Depuis environ une décennie, l’exploitation de nouvelles réserves de gaz naturel en Méditerranée orientale a des conséquences économiques notables pour les pays producteurs et accroît la place de la région sur le marché international du gaz. Si l’Égypte domine toujours le secteur, grâce à des réserves et des infrastructures d’exportation importantes, la production israélienne pèse de plus en plus dans les exportations de la région. L’année 2022 a été très favorable au secteur en raison de la hausse des prix et de la demande européenne. Malgré le reflux actuel des prix sur le marché européen, cette tendance devrait se confirmer dans les prochaines années. Au-delà, les perspectives sont plus incertaines : alors que les capacités de production du gaz devraient augmenter de façon significative, le rôle de cet hydrocarbure dans la transition énergétique risque d’être remis en question.
Réserves et production
En Méditerranée orientale, l’Égypte et Israël sont les deux principaux producteurs de gaz naturel. L’Égypte dispose des réserves les plus importantes (2,13 trillions de m3), notamment grâce à la découverte du champ gazier Zohr au cours des années 2010. Les réserves israéliennes, plus modestes (0,59 trillion de m3), sont réparties entre plusieurs champs offshore ; d’autres réserves relativement moins importantes se situent dans les eaux territoriales chypriotes (0,11 trillion de m3) et libanaises. Les réserves libanaises sont en cours d’estimation après l’accord frontalier conclu avec Israël en octobre 2022. Bien qu’elles soient modestes à l’échelle internationale (environ 3,5% des réserves de gaz naturel de la région Afrique du Nord Moyen-Orient, et moins de 2% des réserves mondiales), l’exploitation de ces réserves a des conséquences non-négligeables pour les économies égyptienne (générer des devises) et israélienne (améliorer l’indépendance énergétique).
En Égypte, la production totale de gaz naturel a atteint 67 mds de m3 en 2022 selon les données JODI (Joint Organisation Data Initiative). Grâce aux nouvelles capacités de production et à la construction de centrales au gaz, sa part dans le mix énergétique égyptien est passée de 35% à 58% au cours des vingt dernières années. Les exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) vers l’Europe, qui étaient quasiment nulles entre 2014 et 2016 par manque de quantités exportables, ont repris à partir de 2017 grâce à la mise en production du champ gazier Zohr. Elles ont atteint 12 mds de m3 en 2022.
En Israël, la mise en production des champs offshore à partir de 2013 a permis de réduire la part du pétrole et, dans une moindre mesure, celle du charbon dans le mix énergétique du pays. Celle du gaz naturel est passée de 7% en 2005 à 38% en 2020. La production de gaz naturel a atteint environ 22 mds de m3 en 2022, dont environ 42% est exporté par gazoduc vers la Jordanie et de l’Égypte.
Des conséquences macroéconomiques différentes
En Israël et en Égypte, la mise en production des nouveaux champs gaziers a eu des conséquences macroéconomiques positives, mais d’ampleur variable en raison notamment de la situation très différente des comptes extérieurs des deux pays.
La valorisation des champs Tamar puis de Leviathan a permis à l’économie israélienne de renforcer significativement sa souveraineté énergétique. Dans un premier temps, la production a été avant tout destinée à une consommation domestique et a permis une autosuffisance totale du pays, et donc de réduire sa vulnérabilité aux aléas du marché. De plus, des accords d’exportation vers la Jordanie (2016) et l’Égypte (2019) ont permis d’améliorer fortement la rentabilité des investissements. Si, dans le cas jordanien, les importations permettent de satisfaire la demande intérieure, le gaz exporté vers l’Égypte est liquéfié dans les terminaux égyptiens pour être réexporté vers le marché européen principalement. Ainsi, avec la crise énergétique en Europe, les exportations israéliennes de gaz vers l’Égypte ont augmenté de 49% en 2022.
Les conséquences macroéconomiques de ces exportations sont relativement mineures pour Israël. Entre 2020 et 2022, elles ne représentaient en moyenne que 0,9% des recettes totales du compte courant. Les comptes extérieurs sont un des atouts majeurs de l’économie israélienne. Ils sont dominés par les exportations de services de haute technologie, qui ont permis des excédents courants quasiment structurels.
En Égypte, les exportations de gaz constituent une source de devises importante mais volatile. En juin 2022, l’accord entre l’UE, l’Égypte et Israël a entraîné une forte hausse des exportations égyptiennes. Celles-ci ont augmenté de 7% en g.a. en 2022. Les ventes vers l’Europe ont bondi de 177% en volume, pour atteindre 47% des exportations totales de GNL de l’Égypte (contre 18% en 2021). Par ailleurs, avec la forte hausse des prix spot du GNL sur le marché européen en 2022, les revenus d’exportation ont plus que doublé pour atteindre USD 8,4 mds. Dans un contexte de crise de la balance des paiements (à partir du premier trimestre 2022), les exportations de GNL ont représenté 8% des revenus courants totaux (3,8% en 2021).
On constate donc que tandis que les exportations de gaz soutiennent significativement les comptes extérieurs égyptiens, qui sont structurellement fragiles, en Israël la production gazière est surtout un élément de souveraineté énergétique et son exportation un moyen d’influence régionale.
Soutien de la demande européenne
La dynamique des exportations gazières en 2022 devrait se maintenir dans les prochaines années, mais les incertitudes sont nombreuses. La rupture de l’approvisionnement par gazoduc en provenance de Russie a rendu l’Europe très dépendante des importations de GNL à court terme et a offert de nouvelles opportunités aux autres producteurs. Les importations européennes de GNL ont augmenté de 67% en 2022 en g.a., essentiellement en provenance d’Amérique du Nord.
Malgré ces perspectives positives, les revenus d’exportations de GNL égyptien devraient baisser en 2023 en raison d’une moindre tension sur l’approvisionnement européen par rapport à 2022 (même si certaines tensions pourraient resurgir à partir de la deuxième moité de l’année) et de la baisse des prix en 2023. Si les données du premier trimestre 2023 confirment la place de l’Europe de première destination des exportations de gaz égyptien (76% du total), les volumes exportés et les prix ont baissé. Pendant la première moitié de 2023, le prix spot du GNL pour le marché européen (référence TTF à Rotterdam) était en moyenne de 44 EUR/mwh contre 132 EUR/mwh en moyenne en 2022. En volume, les exportations ont chuté de 38% en T1 2023. Plus généralement, le maintien, voire la hausse des exportations, va dépendre de la découverte de nouvelles réserves étant donné la maturité des champs existants et les difficultés techniques qui en limitent la production. Ainsi, la production totale de gaz naturel en Égypte a décliné de 5% en 2022 et la hausse des exportations s’est expliquée par un niveau record d’importations en provenance d’Israël (49% en g.a.).
L’approvisionnement gazier de l’Égypte n’est pour le moment pas menacé. En effet, 2022 a été une année de baisse de la consommation de gaz, grâce notamment au transfert d’une partie de la demande intérieure d’énergie primaire vers le pétrole. À terme, la poursuite de la baisse de la production totale risque d’accroître la dépendance égyptienne aux importations en provenance d’Israël. Contrainte supplémentaire, l’accroissement des retards de paiement de l’État égyptien vis-à-vis des entreprises énergétiques internationales (estimés actuellement à USD 3 mds selon le MEES) pourrait être un frein à l’investissement et donc à la hausse des capacités de production.
Du côté israélien, la production pourrait pratiquement doubler d’ici 2030 grâce à la mise en production de réserves supplémentaires dans les champs existants et de l’exploitation de nouveaux champs moins importants. La consommation intérieure de gaz devrait augmenter modérément avec la hausse de la part du gaz dans le mix énergétique puisqu’il est prévu de substituer le gaz au charbon d’ici 2025. Cependant, une partie de la consommation supplémentaire devrait être satisfaite par des sources d’énergie renouvelables (principalement solaire). Ces facteurs permettront d’augmenter les capacités d’exportation israéliennes.
Perspectives incertaines
À moyen terme, la demande européenne de gaz pourrait ralentir en raison de l’avenir incertain du gaz naturel dans le mix énergétique mondial. Les perturbations sur le marché du gaz en 2022 pourraient remettre en cause son statut d’énergie de transition selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE)[1]. Les évènements géopolitiques de 2022 ont en effet provoqué des ruptures d’approvisionnement et une très forte volatilité des prix.
Ce possible changement de statut du gaz pourrait réduire la demande européenne, parallèlement à une augmentation des capacités énergétiques renouvelables. Dans son scénario central, l’AIE prévoit un fort ralentissement de la croissance de la demande de gaz au niveau mondial. Alors que celle-ci a augmenté de 20% entre 2010 et 2020, cette hausse ne serait que de 5% lors de la décennie suivante. Du côté de l’offre, la mise sur le marché de nouvelles capacités de production du Qatar à partir de 2025 augmentera significativement la quantité de gaz disponible.
Pascal Devaux