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Épisode 2 · Pourquoi des gains de productivité si faibles ?

17/05/2023

Dans ce second épisode de la série consacrée à la productivité du travail en Espagne, Hélène Baudchon et Guillaume Derrière discutent des principaux facteurs permettant d’expliquer la faiblesse de la productivité espagnole

Transcription

Bonjour à tous, je suis Hélène Baudchon je suis chef économiste adjoint et je suis également en charge de l’équipe OCDE, au département des études économiques de BNP Paribas . Dans la première partie de ce podcast consacrée à la productivité en Espagne, nous avons décrit l’évolution de cette productivité au cours des 25 dernières années. Dans cette deuxième partie, nous allons discuter les facteurs permettant d’expliquer la faiblesse de la productivité espagnole. Guillaume, dans ton article publié en février dernier, tu as listé un certain nombre d’éléments, trois si je ne me trompe pas. Peux-tu nous les expliciter…

Bien sûr, j’aimerais tout d’abord dire au préalable que ces facteurs n’opèrent pas en isolation les uns des autres. Il existe une interaction, voire des effets d’entrainement entre les facteurs que je vais évoquer.

On a tout d’abord des effets, qu’on peut appeler, de composition. C’est le fait essentiellement que l’économie espagnole se soit recentrée, au cours des 25 dernières années, vers les activités des services généralement à plus faible productivité : ce sont les activités de commerce (ventes de détail, de gros, restauration, hôtellerie) ou encore les services publics (éducation, santé).

La faible productivité dans ces secteurs vient de que ce sont des secteurs à forte concentration de main-d’œuvre.

Oui tout à fait. La part des emplois non-industriels dans le pays a progressé, passant de 80% à la fin des années 90, à 90% en 2022. Inversement, l’emploi dans l’industrie, dont découle une grande partie des gains de productivité, a reculé, sous l’effet des vagues de délocalisations qui ont touché, l’Espagne ainsi qu’une grande partie des pays de l’Europe de l’Ouest.

Je fais une légère digression mais il est utile de rappeler que la dernière phase de désindustrialisation à laquelle a été confrontée l’Espagne, qui s’étend grosso modo de la fin des années 1990 à la crise de la Covid-19, a été parmi les plus importantes en Europe[1].

Cela a été notamment l’objet d’un de tes précédents EcoConjoncture, que j’invite par ailleurs tous les auditeurs à aller découvrir. « Espagne : le chemin tortueux vers une réindustrialisation », c’était le titre de ton article publié en septembre 2021.

C’est bien cela.

Juste pour vous donner un chiffre, le poids de l’industrie (hors construction) dans le PIB est passée en 2019 sous le seuil des 15% (14,7%), contre près de 20% à la fin des années 1990. À ce niveau, l’Espagne se positionne dans le dernier tiers européen, trois points environ en dessous de la moyenne européenne

L’économie espagnole repose désormais essentiellement sur la performance de secteurs dont la taille s’est accrue au cours des deux dernières décennies et dont les niveaux de productivité sont plus faibles.

Voilà pour la première cause, quel est le deuxième facteur explicatif au déficit de productivité espagnol que tu as identifié ?

Il y a un sous-investissement chronique dans les actifs dits incorporels. Par actifs incorporels, on désigne notamment les dépenses en R&D, l’investissement en logiciel informatiques et les bases de données, ou les droits de propriété intellectuelle. Or, la R&D est centrale aujourd’hui pour générer à moyen et long terme des gains de productivité importants.

Ce point sur les investissements incorporels est important et pose la question de savoir comment ils sont intégrés dans la comptabilité nationale. Qu’est-ce que l’on compte ? qu’est-ce que l’on ne compte pas ? Est-ce que ça change la donne sur la productivité ?

Dans le conjoncture, on a en effet abordé ce pont pour élargir, si je puis dire, les chiffres d’investissements en intégrant d’autres types d’investissements incorporels, qui ne sont aujourd’hui pas inclus dans les chiffres de la comptabilité nationale, dont est issue la mesure du PIB, mais des investissements qui sont de nature à accroitre la productivité des entreprises. Ce sont notamment les dépenses en formation, la publicité et les études de marché, ou encore le capital organisationnel. Si on inclut tous ces éléments, l’investissement incorporel ne passerait toutefois toujours pas la barre des 5% du PIB en Espagne, alors qu’il dépasserait les 10% du PIB en France et aux Etats-Unis par exemple.

Globalement, l’élargissement de la mesure de la FBCF de la comptabilité nationale, indiquerait un déficit d’investissement encore plus important en Espagne.

Très intéressant, cela ne règle donc pas le problème. Investissement incorporel, effet de composition. Ça fait deux facteurs explicatifs du déficit de productivité espagnol. Il en manque un…

Le troisième élément qu’on souligne dans l’article, c’est le recul de l’investissement public. En % du PIB, celui-ci est passé de 5,2% en 2009 (pic) à 2,7% en 2021. L’Espagne possède aujourd’hui l’un des taux d’investissement public parmi les plus faibles de l’OCDE.

Or, il peut exister une synergie importante entre les investissements du secteur public et ceux du secteur privé ; les premiers permettent souvent d’accompagner ou de faire émerger de nouveaux secteurs et de nouvelles activités, et donc in fine de soutenir le développement et la productivité des entreprises privées.

Cette baisse du poids des investissements publics, elle équivaut à une baisse de près de moitié. Comment peut-on expliquer cela ?

En premier lieu, ce sont les conséquences des politiques d’austérité budgétaires, mises en place par les autorités à la suite des deux grandes crises économiques de 2008 et 2011. Le poste des « affaires économiques », qui représente la part la plus importante des investissements de l’État, a particulièrement pâti de ces politiques. La chute a été significative : les dépenses pour ce poste sont aujourd’hui à peine supérieures à celui du début des années 2000, et près de 60% inférieur au niveau de 2010, qui est le pic historique.

Toutefois, ces coupes budgétaires ne sont pas spécifiques à un secteur. L’ensemble des branches ont été affectées, notamment les transports (-65% par rapport à 2010), ainsi que le secteur de l’énergie (-80%).

Merci Guillaume pour toutes ces informations. C’est la fin de ce deuxième épisode consacré aux facteurs explicatifs de la faiblesse de la productivité en Espagne. Dans le troisième et dernier épisode, on se posera la question de savoir si un rétablissement de tendance est possible. Peut-on être optimiste ? On explique tout cela dans le dernier épisode. A très bientôt donc.


[1] Voir BNP Paribas EcoConjoncture Espagne : le chemin tortueux vers une réindustrialisation, 22 septembre 2021.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE