À l’occasion des élections présidentielles et législatives du mois de mai dernier, la livre turque s’est de nouveau fortement dépréciée et les taux d’intérêt domestiques se sont tendus. Le calme est revenu au cours des dernières semaines avec le revirement monétaire de la Banque centrale (CBRT), désormais dirigée par Hafize Gaye Erkan, et le retour de Mehmet Simsek, caution du gouvernement vis-à-vis des marchés et investisseurs étrangers, à la tête du ministère du Trésor et des Finances. Mais la tâche qui leur est confiée de rééquilibrer une économie réelle en état de surchauffe et confrontée à une inflation toujours vive s’annonce difficile. Plus que le ralentissement récent de la croissance, c’est le risque – assez probable - d’une aggravation des déficits jumeaux qui inquiète. En revanche, les analyses alarmistes qui en découlent et qui concluent à l’éventualité d’une crise de balance des paiements sont exagérées.
Depuis les élections présidentielles et législatives de mai, les tensions financières sont montées d’un cran en Turquie. Un début de normalisation monétaire, très attendu, est intervenu dans les semaines qui ont suivi la réélection du président Erdogan et le score meilleur qu’attendu obtenu par l’AKP au Parlement. Sous l’égide d’une nouvelle gouverneure, Hafize Gaye Erkan, le taux directeur de la Banque centrale (le taux des prises en pension à deux semaines) a été relevé de 8,5% à 15%.
Le président Erdogan a également fait appel à un de ses anciens ministres des Finances, Mehmet Simsek, pour rassurer la communauté financière sur la stratégie économique du gouvernement[1]. M. Simsek a insisté sur la nécessité d’une politique économique rationnelle, c’est-à-dire une politique budgétaire et une politique monétaire reposant sur des règles claires (tout particulièrement la politique monétaire dont l’objectif doit rester la stabilité des prix) et prévisibles (notamment en matière de politique budgétaire dont les objectifs doivent être la maîtrise et la stabilité des déficits et de leur financement). Au titre de la rationalité, M. Simsek prône une politique basée sur les principes d’économie de marché, ouverte sur l’extérieur avec un régime de change libre, les objectifs finaux étant la stabilité (financière), la confiance et la soutenabilité de la croissance.
Les défis de la nouvelle équipe économique
Le calme est revenu avec l’action de la Banque centrale (CBRT) et les déclarations de M. Simsek. Mais les rendements des obligations d’État à 10 ans en monnaie locale, qui évoluaient en dessous de 10% avant les élections, se sont juste stabilisés autour de 16% depuis la mi-juin. Surtout, la livre turque, qui a perdu un peu plus de 20% par rapport à son niveau précédant les élections (contre 6,5% entre la fin 2022 et la veille des élections), ne s’est pas réappréciée. En fait, les marchés s’attendaient à un durcissement monétaire plus important (la moyenne des prévisions pour le taux des prises en pension était de 20%).
Dans un contexte de croissance encore significative jusqu’au T1 2023, le durcissement monétaire est jugé insuffisant pour juguler l’inflation (pour l’indice d’ensemble et mesurée en glissement sur un an, l’inflation a nettement ralenti 85,5% en octobre 2022 à 39,6% en mai ; cependant l’indice sous-jacent progressait toujours vivement d’un mois sur l’autre à 2,9% en moyenne entre février et mai et il a même réaccéléré depuis avril, atteignant 4,3% en mai[2]) et pour réduire le déficit courant. Les marchés s’inquiètent de la réapparition de déficits jumeaux (courant et budgétaire) à surveiller (i.e. supérieurs à 5% du PIB chacun). Un rééquilibrage de la croissance est effectivement nécessaire.
De la surchauffe au ralentissement
Malgré l’inflation et la dépréciation/volatilité de la livre, l’économie est restée dynamique même si l’activité a ralenti au T1 2023 (+0,3% t/t après +0,9% au T4 2022). Le PIB réel est de 20% supérieur à ce qu’il était fin 2019, une performance inégalée au sein des principaux pays développés et émergents, Chine comprise. La confiance des entreprises s’est érodée depuis la mi-2022 mais pas plus que dans les autres pays. Celle des ménages, qui avait fondu de la mi-2018 à la mi-2022, atteignant alors un plus bas, a rebondi et retrouvé son niveau moyen des années 2015-2017.
La consommation des ménages a été particulièrement dynamique grâce au rattrapage des salaires sur l’inflation à partir du S2 2022 (le salaire minimum a été multiplié par 3,9 depuis la fin 2019 - dont +55% au 1er mars 2023 - contre x2,9 pour l’indice officiel des prix à la consommation). La hausse de l’emploi (+11% fin mars 2023 par rapport à la fin 2019) et le recours au crédit, en particulier par cartes, ont également soutenu les achats des ménages. Le nombre de personnes utilisant activement les cartes de crédit est ainsi passé de 20,7 millions en décembre 2019 à 25,5 en mars 2023. Face à une inflation galopante, ce mode de paiement, dont les taux d’intérêt ont été plafonnés, a constitué autant une opportunité qu’une solution de financement en dernier ressort pour les ménages. Certes, le taux d’incidents de paiements sur les cartes aux particuliers est relativement élevé (entre 6,5% et 12%) mais il diminue depuis 2021. Dans leur ensemble, les ménages turcs ne sont pas surendettés. Fin mars, l’encours total des crédits bancaires représentait 10% du PIB et 45% de la masse salariale, contre respectivement 13% et 42% fin 2019.
L’investissement des entreprises a été encore plus dynamique que la consommation privée. L’investissement en équipement est supérieur de 40% à son précédent point haut à la mi-2018. L’augmentation des importations de biens d’équipement (en dollars) est tout aussi spectaculaire. L’investissement des entreprises a notamment été stimulé par le dynamisme des exportations. D’ailleurs, les échanges extérieurs nets (exportations moins importations) n’ont contribué négativement à la croissance qu’à partir du T3 2022. Contrairement aux ménages, les entreprises ont eu, dans leur ensemble, bien moins recours aux crédits ; l’encours total des crédits bancaires commerciaux représentaient en mars 37% du PIB et 56% de l’excédent brut d’exploitation macroéconomique[3] contre respectivement 50% et 85% fin 2019.
Avant le durcissement monétaire et la dépréciation de la livre au cours des dernières semaines, un ralentissement de la croissance était anticipé en raison de l’impact récessif (à court terme du moins) du tremblement de terre de février et du retournement conjoncturel des principaux partenaires commerciaux européens, l’Allemagne en tête. Les tensions financières récentes ne peuvent que l’accentuer malgré l’effet a priori positif de la dépréciation du change sur la demande extérieure nette.
Les ménages vont subir à la fois une nouvelle accélération de l’inflation et des taux de crédit plus élevés (déjà, les banques avaient fortement relevé le taux des crédits à la consommation de 25% début mars à 41% mi-juin). Mais, les annonces pré-électorales faites par le président Erdogan devraient se traduire par une forte augmentation des dépenses et transferts publics et empêcher l’économie de tomber en récession.
Le spectre des déficits jumeaux
Bien plus que le ralentissement de la croissance, c’est le risque d’une aggravation des déficits jumeaux qui inquiète. De fait, en avril et en cumul sur 12 mois, le déficit courant a atteint USD 57,8 mds, soit un peu plus de 6% du PIB. Cependant, la baisse des prix du pétrole permettrait d’économiser près de USD 20 mds sur la facture d’énergie (sur la base d’un prix de 75 dollars par baril pour le brent). De plus, les recettes touristiques devraient atteindre un record (d’au moins 45 mds). Dans le scénario d’un simple ralentissement de la croissance, le déficit courant refluerait sur la deuxième partie de l’année de sorte qu’il ressortirait entre USD 35 et 40 mds pour l’ensemble de 2023, soit entre 4% et 4,5% du PIB.
L’incertitude est plus grande s’agissant du déficit budgétaire. Entre janvier et mai, le solde du budget du gouvernement général affiche un déficit annualisé de 3,6% du PIB alors que, sur la même période de 2022, ce solde était positif. Avec le ralentissement de l’activité, les annonces faites durant la campagne, et le coût du dispositif de protection des dépôts bancaires pour les ménages et entreprises ayant accepté de convertir en livres leur dépôts en devises (coût estimé à 1,5% du PIB depuis sa mise en place fin 2021 si le taux de change contre dollar se stabilise dans la fourchette 25-27), le déficit pourrait atteindre 10% du PIB selon la fondation pour l’analyse de la politique économique (TEPAV). Des mesures correctrices seront probablement décidées pour éviter un tel dérapage.
Mais si tel n’était pas le cas, le déficit courant dépasserait très probablement 5% du PIB et les tensions sur les taux d’intérêt et la livre réapparaîtraient même si le durcissement monétaire se poursuivait. Dans ce scénario, certaines analyses agitent l’épouvantail d’une crise de la balance des paiements, dont l’érosion des réserves de change serait annonciatrice, qui pourrait dégénérer en crise financière en raison d’un déséquilibre bilanciel important et inédit de la Banque centrale et de l’exposition des entreprises au risque de change[4]. Les réserves de change ont effectivement fondu de 25,6 mds de dollars entre la fin 2022 et la mi-juin à USD 102,8 mds (stock d’or compris) et 60,8 mds pour les réserves en devises. Les analystes alarmistes sur le niveau des réserves en termes nets, qui sont effectivement redevenues négatives, offrent une vision biaisée de la liquidité extérieure du pays. Surtout, laissons au nouveau ministre de l’Économie et des Finances et à la gouverneure de la Banque centrale le temps d’opérer le rééquilibrage de l’économie et ne sous-estimons pas la capacité de résistance dont cette dernière a fait montre au cours des dernières années.
François Faure