L’activité économique taiwanaise a fortement ralenti depuis le printemps 2022. L’île est particulièrement vulnérable à l’affaiblissement de la demande mondiale et au retournement du cycle électronique en raison de sa dépendance aux exportations de semi-conducteurs. En même temps, sa position de quasi-monopole sur le marché des microprocesseurs les plus sophistiqués la protège probablement contre la menace d’une agression chinoise, au moins à court terme. D’un point de vue strictement macroéconomique, Taiwan dispose de solides fondamentaux – et en particulier une position financière extérieure très confortable – qui renforcent sa capacité à résister aux chocs externes.
Dépendante du cycle électronique mondial …
Taiwan a été l’un des rares pays dans le monde à ne pas enregistrer de détérioration de sa performance macroéconomique en 2020-2021 malgré l’épidémie de Covid-19. Sa croissance s’est même renforcée, passant d’une moyenne de 2,8% par an en 2016-2018 à 4,5% en 2019-2021. Elle a été soutenue par la forte hausse de la production et des exportations du secteur manufacturier, par des politiques monétaire et budgétaire accommodantes, et par l’augmentation continue du taux d’investissement (de 21,6% du PIB en moyenne en 2016-2018 à 25% en 2019-2021). Ni les finances publiques, ni les comptes externes ne se sont dégradés. L’industrie de haute technologie de l’île a largement tiré profit de la hausse de la demande mondiale et renforcé sa position de leader dans la production de puces électroniques très sophistiquées[1]. Les ventes de semi-conducteurs, qui ont presque doublé entre 2019 et 2022, constituaient 39% des exportations totales en 2022 (contre 28% en 2019).
La conjoncture s’est retournée depuis 2022. Au printemps 2022, une vague épidémique a accompagné l’abandon graduel de la politique zéro-Covid à Taiwan et conduit à un nouveau recul (modéré et temporaire) des indicateurs de mobilité et des ventes au détail. À la même période, les confinements stricts imposés à Shanghai ont causé des perturbations dans les chaines d’approvisionnement et une baisse de la demande chinoise qui ont pénalisé l’activité économique taiwanaise.
Surtout, l’environnement international s’est brutalement détérioré après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Sur le plan économique, la montée généralisée de l’inflation a entraîné un durcissement des conditions monétaires locales et internationales à partir de mars 2022. L’affaiblissement de la demande mondiale et le retournement du cycle électronique mondial qui ont suivi ont pesé de plus en plus lourdement sur les exportations de marchandises taiwanaises. Après une hausse rapide en 2021 (+29% en dollars courants) et au S1 2022 (+20% en glissement annuel), les exportations ont chuté depuis septembre dernier. Leur baisse a atteint -3% en g.a. au S2 2022 et -18% au S1 2023, notamment tirée par la contraction des ventes à la Chine et Hong Kong (qui ont absorbé 42% des exportations taiwanaises en 2022).
Par ailleurs, dans un contexte géopolitique devenu plus difficile, les tensions dans le détroit de Formose se sont fortement accrues à partir de l’été 2022, suscitant l’inquiétude des investisseurs étrangers.
… l’île a entamé l’année 2023 avec une récession
En conséquence, la croissance économique est tombée à +2,4% en 2022 puis à -2,9% en g.a. au T1 2023. Taiwan est même récemment entré en récession technique puisque l’activité s’est contractée d’un trimestre sur l’autre aux T4 2022 (–0,5%) et T1 2023 (-0,6%).
La production industrielle, après avoir progressé de 15% en 2021 et atteint un pic en février 2022, a chuté continûment jusqu’au mois d’avril 2023. Elle a souffert du recul de la demande et d’importants ajustements des stocks, en particulier dans les secteurs technologiques. La légère amélioration de la production industrielle en mai (+3% sur un mois mais toujours -16% en g.a.) pourrait être de courte durée. Les indices PMI du secteur manufacturier sont d’ailleurs restés dégradés en mai et juin 2023 (inférieurs à 45). D’une part, les stocks dans l’industrie électronique restent à des niveaux historiquement très élevés (Graphique 1). D’autre part, la demande mondiale de semi-conducteurs ne devrait pas vraiment se redresser avant le T4 2023. Les perspectives sont toutefois considérées comme un peu plus favorables pour les puces les plus sophistiquées, utilisées pour les ordinateurs à haute performance et les appareils d’intelligence artificielle, contrairement à la demande de produits électroniques grand public qui devrait rester déprimée jusqu’à la fin de l’année.
L’investissement a chuté au T1 2023 (-0,8% en g.a.) pour la première fois depuis 2017. Cette contraction découle de la dégradation des revenus des entreprises du secteur manufacturier[2], de la faiblesse des perspectives d’exportations à court terme, du resserrement de la politique monétaire et des conditions de crédit, et du début de correction à la baisse dans le secteur immobilier. À cela s’ajoutent les incertitudes des investisseurs liées au tensions géopolitiques.
La consommation privée est, quant à elle, restée dynamique (+6,5% en g.a. au T1 2023) et la croissance des ventes au détail a encore accéléré en mai. Après une longue période de contraintes sanitaires, les dépenses des ménages ont rebondi plus fermement depuis l’été 2022 et bénéficient encore d’effets de rattrapage post-Covid. En outre, elles ont été encouragées par des mesures de relance du gouvernement, la reprise du tourisme et par le redressement du marché du travail. Celui-ci a été tiré par l’emploi dans les services et a entraîné une réaccélération de la progression des revenus et la baisse du taux de chômage (à 3,5% en mai 2023). La confiance des consommateurs s’est également améliorée depuis le début de l’année (l’indice est passé d’un point bas à 59,1 en décembre 2022 à 66,7 en juin), mais reste en dessous des niveaux qui ont prévalu pendant la décennie 2010-2019 (au cours de laquelle l’indice a été de 81,2 en moyenne).
Ces dynamiques de la consommation privée devraient perdre en vigueur au second semestre de l’année. En particulier, le redressement du marché du travail pourrait s’interrompre en raison du ralentissement de l’activité dans le secteur manufacturier.
Resserrement monétaire en pause
La demande intérieure devrait également rester freinée par les effets du durcissement des conditions de crédit. En réponse à la montée des pressions inflationnistes en 2021 et 2022, la banque centrale a augmenté son principal taux directeur de 1,125% début 2022 à 1,875% en mars 2023, soit son niveau le plus élevé depuis 2015. Le dernier comité trimestriel de politique monétaire qui s’est tenu mi-juin a gardé les taux directeurs inchangés. Le statu quo devrait être maintenu pour le reste de l’année en raison de la modération de l’inflation et des risques baissiers pesant sur la croissance. L’inflation des prix à la consommation (IPC) est progressivement passée de +3,6% en g.a. en juillet 2022 à 2% en juin 2023, et devrait continuer de ralentir doucement au S2 2023. En même temps, le niveau très bas des taux d’intérêt à Taiwan en comparaison des États-Unis devrait empêcher un nouveau cycle d’assouplissement monétaire à court terme.
À la hausse des taux débiteurs nominaux liée aux décisions de la banque centrale se sont ajoutés les effets de la désinflation sur les taux réels depuis l’été 2022. En outre, les autorités ont introduit des mesures macroprudentielles en 2022, et encore récemment, afin de modérer la hausse des prêts au logement et limiter la spéculation immobilière (la dernière mesure prise mi-juin plafonne le ratio prêt/valeur à 70% pour l’achat de résidences secondaires dans certaines régions). La croissance du crédit au secteur privé a donc perdu de son dynamisme au cours des derniers mois (Graphique 2). Le ralentissement des prêts bancaires au logement a été particulièrement marqué (leur hausse a atteint +3,9% en g.a. en termes nominaux en mai 2023, contre +9% fin 2021). Ces tendances vont se poursuivre à court terme.
Des boucliers économiques
Enfin, les incertitudes des investisseurs et des consommateurs pourraient s’accroître et peser davantage sur l’activité à l’approche des élections présidentielle et législative, qui auront lieu en janvier 2024. Le scénario actuellement le plus probable est celui du maintien du DPP (Democratic Progressive Party, parti de Tsai Ing-wen, la présidente depuis 2016) au pouvoir ainsi que la préservation de sa majorité à l’Assemblée législative. La préparation et la tenue des élections vont très certainement accroître la nervosité dans le détroit de Taiwan. Les tensions entre la Chine et Taiwan se sont aggravées depuis l’été 2022 et ont atteint un niveau sans précédent depuis plus de vingt ans. Les exercices militaires chinois dans le détroit se multiplient, entretenant le risque d’incidents plus sévères. Les risques d’escalade sont élevés à moyen terme. Cependant, celui d’une invasion de l’île semble être contenu à court terme. Les raisons sont multiples, d’ordre militaire, géopolitique et économique. En particulier, l’entreprise TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Co.), les usines de production de semi-conducteurs de pointe et la position de Taiwan en tant que quasi-monopole sur le marché des puces les plus sophistiquées constituent un « bouclier de silicium » qui protègent l’île, au moins à court terme. Une opération militaire de la Chine mettrait en effet en danger les approvisionnements en semi-conducteurs de la Chine et du reste du monde. Le rôle crucial du détroit de Taiwan dans le transport maritime (environ la moitié des porte-conteneurs en opération y ont navigué en 2022), en particulier pour le commerce de marchandises partant des usines chinoises à destination des marchés européen et américain, atténue probablement aussi le risque d’une escalade des manœuvres militaires ou d’un blocus des eaux du détroit.
Face au ralentissement du commerce mondial et aux tensions avec la Chine, Taiwan dispose de boucliers financiers qui limitent sa vulnérabilité purement macroéconomique. Taiwan dispose avant tout d’une position financière extérieure très solide, qui repose sur de larges excédents courants (entre 10% et 15% du PIB en cours des dix dernières années), des réserves de change extrêmement confortables (USD 565 mds à fin juin 2023, soit plus de 15 mois d’importations de biens et services), un endettement public modéré, et une dette extérieure limitée reflétant une très faible dépendance vis-à-vis des financements non-résidents.
Christine Peltier