plus ou moins arbitrables. Les dépenses contraintes englobent les dépenses dites pré-engagées et les dépenses peu compressibles. Les ménages ont peu ou pas de prise sur ces dépenses :

Les dépenses pré-engagées sont définies par l’INSEE comme « celles qui sont supposées réalisées dans le cadre d’un contrat difficilement renégociable à court terme ». Elles comprennent : les dépenses liées au logement (y compris les loyers imputés et les dépenses relatives à l’eau, au gaz, à l’électricité et aux combustibles utilisés dans les habitations), les services de télécommunications, les frais de cantine, les services de télévision (redevance, abonnement à des chaînes payantes), les assurances (hors assurance vie) et les services financiers.

TENDANCE LONGUE – CONSOMMATION DES MÉNAGES FRANÇAIS DEPUIS 1949
50 ANS D’ÉVOLUTION DE LA CONSOMMATION DES MÉNAGES FRANÇAIS UN MOTEUR QUI TOURNE DE MOINS EN MOINS VITE
CONSOMMATION DES MÉNAGES FRANÇAIS, TRAJECTOIRE DE REPRISE
RUPTURES DE TENDANCE CONSOMMATION DES MÉNAGES FRANÇAIS DEPUIS 1995

Les dépenses peu compressibles répondent à des besoins essentiels et regroupent les produits alimentaires et les boissons non alcoolisées, la santé, les carburants et lubrifiants, les services de transport, l’éducation.

Les dépenses compressibles, que l’on peut associer à certains achats « plaisirs », incluent les postes les plus arbitrables : les articles d’habillement et chaussures ; les meubles, articles de ménage et entretien courant de l’habitation ; les loisirs et la culture (hors services de télévision) ; les hôtels, cafés et restaurants (hors cantines) ; les boissons alcoolisés et le tabac ; les biens et services divers (hors assurances, sauf assurances-vie, et services financiers) ; les produits de communication (hors services de télécommunication).

Il y a 60 ans, en 1959, la dépense de consommation finale des ménages se répartissait à part quasi-égale entre les dépenses contraintes (49%) et les compressibles (51%). En 2019, la situation a nettement changé, le poids des premières atteignant 57% et les secondes 43% (cf. graphique 9). On le verra plus bas, cette déformation est lourde de conséquences. L’augmentation forte du poids des dépenses contraintes est due à celle des dépenses pré-engagées (+19 points) et surtout des loyers imputés (+11 points). Le poids des dépenses peu compressibles a même davantage diminué que celui des dépenses compressibles (respectivement, -11 et -9 points).

LA CONSOMMATION PRIVÉE EN FRANCE ET DANS LA ZONE EURO

Il est à noter que la hausse de la part des dépenses pré-engagées s’est surtout faite sur la première moitié de période, passant de 15% en 1959 à 32% en 1993, avant de connaître un premier plateau pendant une dizaine d’années puis de repartir, modérément et temporairement, à la hausse (35% en 2013). Depuis 2013, cette part n’augmente plus, voire elle s’inscrit très légèrement en baisse : en 2019, elle s’élève à 34%.

Si l’on en revient à la perte de vitesse de la consommation des ménages au fil du temps et plus particulièrement depuis 2008, elle est généralisée à l’ensemble des principaux postes de dépenses (cf. tableau 1).

LES DIFFÉRENTES MESURES DE LA CONSOMMATION DES MÉNAGES

En termes de contribution, afin de tenir compte du poids des différents postes, ce sont les transports et les loisirs qui sont les principaux responsables du ralentissement (à hauteur d’un quart environ), suivis du logement (un peu plus de 15%) et de la santé et des autres biens et services (environ 10%). Il faut voir la trace de la crise de 2008 dans le tassement des achats de biens durables (automobiles, meubles), semi-durables (habillement) et les loisirs, qui entrent dans la catégorie des dépenses ne répondant pas à des besoins primaires ou pouvant être facilement réduites ou reportées6.

La légère accélération de la consommation sur la période récente 2013-2019 (+0,5 point) n’est pas généralisée mais elle est portée par les postes qui avaient le plus freiné auparavant, à l’exception des communications (qui continuent de décélérer). Les dépenses d’éducation contribuent aussi au redressement, tandis que les autres postes continuent de ralentir (alimentation, boissons et tabac, logement, santé, autres biens et services).

Si l’on regarde, enfin, la seule année 2019, la hausse de la consommation est quasi-généralisée, à l’exception de l’alimentation, des boissons et du tabac (ce que l’on peut mettre sur le compte, s’agissant du tabac, des hausses importantes de prix décidées par le ministère de la Santé pour lutter contre le tabagisme).

POIDS DES PRINCIPAUX POSTES DE CONSOMMATION

Si l’on regarde maintenant les choses sous l’angle des dépenses contraintes et compressibles (cf. graphique 10-A), on voit également, clairement, les effets de la crise de 2008 sur la baisse des dépenses compressibles. Le graphique 10-B renforce le trait de leur caractère ajustable : ces dépenses subissent des fluctuations nettement plus importantes que les deux autres catégories, elles sont donc plus cycliques. La bonne nouvelle est leur regain de vigueur depuis 2014, signe d’une consommation moins contrainte. Quant à savoir si 2019 est une année de croissance forte ou faible de la consommation des ménages, la balance penche ici en faveur de la première interprétation.

