La croissance indienne résiste grâce notamment au ralentissement de l’inflation et à un début d’amélioration du marché du travail. Les finances publiques, qui se sont légèrement consolidées au cours de l’année 2022/2023, restent beaucoup plus fragiles qu’il y a cinq ans. Le gouvernement privilégie la croissance à la consolidation budgétaire. Ses dépenses d’investissement continuent d’augmenter alors même que ses marges de manœuvre diminuent en raison de la hausse du poids des intérêts sur la dette. La forte hausse des investissements publics a permis d’améliorer la qualité des infrastructures, ce qui devrait attirer un peu plus les investissements étrangers. En dépit de sa volonté de non-alignement dans le conflit en Ukraine, mais soucieuse avant tout de ses intérêts, l’Inde cherche à se rapprocher des États-Unis et de l’Europe pour faire contrepoids à la Chine, tout en maintenant ses relations avec la Russie, son principal fournisseur d’énergie et d’armement.
L’activité ralentit mais résiste
L’Inde a, une fois encore, bien résisté au ralentissement économique mondial. Sur l’année budgétaire 2022/2023, qui s’est achevée le 31 mars dernier, la croissance a atteint 7,2%. Au quatrième trimestre de l’exercice budgétaire (T12023), elle a ralenti à 6% en glissement annuel (g.a.), un rythme toutefois bien supérieur aux attentes. Les perspectives pour l’année 2023/2024 sont moins favorables. Selon la banque centrale (Reserve Bank of India, RBI), la croissance devrait s’établir à 6,5%. Ces prévisions paraissent optimistes car les risques qui pèsent sur la croissance sont nombreux.
Sur les deux premiers mois de l’exercice en cours, l’activité a continué de décélérer tant du côté des entreprises que des ménages ruraux. La production industrielle a ralenti à 3,9% en avril en g.a. contre 5,4% au T1 2023, et la demande d’électricité s’est contractée au cours des trois derniers mois. Même si la demande intérieure (60% du PIB) reste solide, elle faiblit, comme en témoignent la baisse des achats de tracteurs par les ménages ruraux et le ralentissement du crédit bancaire aux ménages. Par ailleurs, si la vente de véhicules a sensiblement augmenté au mois de mai, cela s’explique principalement par la fin anticipée des subventions au 1er juin ; les ventes devraient baisser à très court terme.
Deux évolutions favorables méritent toutefois d’être soulignées, même si elles restent à confirmer : d’une part, la décélération des pressions inflationnistes et, d’autre part, la hausse du taux d’emploi.
En mai 2023, la hausse des prix s’est établie à 4,3% en g.a., un niveau proche de la cible de 2% +/- 2 points de pourcentage (pp) de la RBI. L’augmentation des prix hors énergie et alimentation s’est modérée à 5% en g.a. (un niveau qui n’avait pas été atteint depuis la mi-2020), conduisant la RBI à maintenir ses taux directeurs inchangés à 6,5% en juin, soit un nouveau statu quo pour le conseil de politique monétaire. Une baisse des taux par la RBI est attendue au plus tard au T1 2024. Les risques inflationnistes restent cependant élevés, en particulier en raison du phénomène météorologique El Niño. À la fin du mois de juin, la quantité de pluie était inférieure de 19% à la normale saisonnière. On estime que la sécheresse actuelle aura un impact de 25 à 30 points de base sur la croissance (à la baisse) et sur l’inflation (à la hausse).
Le marché du travail présente quelques signes ténus d’amélioration. Le taux d’emploi, en légère hausse depuis juin 2022, a sensiblement augmenté en mai (+2pp à 38,6%) pour retrouver le niveau qui prévalait avant l’épidémie de la Covid-19. Certes le taux de chômage reste élevé (7,7% en mai), mais son niveau reflète le retour de travailleurs qui avaient été contraints de quitter leur emploi à la suite de la crise de la Covid-19. À défaut de traduire une franche reprise de l’emploi, l’augmentation du taux d’emploi montre a minima un regain de confiance de la part de la population en âge de travailler.
Finances publiques : fragile consolidation
Les finances publiques indiennes sont structurellement fragiles. Les recettes budgétaires sont toujours très modestes (9% du PIB pour l’année 2022/2023) et rapportées au PIB, elles n’ont pas augmenté depuis l’adoption de la taxe sur les biens et services en juillet 2017. Dans le même temps, le paiement des intérêts sur la dette, en forte hausse depuis l’épidémie de Covid, constitue une contrainte lourde. Cependant, le risque de refinancement de la dette reste modéré car il s’agit d’une dette libellée en roupies et détenue principalement par les créanciers domestiques.
Sur l’année budgétaire 2022/2023, conformément à l’objectif du ministère des Finances, le déficit budgétaire du gouvernement a baissé de 0,4 pp pour atteindre 6,4% du PIB. Cette légère consolidation a été permise par la baisse générale des dépenses, laquelle a compensé la contraction des recettes induite par la baisse des droits de douane sur les produits pétroliers (adoptée pour contenir la hausse des prix) et la diminution des dividendes perçus (induite par la baisse des profits en ligne avec la hausse des coûts de production).
Le déficit du gouvernement est cependant resté bien supérieur au niveau qui prévalait avant l’épidémie de la Covid-19 (3,8% du PIB en moyenne sur les années budgétaires 2015/16-2019/20). La lente consolidation reflète la nouvelle stratégie du gouvernement qui vise à stimuler la croissance sans pour autant aggraver le déficit. Ainsi, en dépit du niveau élevé des subventions (en forte augmentation avec l’épidémie) et de la hausse des dépenses d’intérêts (qui ont atteint 37,8% des recettes du gouvernement sur l’année 2022/2023), le gouvernement a augmenté ses dépenses d’investissement, qui ont atteint 2,7% du PIB au cours de l’année écoulée (+180% en cinq ans).
Le déficit public consolidé (gouvernement central et États) aurait atteint, selon les premières estimations du ministère des Finances, 9,9% du PIB soit une diminution de 0,5 point sur un an. La dette du gouvernement central a légèrement baissé à 83,4% du PIB.
Le budget 2023/2024 prévoit une baisse du déficit de 0,5 pp à 5,9% du PIB. Cette consolidation serait permise par la baisse des subventions (-0,8 point de PIB), en particulier sur les produits alimentaires (ces subventions ont augmenté pendant la pandémie) et sur les engrais (subventions mises en place à la suite du conflit en Ukraine). Ce faisant, les subventions retrouveraient le niveau qui prévalait avant la pandémie de 2019/2020. Les fonds débloqués seraient utilisés pour accroître encore davantage les dépenses d’investissement (+0,6 pp à 3,3% du PIB) et couvrir la hausse attendue des charges d’intérêts sur la dette (+0,3 point de PIB), lesquelles devraient atteindre 3,6% du PIB. À l’horizon 2025/2026, le gouvernement a pour objectif de réduire le déficit à 4,5% du PIB, un niveau encore supérieur à celui d’avant-crise.
L’Inde sur la scène internationale : entre stratégie et opportunisme
L’Inde a toujours cherché à adopter une position neutre sur la scène internationale, visant la défense de ses intérêts économiques, sociaux et culturels, en particulier depuis l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir en 2014. Ses gouvernements ont multiplié les relations politiques, économiques et militaires, pour renforcer l’autonomie du pays, notamment en matière de défense. Le pays fait partie depuis 2020 du groupe de dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quadrilateral Security Dialog, QUAD) avec les États-Unis, le Japon et l’Australie.
La Chine reste son premier partenaire commercial (13,8% des importations en 2022) dont il dépend commercialement comme la plupart des pays d’Asie. À la différence des autres pays d’Asie du Sud, les investissements chinois en Inde sont extrêmement faibles. L’Inde a par ailleurs multiplié les accords commerciaux en Asie en 2022 et a repris ses négociations commerciales avec l’Union européenne à l’été 2022.
Au-delà des échanges commerciaux, ces dernières années, l’Inde a voulu renforcer son rôle de grande puissance en Asie afin de contrebalancer le poids croissant de la Chine. Rappelons que les tensions transfrontalières entre les deux pays restent fortes, comme en témoignent les derniers affrontements survenus en décembre 2022. Ne disposant pas des capacités financières et technologiques de son grand voisin, l’Inde s’est progressivement rapprochée des États-Unis.
En raison de sa neutralité mais aussi de sa dépendance historique aux équipements et technologies militaires russes, l’Inde (comme la Chine et le Pakistan) n’a pas condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle a, au contraire, cherché à tirer profit des sanctions à l’encontre de la Russie pour importer du pétrole au rabais. Ce faisant, la Russie est devenue son premier fournisseur de pétrole devant les pays du Moyen-Orient. En outre, même si l’Inde a cherché à diversifier ses sources d’approvisionnement en armes, la Russie était encore en 2022 son premier fournisseur (45% des armes achetées à l’étranger sur la période 2018-2022), loin devant les États-Unis (11%).
L’environnement des affaires s’améliore, mais pas la gouvernance
Depuis 2019, les réformes adoptées pour favoriser les investissements se sont multipliées. En complément de la baisse du taux d’impôt sur les sociétés en 2019 et de l’adoption, à partir de 2020, de programmes d’incitation financière pour les entreprises des secteurs à forte intensité en main d’œuvre, le gouvernement a sensiblement accru les investissements en infrastructures. Ainsi, le nombre de kilomètres d’autoroutes et la capacité de production électrique ont augmenté de respectivement 27% et 22% en cinq ans. De plus, la digitalisation de l’économie s’est fortement développée. En 2021, 46,3% de la population avait accès à internet, soit près de 17 pp de plus qu’avant l’épidémie de la Covid-19. Dans le même temps, les contraintes administratives qui pesaient sur les entreprises ont été allégées. Bien que toujours importants, les délais pour démarrer une affaire, réaliser une construction immobilière ou encore les coûts induits par les procédures administratives ont diminué.
En revanche, la gouvernance des institutions ne s’est pas améliorée ces cinq dernières années. L’Inde était classée 112e sur 213 pays en 2022 selon la Banque mondiale (soit 5 places de moins qu’en 2017). En dépit de la volonté affichée par le gouvernement de lutter contre la corruption, cette dernière reste prégnante, comme en témoigne le déclassement de l’Inde de la 80e place en 2019 à la 85e place en 2022 par Transparency International. En termes de prééminence du droit (rule of law), le classement de l’Inde s’est également dégradé à partir de 2019. Le pays se situait au 102e rang en 2022 alors qu’il était 95e en 2018. Les atteintes croissantes à la liberté d’expression et de culte sont régulièrement dénoncées par les organisations internationales non gouvernementales. Selon le dernier rapport de l’université de Gothenburg sur la démocratie dans le monde, la démocratie a reculé dans le pays et l’Inde est considérée comme une « autocratie électorale ».
Johanna Melka