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Les filiales à l’étranger, rouage essentiel de l’industrie japonaise

08/06/2022
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VENTES RÉALISÉES PAR LES FILIALES JAPONAISES À L’ÉTRANGER (EN % DES VENTES TOTALES)*

Au moment où le débat autour du concept de démondialisation prend de l’ampleur, il est intéressant de se pencher sur le cas du Japon où beaucoup d’entreprises industrielles ont fait le choix de s’implanter à l’étranger. Le sujet est d’actualité, étant donné la baisse significative du yen et les tensions géopolitiques grandissantes en Asie. Ces facteurs pourraient aller dans le sens d’une réorganisation des outils de production japonais à moyen et long terme.

Au cours des dernières décennies, les entreprises manufacturières japonaises ont développé une partie plus importante de leurs activités à l’étranger. Selon les premières estimations du ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (METI), les ventes réalisées par leurs filiales à l’étranger s’élevaient, en 2021, à Y132 trilliards (USD1 trilliard).

C’est près d’un quart (22,3%) des ventes totales des entreprises japonaises, si l’on additionne les ventes des filiales à l’étranger avec celles réalisées par les entreprises japonaises implantées sur le territoire national (cf. graphique 1).[1] La progression au cours des trente dernières années est impressionnante, puisque leur part n’atteignait que 10% au début des années 2000 et 5% en 1990. Elle s’est néanmoins stabilisée depuis 2014.

Plusieurs facteurs ont incité les entreprises japonaises à renforcer leur présence à l’étranger. L’appréciation progressive du yen, entre le début des années 1980 et 2012 (date du lancement du programme Abenomics et d’une nouvelle phase de dépréciation de la devise japonaise)[2], a constitué un premier élément clé, mais ce n’est pas la seule explication.

Selon une enquête du METI conduite en juillet 2018[3], les entreprises ont souhaité se rapprocher des marchés locaux où la « demande est soutenue, ou espérée le devenir » (taux de réponse à 68,6%) afin de compenser une croissance de la demande structurellement faible au Japon[4]. Le coût et la qualité de la main d’œuvre étrangère ont joué un rôle moindre selon ce même sondage (16,0%). L’extension des chaînes de production mondiales et l’imbrication de l’économie japonaise dans celles-ci ont également motivé l’implantation de l’activité hors des frontières.

L’ampleur du phénomène diffère néanmoins selon les secteurs. Les entreprises de l’industrie automobile, des équipements électroniques de l’information et de la communication ont davantage développé leurs outils de production à l’étranger, que celles dans les secteurs de l’alimentation, de la métallurgie et du pétrole et charbon (cf. graphique 2).

La plupart des produits vendus par les filiales japonaises à l’étranger sont destinés à la région d’implantation : près des trois quarts des ventes des filiales en 2021. Le quart restant est réalisé à l’extérieur de la zone d’implantation, principalement au Japon.

VENTES RÉALISÉES PAR LES FILIALES JAPONAISES À L’ÉTRANGER (EN % DES VENTES TOTALES, 2019)*

La .Chine, principale zone de l'importation

Les entreprises japonaises ont essentiellement renforcé leur présence en Asie (cf. graphique 3), et plus particulièrement en Chine. À la fin des années 1990, les ventes réalisées par les filiales japonaises installées en Chine représentaient seulement entre 5% à 6% des ventes totales des filiales japonaises à travers le monde[5]. Ce chiffre a été multiplié par cinq en l’espace de vingt ans, un pic (24,6%) ayant été atteint en 2021.

L’implantation en Chine s’est faite de pair avec le renforcement des échanges bilatéraux entre Tokyo et Pékin. Depuis 20 ans, ces échanges (exportations et importations combinées) ont doublé, alors que les échanges entre le Japon et les États-Unis ont baissé de 20 points de pourcentage (cf. graphique 4). 2001 constitue un point de bascule important avec l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce.

RÉPARTITION DES VENTES DES FILIALES JAPONAISES À L’ÉTRANGER (% DES VENTES TOTALES)
ÉCHANGES BILATÉRAUX DE BIENS DU JAPON (% TOTAL EXPORTATIONS ET IMPORTATIONS)

En Chine, l’industrie automobile est de loin le secteur où les entreprises japonaises sont le plus présentes : le secteur représentait, en 2021, plus de la moitié des ventes des filiales japonaises dans le pays (cf. graphique 5).

Comme suggéré par l’enquête du METI, la présence des industries japonaises en Chine est une façon efficace de se rapprocher du marché chinois, qui connait une plus forte croissance que le marché japonais, et de consolider ainsi leurs parts de marché dans le pays. Cet ancrage permet également de réduire les expositions aux risques liés au renforcement des barrières tarifaires ciblant les importations chinoises.

RÉPARTITION DES VENTES DES FILIALES JAPONAISES EN CHINE PAR SECTEUR

L’Amérique du Nord et l’ASEAN sont deux autres régions d’implantation majeures pour les compagnies japonaises. Elles représentent respectivement 26,6% et 22,5% des ventes totales des filiales en 2021, tandis que l’Europe occupe une place moindre (11,8%).

L'industrie poursuit sa transformation

Malgré cette dynamique de développement des entreprises japonaises à l’étranger, au Japon le processus de désindustrialisation a été plus limité que dans la plupart des autres pays développés. En effet, l’industrie manufacturière contribuait toujours, en 2019, à plus de 20% de la valeur ajoutée totale du pays (20,9%), quand son poids en France, en Espagne, au Royaume-Uni ou aux États-Unis[6] passait sous la barre des 12% (cf. graphique 6). Par ailleurs, la part des exportations de biens dans le PIB japonais a continué de progresser depuis plus de vingt ans, atteignant 16,4% au premier trimestre 2022 (cf. graphique 7). Le pays reste donc une puissance exportatrice importante. La dépréciation du yen – qui se poursuit en juin – devrait donc apporter aujourd’hui encore un supplément de compétitivité important à l’activité industrielle au Japon.

PART DU SECTEUR MANUFACTURIER DANS LA VALEUR AJOUTÉE NATIONALE
EXPORTATIONS DE BIENS (EN % DU PIB RÉEL)

Néanmoins, le développement des filiales à l’étranger a contribué à freiner la production industrielle au Japon, qui se situe aujourd’hui près de 20% en dessous de son pic d’octobre 2007. L’activité dans le secteur des transports, dont le poids dans la production industrielle est le plus important (18%), est en baisse de près d’un tiers (cf. tableau 1) par rapport à l’automne 2007. Ce n’est cependant pas le seul secteur d’importance en net recul. Le déclin de la production s’est poursuivi sans relâche dans le secteur de l’information et de la communication (-70,1% entre octobre 2007 et mars 2022) et dans celui des « autres secteurs manufacturiers » (-27%), deux catégories composées principalement de biens de consommation finaux (ordinateurs, télévisions, téléphones, textile, fournitures, instruments de musique, jouet, etc…).

Parmi les 15 grands secteurs de l’indice de la production industrielle, deux seulement affichent un niveau de production supérieur à celui d’il y a quinze ans : les machines de production et les composants électroniques. L’un comme l’autre recouvrent principalement des biens intermédiaires destinés à la production d’autres biens finaux. La seconde catégorie recouvre, par exemple, les circuits intégrés, écrans à cristaux liquides et autres composants microélectroniques. L’activité industrielle au Japon a donc poursuivi sa transformation pour se concentrer davantage sur des produits en amont des chaînes de production, plutôt que sur la production de produits finaux.

Ce choix répond à l’évolution de la concurrence internationale : le segment des biens de consommation finaux est bien plus fortement concurrencé par les pays émergents asiatiques que celui des produits industriels de pointe, à plus forte valeur ajoutée, dans lequel se spécialise le Japon. Cette spécialisation a notamment permis au pays de préserver une compétitivité hors prix importante (qui se manifeste notamment par un taux de marge des entreprises historiquement élevé ; cf. graphique 8) ainsi qu’un niveau d’exportations important. Cela a permis d’éviter une détérioration trop prononcée de la balance commerciale du pays, bien que son excédent ne soit plus aussi important qu’au début des années 2000.[7]

PRODUCTION INDUSTRIELLE ENTRE AOÛT 2007 (PIC) ET AVRIL 2022

TAUX DE MARGE ET PROFITS DES ENTREPRISES MANUFACTURIÈRES JAPONAISES

L’évolution des profits des entreprises industrielles japonaises montre la résilience du secteur. Selon le dernier rapport du ministère des Finances japonais (publié le 1er juin 2022[8]), ils ont atteint Y9,39tr au premier trimestre 2022 (cf. graphique 8), c’est très légèrement en dessous du record du T2 2018 (Y9,44tr) mais le niveau le plus élevé jamais enregistré en part du PIB (6,9%). Les marges des entreprises restent également très importantes. Les profits au T2 2022 devraient toutefois pâtir de la fermeture des usines en Chine, due aux mesures de confinement, qui a sérieusement affecté les chaînes de production des constructeurs automobiles japonais, très présents sur le territoire[9]. Les pénuries de composants électroniques constitueront un frein supplémentaire à l’activité sur le court et moyen terme. Néanmoins, cette structure de production des entreprises japonaises, qui repose sur la complémentarité entre le territoire national et les filiales à l’étranger, a été jusqu’ici efficace comme l’attestent les niveaux de profits importants.

Vers un point d'inflexion?

Les perspectives d’un ralentissement du processus de mondialisation des échanges (sans parler de « démondialisation ») soulèvent des questions sur l’implantation des entreprises japonaises à l’étranger, qui marque le pas depuis 2014 (graphique 1). Plusieurs éléments œuvrent en faveur de la poursuite de ce ralentissement : (i) les problèmes de logistiques durant la pandémie de Covid-19 et le désir des autorités japonaises de raccourcir les chaînes de production ; (ii) la montée des tensions géopolitiques en Asie et la recherche d’une plus grande autonomie, particulièrement sur les secteurs stratégiques ; (iii) la hausse des coûts du travail en Chine qui réduit la compétitivité-prix du pays.

Par ailleurs, le coût de la main-d’œuvre nationale devient un facteur moins important car les processus de fabrication sont de plus en plus automatisés. Les entreprises ont davantage recours à une main-d’œuvre qualifiée qu’à des salariés faiblement rémunérés, ce qui devrait favoriser le développement de l’activité au Japon. Le gouvernement japonais a mis en place, avant même la pandémie mondiale, des soutiens budgétaires, certes encore modestes, afin d’inciter les entreprises japonaises à investir dans le pays. En avril 2020, une aide gouvernementale de JPY 248,6 mds (USD 1,9 md) a été instaurée dans ce sens.

Les autorités ont également débloqué en novembre 2021 une enveloppe de JPY 774 mds (USD 6 mds) destinée à développer dans le pays de nouveaux outils de production pour les semiconducteurs, dont plus de la moitié (JPY 400 mds) sera consacrée à la construction d’une nouvelle fonderie (semi-conducteurs) dans la préfecture de Kumamoto. Inverser la dynamique pour recentrer les développements d’activité au Japon, plutôt qu’à l’étranger, ne sera néanmoins pas aisé, et ce n’est d‘ailleurs pas l’unique priorité du gouvernement qui mise aussi sur une plus grande diversification de ses chaînes de production en Asie afin de réduire son ancrage en Chine.

Il sera particulièrement difficile de relocaliser des chaînes de production à forte intensité de capital ou de connaissances, compte tenu des sommes colossales qui y ont été investies et/ou des écosystèmes qui se sont développés autour d’elles. Par ailleurs, une relocalisation des activités industrielles au Japon impliquera des coûts de production plus élevés, ce qui affectera les marges des entreprises. Si davantage de relocalisations sont attendues, ce phénomène devrait néanmoins mettre du temps à se matérialiser.

[1] Ce calcul suit la méthodologie employée par le METI. Voir Summary of The 2020 (50th) Basic Survey on Overseas Business Activities (page 6).

[2] Entre 1980 et 2012, le yen s’est renforcé face au dollar, passant de JPY/USD 226,4 à 79,8.

[3] Voir Summary of the 48th Basic Survey on Overseas Business Activities, METI.

[4] Une dynamique confirmée par la part importante de ventes réalisées par les filiales dans la région ou le pays d’implantation (voir ci-après).

[5] Les données intègrent Hong Kong.

[6] Source France, Espagne, Royaume-Uni : Eurostat ; États-Unis : BEA.

[7] La balance commerciale s’est fortement détériorée au cours de la période 2008-2014 (avant que le déficit ne se réduise ensuite), mais cela résultait principalement de deux facteurs exogènes : la chute de la demande mondiale post-2008 et la forte appréciation du yen, considéré comme une valeur refuge en temps de crise.

[8] https://www.mof.go.jp/english/pri/reference/ssc/r4.1-3e.pdf

[9] Voir Shanghai Lockdowns Slam Japanese Automakers’ Production in China, Bloomberg, 30 mai 2022.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE