Le marché du travail français ne cesse de surprendre favorablement avec 42 000 créations nettes d’emplois au 1er trimestre 2023 selon l’Insee, dans une économie qui montre pourtant, depuis plus d’un an, de nombreux signes de refroidissement. Cette résistance du marché du travail n’est pas anormale puisque ce dernier a bénéficié d’effets de rattrapage post-Covid, notamment dans les services marchands. Toutefois, alors que plusieurs dynamiques se sont grippées, notamment dans le bâtiment, une détérioration pourrait intervenir sur le marché du travail.
La situation du marché du travail est décisive pour éviter une récession. En effet, la crainte du chômage et la progression des salaires sont essentiels pour les ménages car ces deux éléments conditionnent leur pouvoir d’achat et leur taux d’épargne. De fait, la rétention de main d’œuvre qui pourrait caractériser le marché du travail, en cas de dégradation mesurée de la demande, permettrait d’éviter une récession. Il est en effet assez rare qu’une récession ne s’accompagne pas d’une contraction de l’emploi (graphique 1).
Plusieurs arguments fondamentaux expliquent la persistance d’un nombre significatif de créations d’emplois en ce début d’année 2023. Le manque de main d’œuvre reste le premier facteur limitant la production dans des secteurs clés, notamment dans la construction (graphique 2). Les premiers signes d’une prochaine détérioration sont pour autant notables puisque les contraintes liées à la demande augmentent.
De fait, l’enquête mensuelle de conjoncture de l’Insee ne montre pas encore de signaux plus larges de détérioration de l’emploi. Depuis début 2022, ce dernier a bien subi des accrocs, que cette enquête révèle, mais ils sont restés concentrés sur certaines composantes et se sont dissipés avant de se propager. Ainsi, le 1e semestre 2022 a vu un repli de l’emploi intérimaire (graphique 3), un élément qui, par le passé, a souvent précédé une détérioration plus généralisée de l’emploi salarié, comme en 2007-08 ou en 2011-12. Toutefois, cette tendance touchant l’intérim s’est inversée avant même que l’emploi salarié ne montre de véritables signes de détérioration.
On pourrait objecter que le marché du travail a continué de bénéficier d’effets de rattrapage post-Covid en 2022 et a accompagné le rebond de l’activité dans les services. Ainsi, la production de services a crû de telle manière qu’elle a retrouvé fin 2022 le niveau qu’elle aurait atteint si sa tendance de croissance pré-Covid s’était poursuivie (graphique4). L’emploi dans les services marchands a bénéficié de cet effet de rattrapage qui paraît désormais matérialisé. En parallèle, l’industrie et la construction ont connu une bonne année 2022. Cela leur a permis de rattraper une partie de leur retard dans la mise en œuvre des carnets de commande, conduisant les entreprises de ces secteurs à restocker. Là encore, l’emploi a bénéficié de cette dynamique pour continuer de progresser.
Un autre accroc a été dû au risque d’une récession pendant l’automne et l’hiver 2022, en lien avec de possibles pénuries d’énergie, ce qui a conduit une partie de l’industrie à ralentir sa production. Cet élément a notamment affecté la sous-traitance et expliqué la perte de dynamisme des créations d’emplois dans les services marchands au 4e trimestre. L’accroc aura été, là encore, de courte durée puisque ce secteur a vu ses créations d’emplois repartir nettement à la hausse au 1er trimestre 2023, en parallèle d’un rebond marqué de la production de services. En conséquence, les services marchands (hors intérim) ont créé 58 000 emplois au 1er trimestre 2023, retrouvant un rythme de création proche de celui du 3e trimestre (contre 18 000 créations au 4e).
La dynamique récente de l’emploi intérimaire pourrait constituer un nouveau signal négatif (graphique 3). Ce marqueur d’un ralentissement sur le marché du travail entraînera-t-il cette fois l’emploi salarié classique ? La détérioration récente des enquêtes de conjoncture constitue une nouvelle alerte puisqu’elle concerne à la fois l’industrie et les services[1], même si elle reste relative.
Un examen par secteurs des données d’enquêtes concernant l’emploi montre que la situation du commerce de détail est dégradée depuis près de 5 ans, avec une succession de défis majeurs pour le secteur : des manifestations des gilets jaunes à l’inflation de 2022-23, en passant par la période de Covid-19. Il s’agit d’éléments spécifiques à ce secteur, qui n’ont, toutefois, pas engendré une diminution de l’emploi, mais plutôt une croissance inférieure à la normale de ce dernier.
L’évolution du secteur de la construction pourrait, en revanche, préfigurer la fin des « jours heureux ». L’enquête de conjoncture de l’Insee portant sur le gros œuvre montre ainsi une détérioration franche des balances d’opinion sur l’emploi, tant en termes de tendance passée que de tendance prévue des effectifs. Elle est cohérente avec des contraintes de demande qui sont désormais plus conséquentes, pour la construction de bâtiment comme pour les travaux publics (graphique 2), à la différence des travaux de construction spécialisés, qui bénéficient de la rénovation thermique des bâtiments (un élément qui n’est pas conjoncturel). Au global, le secteur a subi au 1er trimestre 2023 ses premières destructions d’emplois (3 000 unités) depuis le 4e trimestre 2016.
Cette convergence d’éléments plus négatifs suggère qu’une transition serait engagée, et qu’elle pourrait concerner davantage de secteurs dans les mois qui viennent, la montée en puissance des contraintes de demande préfigurant ainsi une détérioration de l’emploi. Toutefois, les difficultés récemment rencontrées par les entreprises, lorsqu’elles ont cherché à recruter, militent davantage pour une stabilisation de l’emploi à partir du 2nd semestre que pour une baisse.
Quelle croissance du PIB devrait accompagner ce possible refroidissement du marché du travail ? Une stagnation est plus plausible qu’une récession. Le fait que l’emploi ne se contracte pas limiterait la remontée du chômage. Ainsi, la crainte du chômage telle que perçue par les ménages n’atteindrait pas les niveaux connus lors de précédentes récessions (graphique 5), permettant ainsi d’éviter un repli additionnel de leur consommation.
Stéphane Colliac