CONTRIBUTIONS À LA CROISSANCE ANNUELLE DE LA CONSOMMATION EFFECTIVE ET CROISSANCE MOYENNE DE CHAQUE POSTE (VOLUMES CHAÎNÉS ; ENTRE PARENTHÈSES, POIDS DE CHAQUE POSTE DANS LA CONSOMMATION)
STRUCTURE DE LA DÉPENSE DE CONSOMMATION FINALE DES MÉNAGES
TAUX DE CROISSANCE DES DÉPENSES PRÉ-ENGAGÉES, PEU COMPRESSIBLES ET COMPRESSIBLES

UNE CONSOMMATION SOUS CONTRAINTES

L’analyse descriptive précédente conclut à une croissance de la consommation des ménages français en 2019 finalement correcte, pas si faible que cela, au regard de ses tendances récentes et de sa composition. Au regard de ses déterminants, il est plus difficile de juger si la progression de la consommation a été ou non en ligne, du fait d’un enchevêtrement d’effets positifs et négatifs, de facteurs de soutien et de freins. Une modélisation économétrique permettrait de quantifier le résidu et de savoir si la part inexpliquée est importante ou non. Faute d’en disposer, nous passons ici en revue un certain nombre de ces déterminants, au regard de la faiblesse des gains de pouvoir d’achat de la décennie 2008-2018, du poids des dépenses pré-engagées, de la composition des gains de pouvoir d’achat, de l’apparente insensibilité énigmatique à la baisse du taux de chômage, de l’existence d’effets ricardiens, de la faiblesse relative de la confiance, de celle des taux d’intérêt et des effets de richesse.

Avant d’aller plus loin, il convient de garder à l’esprit que la consommation des ménages peut aussi subir d’importantes variations d’un trimestre à l’autre sans lien aucun avec ses déterminants, sous l’effet de chocs exogènes tels qu’une météo inhabituellement rude ou douce (qui vient augmenter ou réduire les dépenses énergétiques), l’introduction de « primes à la casse », les variations de TVA, les grèves, les grands évènements sportifs. Ces perturbations infra-annuelles se répercutent sur le taux de croissance en moyenne annuelle, le tirant artificiellement à la baisse ou à la hausse. Cela vient brouiller l’analyse fondamentale, en ajoutant de la faiblesse ou de la force là où il n’y en a pas forcément.

Faiblesse des gains de pouvoir d'achat : 2008-2018, la décennie perdue

La principale explication de la perte de vitesse de la consommation des ménages depuis 2008 est à chercher du côté de l’évolution de leur pouvoir d’achat. Mais qu’entend-on par pouvoir d’achat ? Le terme est largement employé or, il n’a pas le même sens pour tous. Il recouvre des situations individuelles très différentes et éloignées de l’indicateur macroéconomique de référence défini par la comptabilité nationale. Cela contribue au décalage, parfois important, entre le vécu et le ressenti de chacun et les chiffres agrégés, ce qui peut interférer sur les comportements.

Au sens de la comptabilité nationale, le pouvoir d’achat mesure le revenu disponible brut (RDB) réel :

Le revenu est « disponible » car c’est la part qui reste à la disposition des ménages après le paiement de leurs impôts et cotisations (dont le poids dans le RDB avoisine 30%).

Le revenu avant impôts (RAI) est constitué pour l’essentiel des revenus d’activité (salaires et revenus des entrepreneurs individuels), qui en représentent 57% en 2019 (72% du RDB). S’y ajoutent les prestations sociales (27% du RAI, 35% du RDB) et les revenus du capital (15% du RAI, 19% du RDB).

Le graphique 11 donne un aperçu de l’évolution sur longue période de la composition du RDB, en particulier de sa « socialisation » croissante (et, partant, celle de la consommation des ménages) au travers de la hausse tendancielle du poids des prestations et des prélèvements.

Le revenu est « brut » car non corrigé de la consommation de capital fixe liée aux activités des entrepreneurs individuels et à la détention d’un logement.

Le revenu est dit « réel » une fois corrigé des prix.

Les gains de pouvoir d’achat se mesurent par la différence entre le taux de croissance du RDB nominal et l’inflation7. D’après cette mesure, les baisses de pouvoir d’achat au niveau macroéconomique sont rarissimes et de faible ampleur (cf. graphique 12). La dernière en date est récente et a porté sur deux années, 2012 et 2013 (-0,4% et -1,2%, respectivement), marquant les esprits.

Le graphique 12 permet également de voir les facteurs du dynamisme des gains de pouvoir d’achat ou, pour ce qui nous intéresse, de leur faiblesse depuis 2008. Les deux évolutions frappantes à nos yeux sont la nette baisse de l’inflation, qui est un point positif, et la nette baisse de la croissance des revenus d’activité, reflet des conditions difficiles du marché du travail, qui constitue clairement un point noir. Depuis 2008, le pouvoir d’achat progresse à un rythme annuel moyen de seulement 0,9%, à comparer avec une tendance de 2,4% depuis le milieu des années 1980 et de 3,3% si l’on remonte aux années 1960.

COMPOSITION DU RDB
ÉVOLUTION SUR LONGUE PÉRIODE DU POUVOIR D’ACHAT, DE LA CONTRIBUTION À SA VARIATION ANNUELLE DE SES PRINCIPALES COMPOSANTES ET DE LA CONSOMMATION DES MÉNAGES
ÉVOLUTION SUR LONGUE PÉRIODE DU POUVOIR D’ACHAT : ILLUSTRATION DE LA DÉCENNIE PERDUE 2008-2018

La faiblesse de sa progression depuis 2008 est l’une des raisons pour lesquelles le pouvoir d’achat est si souvent au cœur des débats. On comprend qu’il fasse l’objet d’une attention plus grande encore aujourd’hui dès lors que l’on raisonne en unité de consommation (UC), c’est-à-dire lorsque l’on tient compte des évolutions démographiques (nombre et composition des ménages) pour mieux rendre compte de la perception individuelle de chacun de l’évolution de son pouvoir d’achat. Ainsi mesurées par UC, les baisses de pouvoir d’achat sont plus fréquentes. Et depuis 2008, sa hausse est réduite à 0,3% par an en moyenne. En 2018, le pouvoir d’achat par UC se situait à peine au-dessus de son niveau de 2008 (cf. graphique 13). D’où l’expression de « décennie perdue ». L’indicateur de revenu disponible arbitrable, qui déduit du revenu disponible les dépenses pré-engagées, permet de se rapprocher plus encore du ressenti que les ménages ont de leur aisance financière. C’est en effet avec ce revenu, réellement disponible, que les ménages composent pour régler leurs autres dépenses. L’effet de la montée des dépenses pré-engagées dans le budget des ménages est visible dans le léger décrochage, entre la fin des années 1970 et la première moitié des années 1980, du pouvoir d’achat arbitrable par UC par rapport au pouvoir d’achat par UC. Mais l’écart n’a pas continué à se creuser par la suite : depuis 1986, les deux indicateurs évoluent, à peu près, en parallèle, au rythme moyen de 1,2% par an.

Les ménages auraient pu atténuer l’impact de la faiblesse des gains de pouvoir d’achat en puisant dans leur épargne pour maintenir le rythme de hausse de leur consommation d’avant-2008 ou, au moins, en limiter le ralentissement. Or, la croissance de leur consommation a fléchi autant que leurs gains de pouvoir d’achat, voire très légèrement plus (cf. graphique 14). Sur le graphique 14, les deux années de crise, 2008 et 2009, sont distinguées afin de montrer dans quelle ampleur la consommation et le pouvoir d’achat ont été impactés et comment ils ont évolué l’un par rapport à l’autre. En l’occurrence, le grand écart, en 2009, entre le rebond du pouvoir d’achat (dû à la baisse des prix cette année-là) et le tassement de la consommation est frappant.

TAUX DE CROISSANCE ANNUEL ET MOYEN DU POUVOIR D’ACHAT ET DE LA CONSOMMATION DES MÉNAGES FRANÇAIS, TOTAL ET PAR UC

On rappellera aussi à quel point la période 2008-2012 est particulière, marquée par deux crises et une mini-reprise avortée dans l’intervalle. Ces années difficiles exacerbent la faiblesse de la consommation et des gains de pouvoir d’achat ; elles ne sont pas représentatives. On retiendra toutefois que, pendant ces années, la croissance de la consommation des ménages a été en retrait par rapport aux gains de pouvoir d’achat (un effet de 2009), une situation qui s’est inversée ensuite, la première dépassant légèrement les seconds sur la période 2013-2019. Une fois encore, la moyenne est trompeuse. Cet écart positif ne s’observe que sur trois des sept années de la période (2013, 2015 et 2016) et il est biaisé par l’année 2013 au cours de laquelle le pouvoir d’achat a nettement baissé mais pas la consommation. En 2014, 2017, 2018 et 2019, la progression de cette dernière a été en retrait par rapport à celle du pouvoir d’achat : le cas de 2019 relève moins de l’exception que de la règle.

2019 se démarque cependant des autres années. En effet, la base des gains de pouvoir d’achat enregistrés cette année-là était plus large, soutenue par une amélioration d’un plus grand nombre de ses composantes (hausse des revenus d’activité grâce à l’amélioration de la situation sur le marché du travail, des prestations sociales, baisse de la pression fiscale suite aux mesures gouvernementales et moindre inflation). Ce large gain nourrissait les attentes d’une croissance de la consommation au diapason de celle du pouvoir d’achat, c’est-à-dire proche de 2%. Or, le fait que cette croissance se soit limitée à 1,5% génère de la déception.

Mais ce sentiment doit prendre en compte, entre autres choses, le facteur temps : la consommation ne réagit pas instantanément et intégralement aux évolutions du pouvoir d’achat. 2009 et 2013 en sont une bonne illustration. Selon les estimations courantes, une hausse de 1% du pouvoir d’achat entraîne, à terme, une hausse de 1% de la consommation mais, à court terme, ce supplément de revenu est pour moitié consommé, pour moitié épargné. À cette aune, il n’y pas lieu d’être déçu par la progression de la consommation en 2019. Elle a correctement réagi aux gains de pouvoir d’achat. La dissipation attendue de ce facteur temps amenait à anticiper 2020 comme l’année du « vrai » rebond de la consommation, ce que l’on ne pourra vérifier, la crise de la Covid-19 étant passée par là.

Le poids des dépenses pré-engagées

Un tel délai de réaction aux évolutions du pouvoir d’achat s’explique, notamment par le temps nécessaire aux ménages pour ressentir l’amélioration de la situation, son ampleur, et qu’ils soient (r)assurés de sa pérennité. Ce délai de réaction peut aussi varier en fonction de la confiance de chacun, des contraintes de revenus, de la structure de la consommation.

Ce dernier point fait l’objet d’une attention grandissante du fait du poids important des dépenses contraintes (cf. supra). Ce poids contribue, d’une part, à alimenter le ressenti négatif concernant les conditions de vie en France, le décalage entre les statistiques de pouvoir d’achat (rarement négatives) et les sondages auprès des Français (qui font état d’une perception contraire), reflétant la réduction de la marge de manœuvre financière due aux dépenses contraintes. Ce ressenti négatif peut contribuer, à son tour, à ce que des gains de pouvoir d’achat macro-économiquement importants ne soutiennent pas plus que cela la confiance et la consommation des ménages. Au niveau agrégé, la contrainte de revenu paraît desserrée contrairement à sa perception au niveau individuel ou pas suffisamment.

