La croissance de l’Inde ralentit. La consommation des ménages est molle, pénalisée par une faible progression des salaires réels et une hausse de la charge de la dette, et les investissements privés sont faibles. Au vu de son faible degré d’ouverture, l’Inde sera peu affectée par la hausse des tarifs douaniers américains, mais ne devrait pas être épargnée. Ses marges pour négocier avec l’administration Trump sont limitées. Toutefois, son marché intérieur est vaste et permet une diversification de la production en Asie. Pour tirer profit de la guerre commerciale sino-américaine, l’Inde devra rapidement palier les contraintes structurelles qui pèsent sur le développement de son industrie. Mais les marges de manœuvre du gouvernement pour faire avancer les réformes à court terme sont très limitées.
Des prévisions de croissance en baisse Selon les prévisions d’avril 2025 du FMI, l’Inde devrait afficher le taux de croissance le plus élevé d’Asie émergente au cours des trois prochaines années (6,3% en moyenne). L’Inde sera l’un des pays d’Asie les moins affectés par la hausse des tarifs douaniers américains compte tenu de sa faible intégration dans le commerce mondial. Cependant, en dépit de prévisions enviables, la croissance de l’Inde a décéléré par rapport à la période 2015-2019 (7,4% en moyenne) et ne suffit pas à accroître sensiblement le niveau de revenu par tête et à créer suffisamment d’emplois pour réduire le taux de chômage des jeunes (15,5% en 2023 selon la Banque mondiale).
Inde : croissance économique
L’Inde est confrontée au ralentissement de sa demande intérieure (principal moteur de sa croissance). Alors que la consommation des ménages ruraux a soutenu la croissance au cours des douze derniers mois, la consommation des ménages urbains a ralenti conjointement à la décélération des salaires réels et à la hausse du service de leur dette (qui s’est élevé en moyenne à 7,3% de leur revenu disponible pour l’année budgétaire 2024/2025). Leur dette, estimée à 42,1% du PIB selon la Banque des règlements internationaux, reste toutefois modeste. Bien que les indices de confiance des consommateurs se soient légèrement repris en début d’année, et que la décélération des pressions inflationnistes et l’assouplissement monétaire plaident en faveur d’un rebond de la demande intérieure, les risques baissiers restent importants. Selon les données du Centre for Monitoring Indian Economy (CMIE), la hausse des salaires dans les entreprises cotées a continué de décélérer au T1 2025 (+4,8%) pour n'atteindre que 1% en termes réels. En revanche, la consommation des ménages ruraux devrait rester robuste. La mousson devrait être légèrement supérieure à la normale (selon les premières prévisions de l’India Meteorological Department ).
Prévisions économiques de l'Inde
Les investissements publics, qui avaient soutenu la croissance en 2021/2022 et 2022/2023, ont ralenti en 2023/2024 et 2024/2025 (année budgétaire achevée fin mars 2025). Les investissements privés, déjà faibles (11,3% du PIB pour l’année 2023/2024), n’ont pas accéléré. Pour l’année budgétaire 2025/2026, aucun rebond significatif n’est à attendre car les très fortes incertitudes liées à la politique commerciale américaine et à ses répercussions sur les surcapacités de production chinoises vont inciter les entreprises indiennes à la plus grande prudence.
Assouplissement monétaire Dans un contexte de désinflation (la hausse des prix a été limitée à +2,8% en g.a. en mai, soit un rythme inférieur à la cible de 4% +/- 1pp pour le quatrième mois consécutif), la Banque centrale indienne (Reserve Bank of India , RBI) a débuté son cycle d’assouplissement monétaire en février dernier. En dépit de la volatilité de la roupie (limitée par les importantes interventions de la RBI sur les marchés des changes), deux autres baisses des taux ont eu lieu en avril et juin dernier de respectivement 25pb et 50pb (le taux repo a été réduit à 5,5%). Mais cet assouplissement monétaire ne s’est pas encore traduit par une réduction des taux sur les nouveaux prêts lesquels ont, au contraire, fortement augmenté en termes réels (+200pb depuis décembre 2024). Par ailleurs, même si la baisse des taux devrait soutenir la demande intérieure, elle va peu alléger la charge de la dette des ménages les plus fragiles, dont la hausse de la dette a résulté principalement d’une hausse des prêts non garantis à taux fixes.
En dépit de la légère hausse des risques de crédit (mise en exergue par l’augmentation du ratio de défaillance notamment pour les crédits aux ménages non garantis), le secteur bancaire devrait rester solide. Les ratios de créances douteuses ont continué de baisser en 2024 (à 2,5% en décembre 2024), les ratios de solvabilité sont confortables (16,4%) et les provisions couvraient 77% des créances douteuses au T3 2024. Les sociétés financières non bancaires sont les organismes de crédit les plus exposés au ralentissement économique et aux risques de défaut des ménages les plus modestes ayant contracté des crédits sans garantie. Bien que leurs capitaux propres soient globalement suffisants pour faire face à une hausse du risque de crédit (le ratio de solvabilité s’élevait à 27,2% au T3-2024), elles ne pourraient pas toutes respecter les ratios réglementaires en cas de choc (même modéré) sur l’économie contrairement aux banques, d’après les derniers stress-tests de la RBI.
Quelles marges de négociation avec D. Trump ? Les États-Unis sont le premier partenaire commercial à l’exportation de l’Inde (18,3% des exportations de biens en 2024). Avant l’annonce par le gouvernement Trump de la hausse des droits de douane américains, le 2 avril dernier, le taux effectif sur les produits indiens était de seulement 2,4%. Si aucun accord n’était signé entre les deux pays d’ici le 9 juillet, le taux effectif pourrait être relevé à 18,8% (en incluant la hausse des tarifs sur l’automobile, l’acier et l’aluminium).
