Les entreprises de la zone euro font état de pénuries records de main-d’œuvre. Si celles-ci sont en partie de nature cyclique, certains facteurs structurels interviennent. D’après l’enquête annuelle 2020 de la BEI sur les investissements, la disponibilité de personnel qualifié arrive en deuxième position des principaux facteurs pesant sur les décisions d’investissement à long terme dans la zone euro. Les pénuries structurelles de main-d’œuvre pèsent sur la croissance du PIB, en affectant la formation de capital, l’innovation et la productivité. La politique économique et, surtout, l’éducation, qui inclut la formation professionnelle tout au long de la vie, ont un rôle essentiel à jouer pour qu’à l’avenir, les qualifications soient en adéquation, en quantité et en qualité, avec les besoin du marché de travail.
Les entreprises de la zone euro font état de pénuries records de main-d’œuvre, dues à la forte reprise économique qui a suivi la récession profonde et brutale de l’année dernière. Les déséquilibres sectoriels entre l’offre et la demande de main-d’œuvre n’y sont pas étrangers, certains salariés ayant quitté, peut-être définitivement, des secteurs tels que les transports, le tourisme et les loisirs qui ont, plus que d’autres, pâti des mesures de confinement.
Le manque de personnel peut ralentir la croissance — c’est le cas, semble-t-il, aujourd’hui — et entraîner une accélération de la hausse des salaires[1]. Cependant, les pénuries de main-d’œuvre peuvent aussi être dues à des facteurs structurels, comme la taille et les qualifications de la population active. Le vieillissement démographique est un déterminant majeur du premier de facteur, dans la mesure où il entraîne une diminution nette de la population active, les cohortes partant à la retraite étant plus nombreuses que celles qui entrent sur le marché du travail. Ces pénuries peuvent également être liées à une inadéquation des qualifications. Les entreprises peinent ainsi à recruter des personnes ayant le bon profil. Proposer une rémunération globale supérieure aux conditions du marché peut constituer une solution pour l’entreprise, mais cela revient à déplacer le problème au détriment des entreprises qui voient leur personnel partir. Celles-ci n’ont alors d’autre choix que d’accepter un certain niveau d’inadéquation des qualifications, en recrutant des personnes surqualifiées ou sous-qualifiées.
Pour des raisons de déficit de main-d’œuvre qualifiée, un nombre élevé d’emplois vacants peut coexister avec un chômage structurel élevé. Cela s’accompagne d’un coût humain — le poids psychologique du statut de chômeur — ainsi que d’un coût économique — le coût d’opportunité puisque quelqu’un privé d’emploi perd des compétences, ce qui accroît sa difficulté à retrouver un emploi.
Les pénuries structurelles de main-d’œuvre peuvent freiner la croissance potentielle du PIB par leur impact sur la formation de capital, l’innovation et la productivité. L’enquête annuelle de la Banque européenne d’investissement (BEI) sur les investissements, réalisée l’année dernière, a fait ressortir les facteurs qui influencent les décisions d’investissement à long terme (graphique1). Pour l’ensemble de l’UE, le premier sujet de préoccupation des entreprises est l’« incertitude » (83,4 %), la « disponibilité de personnel ayant les bonnes compétences » venant juste après (73,5 %). Sur un échantillon 30 observations (29 pays ainsi que l’UE), dans 76 % des cas la disponibilité du personnel est citée en premier ou en second lieu parmi les facteurs pesant sur les investissements. Dans la mesure où ce facteur réduit effectivement le volume des investissements, cela pourrait finir par peser sur la croissance potentielle. La démonstration empirique de cet impact reste, néanmoins, complexe. Les pénuries de main-d’œuvre qualifiée, telles que signalées dans les enquêtes auprès des entreprises, peuvent être principalement de nature conjoncturelle et traduire une croissance économique robuste, qui s’accompagnerait d’une croissance plus forte de la productivité. Même dans une perspective de plus long terme, ces pénuries peuvent refléter les bonnes performances structurelles de ces pays, et le fait qu’ils soient particulièrement efficients et productifs. Une étude de la Commission européenne conclut à ce sujet que : « nous ne sommes pas en mesure d’isoler l’impact potentiellement négatif des pénuries de main-d’œuvre qualifiée sur la base de notre analyse au niveau agrégé. Des analyses micro-économétriques basées sur des données au niveau des entreprises pourraient être plus appropriées pour mesurer cet impact »[2]. D’autre part, une étude portant sur le Royaume-Uni pour la période 2008-2014 « révèle un effet direct négatif des pénuries de main-d’œuvre qualifiée sur la productivité des entreprises »[3] et fait par ailleurs ressortir des retombées négatives sur les industries connexes et les régions environnantes.
Du fait des pénuries de main-d’œuvre qualifiée, il pourrait aussi être plus compliqué de répondre aux nouveaux défis que doivent relever les économies comme la transition verte ou la révolution numérique, en raison de la demande de compétences spécifiques qu’ils induisent. Cependant, s’agissant de la transition verte, et sur base de l’enquête de la BEI mentionnée plus haut, les entreprises ne semblent pas (encore) s’inquiéter outre-mesure. Parmi les « facteurs qui ont un impact sur l’investissement dans les activités visant à lutter contre les effets des événements climatiques et à réduire les émissions », l’inquiétude portant sur la disponibilité de personnel qualifié se classe, en moyenne, à la quatrième place sur cinq (graphique 2).
Avec le vieillissement de la population, les personnes quittant le marché du travail seront plus nombreuses que les jeunes qui entrent, ce qui devrait, ceteris paribus, faire baisser le taux de chômage. Encore faut-il que les compétences disponibles soient adaptées à l’évolution des besoins. À défaut, nous risquons de tomber dans le piège d’une croissance molle et d’un chômage structurel élevé, qui grèveraient les finances publiques et exerceraient des pressions sur la société en accroissant les inégalités. La politique économique et, surtout, l’éducation, qui inclut la formation professionnelle, ont un rôle essentiel à jouer pour relever ce défi. Par ailleurs, la formation professionnelle tout au long de la vie pourrait permettre de garder les travailleurs âgés longtemps dans l’emploi, réduisant ainsi les pressions sur le marché du travail et sur les régimes de retraite.