D’autre part, Beatriz, Laboureau et Billot (2019)8 montrent que ces dépenses contraintes sont peu sensibles, voire insensibles, à court terme, à un surcroît de pouvoir d’achat, résultat qu’ils croisent avec le niveau de vie des ménages sachant que les plus modestes font face à plus de dépenses peu arbitrables (cf. graphiques 15 et 16).

STRUCTURE DE LA CONSOMMATION PAR QUINTILE DE NIVEAU DE VIE EN 2017

Les dépenses les plus sensibles à un surcroît de pouvoir d’achat sont les dépenses compressibles. D’un côté, ces dépenses représentent une part importante de la consommation des ménages les plus aisés, dont la propension à consommer est la plus faible. Mais de l’autre, pour ces dépenses compressibles, voire peu compressibles, le surcroît de revenu sera plus fortement consommé pour les catégories des ménages les plus modestes. Le tout est de nature à rallonger les délais de transmission d’une hausse du pouvoir d’achat des ménages à leur consommation.

STRUCTURE DE LA CONSOMMATION (HORS LOYERS IMPUTÉS) DES MÉNAGES ORDINAIRES PAR QUINTILE DE NIVEAU DE VIE EN 2017

Les estimations d’élasticité-revenu par produits de Faure, Soual et Kerdrain (2012)9 apportent une information chiffrée complémentaire à l’analyse de sensibilité ci-dessus : plus l’élasticité-revenu est faible, plus la dépense est contrainte. On retrouve bien dans ces catégories les dépenses peu compressibles, de même que les achats les moins contraints (élasticité-revenu élevée) correspondent bien aux dépenses compressibles (cf. tableau 2). D’une façon générale, les dépenses en biens apparaissent moins sensibles au revenu que celles en services, tandis que les deux types de dépenses montrent une sensibilité analogue aux prix. Pourtant, les premières ont autant ralenti que les secondes depuis 2008 (et non moins), un résultat paradoxal à mettre sur le compte de l’évolution relativement plus rapide du prix des biens par rapport à ceux des services (configuration inverse à celle prévalant avant 2008).

ÉLASTICITÉ REVENU ET ÉLASTICITÉ PRIX PAR PRODUITS
TYPE DE DÉPENSE À LAQUELLE SERAIT AFFECTÉ UN HYPOTHÉTIQUE SURPLUS DE RESSOURCES, SELON LE NIVEAU DE VIE
STRUCTURE DU RDB DES MÉNAGES PAR QUINTILE DE NIVEAU DE VIE EN 2017 (EN % DU RDB)

L’étude de Lelièvre et Rémila (2018)10 sur le poids des dépenses pré-engagées apporte, quant à elle, une information supplémentaire sur l’usage d’une rentrée d’argent imprévue, selon le niveau de vie, le type de dépense considérée couvrant un champ plus large, incluant l’épargne ou un remboursement d’emprunt (cf. tableau 3). De manière intéressante, la proportion de ménages qui utiliseraient, à ces fins, un hypothétique surplus de ressources ne dépend pas du niveau de vie : environ 20% des ménages épargneraient ce surplus et environ 10% s’en serviraient pour un remboursement d’emprunt. Cette proportion n’est pas négligeable et constitue, dans les deux cas, un facteur négatif de plus pour la consommation. La différence de niveau de vie a un impact sur l’alimentation, l’habillement et la santé (proportion décroissante avec le niveau de vie) ainsi que sur le logement, les loisirs et l’aide à des proches (proportion croissante).

TAUX DE CHÔMAGE ET TAUX D’ÉPARGNE SUR LONGUE PÉRIODE ET ZOOM DEPUIS 2007

Effet de composition du revenu

La composition du revenu et la nature des gains de pouvoir d’achat importent également dans la sensibilité de la réaction des consommateurs à ces gains. La propension à consommer n’est, en effet, pas la même selon le type de revenu car la composition de celui-ci, d’une part, et la propension à consommer, d’autre part, diffèrent selon le niveau de vie (cf. tableau 4)11 12.

Bardaji, Lequien et Poissonnier (2014)13 ne parviennent toutefois pas à mettre en exergue cet effet de composition dans la faiblesse de la progression de la consommation de 2008 à 2013. Pour les auteurs, les résultats obtenus « reflètent en partie l’hétérogénéité des agents, davantage que des propensions à consommer différentes selon le type de revenu ».

CONFIANCE DES MÉNAGES FRANÇAIS SUR LONGUE PÉRIODE
VARIATION ANNUELLE DU POUVOIR D’ACHAT DES MÉNAGES PAR UC ET ÉVOLUTION DE L’OPINION DES FRANÇAIS SUR LEUR NIVEAU DE VIE

En revanche, pour la Banque de France (2018, 2020)14 , la prise en compte, dans la fonction de consommation, de termes liés à la composition du RDB, en améliore bien la qualité : les évolutions du taux d’épargne depuis 2005 sont plus fidèlement reproduites. Les résultats obtenus sont les suivants :

« un choc sur les revenus salariaux ou les prestations, les autres revenus étant fixés, est consommé presque intégralement et le taux d’épargne est quasi inchangé » ;

« une baisse de prélèvements obligatoires est pour moitié consommée et pour moitié épargnée » ;

« pour les revenus financiers nets, les estimations suggèrent une propension à consommer proche de zéro, les chocs sur ces revenus affectant uniquement l’épargne ».

La Banque de France attire l’attention sur le fait que ces résultats « en moyenne » peuvent être affectés par la distribution des baisses d’impôts selon les niveaux de revenus15. Ainsi, la suppression de la taxe d’habitation pour les ménages les plus modestes (en trois étapes : 2018, 2019 et 2020) ou la revalorisation de la prime d’activité en 2019 devraient bénéficier d’une propension plus forte à être consommées. A contrario, les baisses de prélèvements sur les revenus du capital intervenues en 2018 devraient se traduire par une épargne durablement plus élevée.

CONFIANCE ET CONSOMMATION DES MÉNAGES FRANÇAIS

Sous cet angle, on comprend mieux la hausse du taux d’épargne en 2018 et 2019, et pourquoi et comment une partie des mesures de soutien au pouvoir d’achat a été épargnée. Suivant la même logique, on pouvait raisonnablement attendre, en 2020, un effet positif important sur la consommation après la baisse, en janvier, de l’impôt sur le revenu, ciblée sur les classes moyennes, potentiel effet annihilé par la crise de la Covid-19.

Taux de chômage, taux d’épargne : à front renversé

En théorie, l’effet du chômage sur la consommation est sans ambiguïté : lorsqu’il apparaît de manière significative dans les équations, son effet est négatif (positif si la variable expliquée est le taux d’épargne). Au-delà de son effet direct sur le revenu courant (capté par la variable de revenu ou de pouvoir d’achat), le chômage influe aussi sur les anticipations de revenu et les incertitudes entourant celui-ci : une hausse du chômage réduit les premières et augmente les secondes, conduisant à la constitution d’une épargne de précaution16.

De manière contre-intuitive, l’observation des graphiques 17 et 18 aboutit à un diagnostic opposé : la relation censément positive entre le taux de chômage et le taux d’épargne des ménages ne saute pas aux yeux. Ils semblent au contraire évoluer à front renversé. En niveau, on a bien un taux d’épargne structurellement élevé coïncidant avec un taux de chômage structurellement élevé. Mais, en variation, la corrélation entre les deux indicateurs apparaît plutôt négative : quand le taux de chômage monte, le taux d’épargne baisse.

Plus précisément, la relation est inconstante : il arrive que le taux de chômage et le taux d’épargne augmentent, comme attendu, de conserve (comme en 2009 en particulier) mais une telle évolution conjointe, à la hausse ou à la baisse, n’est pas systématique. Cela peut être juste une question de décalage temporel et d’avance de l’un ou de retard de l’autre. Une causalité à double sens existe en effet entre les deux variables : la causalité habituelle allant de la hausse du taux de chômage à celle du taux d’épargne (phénomène de l’épargne de précaution) et la causalité inverse où la hausse du taux d’épargne est un signal avancé d’un retournement de la conjoncture et précède la hausse du taux de chômage. En pratique, la relation entre taux de chômage et taux d’épargne est plus complexe que simple et plus équivoque que l’énoncé théorique.

2013 est un premier contre-exemple récent d’évolution en sens opposé du taux de chômage (à la hausse) et du taux d’épargne (à la baisse). Cette année-là, face au choc subi sur leur pouvoir d’achat, les ménages ont puisé, par choix ou par contrainte, dans leur épargne pour lisser et maintenir leur consommation.

En 2018 et 2019, la configuration est inverse à celle de 2013 : le taux d’épargne est orienté à la hausse alors que le taux de chômage est orienté à la baisse, et ce depuis la mi-2015. Il est possible que l’effet baissier du taux de chômage sur le taux d’épargne ait été plus que contrebalancé par les facteurs de hausse du taux d’épargne également à l’œuvre. Une autre interprétation, complémentaire, de cette insensibilité énigmatique du taux d’épargne à la baisse du taux de chômage est que celui-ci ne constitue pas en toutes circonstances une bonne mesure de l’incertitude sur le revenu. Celle-ci a pu être alimentée par d’autres sources, plus diffuses comme le mal-être social qui s’est manifesté dans la crise des « gilets jaunes » à la charnière de 2018 et 2019. Les grèves contre la réforme systémique des retraites à la charnière de 2019 et 2020 en sont aussi une expression. Le climat général d’incertitude, prégnant depuis quelques années, est également à prendre en compte.

Les ménages français seraient-ils ricardiens ?

La politique budgétaire de ces dernières années a aussi pu pousser à la hausse le taux d’épargne des ménages français. C’est, en effet, une source à la fois d’incertitudes et de comportements possiblement ricardiens. De manière simplifiée, un ménage est dit ricardien (par opposition à keynésien) si, face à une baisse d’impôts permanente, il augmente son épargne (et non sa consommation) au motif que la baisse d’aujourd’hui augmente implicitement les impôts dont il devra s’acquitter demain. Comme face au chômage, c’est une forme d’épargne de précaution, en prévision de la hausse future des impôts. L’effet positif attendu sur la croissance d’un stimulus budgétaire s’en trouve donc atténué voire annulé. À l’inverse, l’équivalence ricardienne a du bon face aux effets négatifs d’une consolidation budgétaire17.