La hausse des tarifs pourrait coûter jusqu’à 0,3pp de PIB à l’économie indienne (toutes choses égales par ailleurs), compte tenu de la part de la valeur ajoutée incluse dans les exportations indiennes à destination des États-Unis (85% de la valeur des produits exportés), et en supposant une élasticité des exportations aux tarifs douaniers de 1.
Les marges de manœuvre du gouvernement Modi pour négocier avec l’administration Trump sont limitées mais pas nulles. L’Inde n’est pas un partenaire commercial stratégique pour les États-Unis, contrairement à la Chine : les importations en provenance d’Inde ne représentent que 2,7% des importations de biens des États-Unis et 4,7% de leurs importations de services. Bien que l’Inde soit un gros fournisseur de produits textiles, de fibres végétales (notamment pour le papier) ainsi que de produits de joaillerie, ces produits sont facilement substituables. Ses marges de négociation sur les autres produits exportés sont encore plus limitées.
En effet, même si les exportations de produits pharmaceutiques et de téléphones constituent 13,9% et 9,9% de ses exportations totales vers les États-Unis, l’Inde ne fournit que 6% et 7,8% respectivement des produits pharmaceutiques et des téléphones importés par les États-Unis. Mais l’Inde pourrait offrir au gouvernement américain un accès privilégié à son marché intérieur. En 2023, le taux effectif sur les produits américains importés atteignait 9,6%. Les tarifs douaniers étaient particulièrement élevés pour les produits alimentaires (39,3%) et les véhicules automobiles (21,3%).
Par ailleurs, selon l’UNCTAD, 74% des importations indiennes étaient concernées par des barrières non tarifaires en 2024. Le gouvernement américain pourrait aussi faire pression sur l’Inde pour que le pétrole américain se substitue au pétrole russe, bien que ce ne soit pas optimal pour l’Inde pour des raisons de coûts (prix du pétrole brut et coûts de transport) et de nature du pétrole importé. Le gouvernement indien avait déjà avancé l’idée, en mars dernier, d’accroître ses achats de gaz américain.
Enfin, la question se pose de savoir dans quelle mesure l’Inde pourrait profiter de la réorganisation des chaînes de valeurs en Asie. Elle présente de nombreux avantages sur les autres pays d’Asie en raison de de sa croissance forte, de son poids démographique élevé, d’une main d’œuvre diplômée nombreuse (119 millions d’Indiens ont fait des études supérieures en 2024 selon l’Organisation internationale du travail) et de ses salaires très compétitifs.
Elle pourrait devenir encore plus attractive si ses droits de douane aux Etats-Unis étaient (effectivement) inférieurs à ceux des autres pays d’Asie. Cependant, d’une part, le gouvernement Trump a formulé des menaces à l’encontre des entreprises américaines qui chercheraient à s’implanter en Inde ; d’autre part, le pays présente aussi de nombreux inconvénients. À ce jour, ses capacités de production dans le secteur manufacturier sont trop peu développées pour faire du pays la nouvelle usine du monde.
La valeur ajoutée dans l’industrie manufacturière ne s’élève qu’à 12,5% du PIB. Les contraintes structurelles, qui pèsent sur les investissements étrangers et pénalisent le développement de son industrie, restent fortes. En témoigne le faible niveau d’IDE, qui n’a cessé de baisser (en nominal et rapporté au PIB) depuis 2021. Les flux d’IDE reçus par l’Inde ont atteint en 2024 le plus faible niveau enregistré depuis 15 ans (0,7% du PIB), et ce en dépit des multiples incitations fiscales en faveur des entreprises étrangères.
Inde : les flux nets d'IDE restent faibles
À titre de comparaison, les IDE reçus par le Vietnam s’élevaient à 4,2% du PIB en 2024. Même si les flux d’IDE sont faibles, et principalement concentrés dans les services (notamment informatiques), ils ont permis à l’Inde d’accroître ses parts de marché à l’exportation, en particulier sur les téléphones portables.
L’Inde reste trop peu intégrée dans le commerce mondial et en particulier en Asie. La Chine est son principal fournisseur (15,5% de ses importations), mais elle exporte relativement peu vers l’ensemble des pays d’Asie (9,5% vers l’ASEAN-6 et 3,4% vers la Chine). De même, la part des investissements asiatiques en Inde (hors investissements en provenance de Singapour) est faible. Mais à défaut de développer ses liens commerciaux et financiers avec les pays d’Asie, l’Inde a accru ses échanges avec les États-Unis. Les montants investis restent modestes mais leur part dans les flux reçus par le pays a sensiblement augmenté au cours des cinq dernières, et atteignent en moyenne 14,9% des flux reçus (contre 6,9% sur la période 2015-2019).
Pour profiter des ajustements à venir du commerce mondial, le gouvernement Modi doit impérativement lever les barrières protectionnistes à l’entrée. Les récents accords de libre échange et de partenariat économique vont dans ce sens ; c’est le cas notamment de celui signé avec le Royaume-Uni en mai dernier, qui pourrait entrer en vigueur dans un an, et de celui en cours de négociation avec l’UE, qui pourrait être conclu en décembre prochain.
Mais ils ne seront pas suffisants si les réformes pour libéraliser le pays n’accélèrent pas. Or, la réforme sur le marché du travail, adoptée en 2020, ne devrait pas être appliquée avant 2026 (au mieux) et celle sur l’acquisition des terres n’a toujours pas été votée au Parlement. L’obligation pour N. Modi de négocier avec les petits partis de sa coalition réduisent ses marges de manœuvre pour libéraliser son économie.
Achevé de rédiger le 13 juin 2025