Parmi ceux que nous avons lus, les travaux basés sur des données françaises aboutissent à des résultats contrastés : l’existence d’un effet ricardien est parfois rejetée, en tout cas avant la crise de 2008-200918, et parfois mise en évidence19 ; il est alors estimé de faible ampleur, jouant uniquement à court terme et se montrant sensible à la période d’estimation20. Pour Bardaji et alii (2014), le comportement ricardien des ménages dépendrait aussi de l’ampleur des variations du solde budgétaire : leur estimation suggère la présence de non-linéarités et une « réaction des ménages plus forte lorsque l’épargne publique connaît des variations importantes » et non significative dans le cas contraire.

Sur la base de ces résultats, il apparaît possible de considérer que, pour un motif ricardien, une partie des baisses d’impôts et autres mesures fiscalo-sociales de soutien au pouvoir d’achat de 2018-2019 ne soit pas venue en soutien de la consommation mais de l’épargne.

L’analyse se complique toutefois encore par le fait que, sur la période, il n’y pas eu que des mesures favorables au pouvoir d’achat : on compte aussi des mesures de financement. Que dire alors de leur effet sur la consommation : lequel l’emporte, le positif de l’hypothèse ricardienne ou le négatif de l’hypothèse keynésienne ? Au regard de l’évolution de la confiance et de la consommation des ménages en 2018 notamment, il semblerait que la réaction ait été plutôt keynésienne. Ce qui suggère une asymétrie dans la réaction des ménages, qui réagiraient plus négativement à une évolution défavorable de leur pouvoir d’achat que positivement à une évolution favorable.

Les effets positifs attendus sur la consommation de la politique budgétaire menée ces deux dernières années ont aussi pu être atténués par l’incertitude et la confusion engendrées par le calendrier, le nombre, la diversité et le mélange des mesures. La lisibilité et la compréhension de la politique budgétaire s’en sont trouvées réduites, et peut-être aussi sa crédibilité et donc son efficacité. La combinaison de mesures de rigueur et de relance, stratégie adoptée depuis 2014 d’ailleurs, se traduit par une réduction certaine du déficit budgétaire mais à pas comptés. Si effet ricardien il y a, il s’en trouve limité, dans un sens comme dans l’autre. Surtout, malgré les efforts et la réalité des chiffres, la réduction du déficit reste sujette à caution, ce qui n’est pas facteur de confiance faute d’une plus grande visibilité. De même, la réponse aux questions « Vais-je bénéficier d’une baisse d’impôt ? Si oui, de quelle ampleur ? Quand ? Est-elle pérenne ? » n’est pas évidente. La difficulté à s’y retrouver et à y croire, le manque de certitude et de clarté, de confiance une fois encore, ont pu jouer contre une réaction plus positive de la consommation des ménages aux différentes mesures de soutien à leur pouvoir d’achat.

L’importance de la confiance

La confiance est un élément déterminant de l’arbitrage entre consommation et épargne des ménages face aux variations de leur pouvoir d’achat. Elle renseigne « sur l’état d’esprit des ménages et leur envie de consommer » et permet de capter la part des anticipations non contenue dans les autres déterminants de la consommation21.

Lorsqu’on la regarde sur longue période, telle que mesurée par l’INSEE, une rupture de niveau est visible en 2008-2009 (cf. graphique 19), et coïncide avec la rupture de tendance observée pour la consommation et les gains de pouvoir d’achat. La confiance des ménages est nettement remontée entre 2012 et 2017, en restant toutefois à un niveau relativement bas par rapport à ses précédents points hauts. On peut relier cette évolution de la confiance à celle du regard des Français sur leur propre niveau de vie, tel qu’issu de l’enquête Conditions de vie et aspirations du Crédoc. D’après cette enquête, les Français sont effectivement, en 2019, nettement plus pessimistes qu’en 1979 : en 1979, ils étaient 46% à estimer que leur niveau de vie personnel s’était amélioré « depuis une dizaine d’années » ; en 2019, ce pourcentage est tombé à 24%22. Ce « ressenti » suit globalement les évolutions du pouvoir d’achat par UC et, résultat encourageant, il était en voie d’amélioration depuis 2017 (cf. graphique 20).

En 2018 et 2019, la confiance des ménages a connu des variations importantes. En 2018, elle a été affaiblie, et la consommation avec elle, par une succession de chocs. Elle a d’abord été entamée par les mesures fiscales entrant en vigueur en début d’année23. Les grèves dans les transports au deuxième trimestre 2018 ont ensuite contribué à prolonger sa détérioration. Au troisième trimestre, la baisse supplémentaire de la confiance peut être mise sur le compte de la morsure, sur le pouvoir d’achat, d’une inflation essentiellement énergétique, combinée à l’annonce, pour 2019, de la désindexation partielle des retraites, allocations familiales et aides au logement. Parmi les autres sources d’inquiétudes, on peut ajouter celles suscitées par l’entrée en vigueur, en janvier 2019, du prélèvement à la source et par les réformes en débat (retraites et assurance chômage).

Sur les derniers mois de l’année enfin, le recul de la confiance des ménages porte la trace du mouvement des « gilets jaunes ».

En 2019, la confiance des ménages est repartie à la hausse, franchement, portée, enfin, par les mesures de soutien au pouvoir d’achat, l’amélioration continue du marché du travail, et le reflux de l’inflation. Entre janvier et septembre, elle a enregistré une suite exceptionnelle de neuf mois d’amélioration. Fin 2019, elle avait rattrapé le terrain perdu en 2018 et était revenue légèrement au-dessus de sa moyenne de référence 100 : les ménages français faisaient alors preuve d’un optimisme mesuré. Confiants mais sans plus : leur consommation a été à l’avenant, elle s’est redressée mais sans faire d’étincelle (cf. graphique 21).

Faiblesse des taux d’intérêt et des effets richesse

Au regard de la faiblesse des taux d’intérêt et du niveau élevé des marchés boursiers ainsi que des prix immobiliers au cours des dernières années, on peut s’étonner de ce que la consommation des ménages français n’ait pas été plus dynamique. S’agissant de l’effet richesse, la réponse est simple, une fois n’est pas coutume. Les travaux récents mettent en évidence l’existence d’un tel effet mais, s’il est économétriquement significatif et robuste, il reste d’ampleur modeste24. Pour Chauvin et Damette (2010), une hausse de 1% de la richesse agrégée (financière et immobilière) entraîne une hausse de la consommation des ménages de l’ordre de 0,1% ou, selon la propension marginale à consommer (MPC), une augmentation de 1 euro de la richesse entraîne, à long terme, un accroissement compris entre 1 et 2 centimes de la consommation. Selon ces mêmes auteurs, l’effet de richesse financière (de l’ordre de 0,1% en élasticité, 4 centimes en MPC) est supérieur à l’effet de richesse immobilière (de l’ordre de 0,06% en élasticité, 2 centimes en MPC), tandis que l’effet de richesse agrégée est plus important à court terme (0,12% à l’horizon de deux trimestres) qu’à long terme (0,07%).

LE CHOC DE LA PANDÉMIE DE COVID-19 SUR LES DÉPENSES DE CONSOMMATION DES MÉNAGES EN BIENS

Les effets des taux d’intérêt sont, en revanche, ambivalents, deux effets opposés étant à l’œuvre : l’effet de substitution (qui induit une relation négative entre les variations de taux et la consommation) et l’effet de revenu (relation positive). Dans le cas qui nous intéresse, une baisse des taux d’intérêt constitue donc à la fois un soutien (effet de substitution) et un frein (effet revenu) à la consommation, et inversement s’agissant de l’épargne. Dans les estimations sur données françaises, l’effet de substitution tend à l’emporter sur l’effet de revenu. Mais on ne peut exclure que ce dernier ait gagné en importance et en influence négative à mesure que la période de taux d’intérêt bas se prolongeait.

Il s’agit toutefois d’un raisonnement en moyenne, masquant l’hétérogénéité des comportements et des situations des ménages. Par exemple, les ménages aisés disposent de davantage de revenus financiers que les ménages modestes mais ont une propension à consommer plus basse25 : pour ces ménages, et donc au global, l’effet de revenu semble en définitive assez faible.

C’est ainsi que Dossche et alii (2018)26 défendent l’efficacité de la politique monétaire de la BCE. Certes, en regardant l’évolution des intérêts versés et reçus par les ménages, ils constatent, pour la France, une diminution de même ampleur sur la période 2008-2017, donc pas d’effet négatif ou positif de la baisse des taux sur ce poste du RDB ni donc sur la consommation. Mais, pour ces auteurs, il y a bien un effet positif car « la baisse des taux d’intérêt a opéré une redistribution des épargnants nets vers les emprunteurs nets. Ces derniers ayant généralement une propension à consommer plus forte que les épargnants nets, ce canal de redistribution de la baisse des taux d’intérêt favorise la consommation agrégée ».

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On peut aussi accoler à la consommation des ménages en 2019 l’image d’un rebond contrarié, qui s’arrête en bon chemin, et dont on ne saura jamais s’il aurait pris, comme attendu, de l’ampleur en 2020. Le choc récessif massif provoqué par la pandémie de Covid-19 est, en effet, passé par là. Le graphique 22 illustre bien son ampleur : en deux mois, mars et avril 2020, les dépenses de consommation des ménages en biens sont revenues un peu plus de vingt ans en arrière, à leur niveau de la fin des années 1980. Ce plongeon a été suivi d’un rebond tout aussi spectaculaire, la consommation de biens récupérant, en deux mois, en mai et juin, le terrain perdu et même plus puisqu’elles dépassaient de 2,7%, en juin, leur niveau de février.

Aussi encourageant soit-il, ce rebond est toutefois largement mécanique et il ne nous dit rien de l’après, du taux de croissance qui s’établira une fois l’effet de rattrapage dissipé. Il doit également être relativisé par le fait qu’il ne concerne que les dépenses en biens (50% de la consommation finale des ménages), moins impactées par la crise sanitaire et les contraintes de distanciation qui s’ensuivent que la consommation de services (transports, hébergement-restauration, activités récréatives, commerce) qui pèsent pour 33% de la consommation finale, et dont le retour à la normale prendra plus de temps, s’il advient.

Y aura-t-il un avant et un après 2020 comme il y a un avant et un après 2008 ? Quelles répercussions la crise de la Covid-19 va-t-elle avoir sur les modes de consommation et sa croissance ? Le débat est ouvert et le champ des possibles est grand : plus de commerces de proximité, de circuits courts, de bio, de local, de ventes en ligne ? Moins de sorties, de loisirs, de déplacements, de voyages à l’étranger ? Rupture, prolongation, adaptation ou accélération des tendances préexistantes ? Plus d’épargne, moins de consommation ? Fin de la société de consommation, de la consommation de masse ? Avènement d’une consommation responsable ? Autant de questions à suivre pour de futurs travaux de recherche.

1 Toutes les données commentées dans cet article sont issues des comptes nationaux disponibles à la mi-juin 2020.

2 Deux étaient prévisibles mais ont été très perturbants (les hausses d’impôts au premier trimestre, l’introduction de la nouvelle norme anti-pollution WLTP – Worldwide harmonized Light vehicles Test Procedures – au troisième) ; trois autres étaient imprévisibles (douceur hivernale et grèves dans les transports au deuxième trimestre, mouvement des « gilets jaunes » au quatrième).

3 Exceptionnellement, nous utilisons ici les données de la consommation privée (ménages plus ISBLSM, institutions sans but lucratif au service des ménages) faute de disposer, pour la zone euro, de la seule consommation des ménages, le champ retenu dans cet article. En France, cela ne fait pas de différence au niveau des taux de croissance.

4 Pour en savoir plus, cf. Joan Sanchez-Gonzalez (2016), En 2015, la collectivité prend en charge un quart de la consommation des ménages, INSEE Première, n°1618, septembre

5 Pour en savoir plus, Cinquante ans de consommation des ménages, collection INSEE Références, édition 2009

6 Pour en savoir plus, Gaëlle Gateaud, Sylvain Heck, Brigitte Larochette, Nathalie Morer, Joan Sanchez-Gonzalez, Philippe Serre et Thomas Veaulin (2015), Depuis la crise de 2008, les ménages réduisent leurs achats de biens et services les plus faciles à couper ou reporter, in L’Economie française, édition 2015, INSEE Références.

7 Mesurée par la variation du déflateur de la consommation, proche de celle de l’indice des prix à la consommation.

8 Mikael Beatriz, Thomas Laboureau et Sylvain Billot, 2019, Quel lien entre pouvoir d’achat et consommation des ménages en France aujourd’hui ? Une analyse par catégorie de ménages et par fonction de consommation, note de conjoncture INSEE, juin.

9 Marie-Emmanuelle Faure, Hélène Soual et Clovis Kerdrain (2012), La consommation des ménages dans la crise, Note de conjoncture INSEE, juin.

10 Michèle Lelièvre et Nathan Rémila (2018), Dépenses pré-engagées : quel poids dans le budget des ménages ?, Dossiers de la DREES, n°25, mars.

11 On rappellera, s’il le faut, que la propension à consommer est décroissante avec le niveau de vie.

12 Cf. les travaux de Xavier Bonnet et Hélène Poncet (2004), Structures de revenus et propensions différentes à consommer, Document de travail, INSEE, décembre.

13 José Bardaji, Matthieu Lequien, Aurélien Poissonnier (2014), La consommation des ménages français depuis 2009 : rôle du système fiscalo-social, in L’économie française, édition 2014, INSEE Références.

14 Banque de France (2018), Projections macroéconomiques pour la France, encadré « Composition du revenu, taux d’épargne et consommation des ménages », septembre, et article complet de Jean-François Ouvrard et Camille Thubin (2020), « La composition du revenu aide à comprendre l’évolution du taux d’épargne des ménages en France », bulletin de la Banque de France, n°227/9, janvier-février.

15 Banque de France (2019), Projections macroéconomiques pour la France, encadré « Des gains de pouvoir d’achat initialement affectés à l’épargne et une accélération de la consommation progressive dans le temps », juin.

16 Pour ne citer que trois références parmi une littérature abondante, cf. : Faure et alii (2012), déjà cité dans la note de bas de page n°9 ; Céline Antonin, Mathieu Plane, Raul Sampognaro (2017), Les comportements de consommation des ménages ont-ils été affectés par la crise de 2008 ? Une analyse économétrique de cinq grands pays développés, Revue de l’OFCE, n°151 ; Ashoka Mody, Franziska Ohnsorge et Damiano Sandri (2012), Precautionary Savings in the Great Recession, IMF Working Paper n°12/42, février.

17 Avec un multiplicateur négatif et beaucoup de confiance, l’austérité peut même être expansionniste (théoriquement et sous de multiples conditions ; empiriquement, c’est nettement plus compliqué à prouver).

18 Antonin et alii (2017), déjà cité dans la note de bas de page n°16.

19 Mody et alii (2012), déjà cité dans la note de bas de page n°16 ; Karine Berger et Aurélien Daubaire (2003), L’évolution du taux d’épargne des ménages dans quelques pays de l’OCDE : une interprétation basée sur les déterminants de moyen terme, Revue d’économie politique, vol. 113, novembre-décembre.

20 Henri Fraisse (2004), Du nouveau sur le taux d’épargne des ménages français ?, Bulletin de la Banque de France, n°130, octobre ; Bardaji et alii (2014), déjà cité dans la note de bas de page n°13.

21 Termes repris de Bardaji et alii (2014), op. cit..

22 Lucie Brice Mansencal, Patricia Croutte, Sandra Hoibian, avec la collaboration de Victor Prieur (2019), En quarante ans : plus de liberté, mais aussi plus d’inquiétudes, in France, portrait social, édition 2019, INSEE Références.

23 Les hausses d’impôts au premier trimestre 2018 (CSG, fiscalité sur le tabac et les carburants) l’emportant sur les baisses (transformation de l’ISF en IFI, PFU, baisse des cotisations salariales maladie et chômage).

24 Valérie Chauvin et Olivier Damette (2010), Effets de richesse : le cas français, Economie et Statistique, n°438-440 ; Antonin et alii (2017), op. cit..

25 Le taux d’épargne des ménages appartenant au 5e quintile est de l’ordre de 30% contre un taux d’épargne moyen de l’ensemble des ménages de 16% en 2017.

26 Maarten Dossche, Magnus Forsells, Luca Rossi et Grigor Stoevsky (2018), La consommation privée et ses déterminants dans la phase d’expansion économique en cours, Bulletin économique de la BCE, n°5.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE