Après s’être financé durant des années auprès des marchés internationaux et de la Chine, le Kenya fait face à une hausse considérable du service de la dette extérieure, qui a entraîné de fortes pressions sur la liquidité extérieure et sur le shilling. La croissance soutenue de 2021-2022 n’a pas suffi à stabiliser les ratios d’endettement. Le soutien des créanciers multilatéraux, renouvelé fin mai 2023, a permis de reconstituer partiellement les réserves officielles de change et de rassurer quelque peu les investisseurs. Mais le risque d’instabilité sociale a nettement augmenté en raison des efforts engagés de consolidation budgétaire et d’une inflation élevée persistante.
Fortes tensions sur la liquidité…
Au cours de la dernière décennie, le Kenya a enregistré d’importants déficits fiscaux et de compte courant – i.e. des déficits jumeaux – financés par un recours accru aux prêts bilatéraux de la Chine et aux marchés internationaux de capitaux, dans un contexte de taux d’intérêts historiquement bas. En conséquence, la dette extérieure du pays a progressivement augmenté pour atteindre près de 60% de PIB en 2022.
Avec la guerre en Ukraine et le cycle de resserrement monétaire mondial, le Kenya a perdu son accès aux marchés de capitaux étrangers, dont le coût est devenu prohibitif. En juin 2022, le pays a dû renoncer à l’émission d’un Eurobond de USD 980 mns, alors que les spreads dépassaient le seuil des 1000 points de base (pb).
Depuis, le pays n’a pas été en mesure de réduire son déficit de compte courant et ses besoins de financement. D’une part, la sécheresse de 2022 a accru la dépendance du Kenya aux importations de produits alimentaires et contraint ses exportations principalement agricoles. En outre, le pétrole comptant pour près de 30% des importations du pays, la dégradation des termes de l’échange a également contribué à creuser le déficit de la balance commerciale. Le maigre rebond des revenus du tourisme après la pandémie et les revenus de la diaspora n'ont pas suffi à compenser cet écart, si bien que l’année 2022 s’est clôturée avec un déficit du compte courant de 5% de PIB.
En l’absence de financement extérieur sur les marchés de capitaux, la liquidité interbancaire en devises s’est épuisée. Ainsi, entre fin janvier et fin mai 2023, la Banque centrale du Kenya (CBK) a dû puiser à hauteur de USD 1 md dans ses réserves de change pour faire face aux paiements en devises et aux amortissements de dette extérieure. Les réserves de change sont ainsi tombées à leur plus bas niveau en dix ans, couvrant sur la période moins de quatre mois d’importations, le critère de convergence fixé par la Communauté de l’Afrique de l’Est. En parallèle, le shilling kenyan s’est déprécié à un rythme accéléré (-14% sur le premier semestre 2023, contre -9% en 2022).
… malgré le soutien des fournisseurs d’énergie et des IFI
Les pressions sur la liquidité extérieure se sont quelque peu atténuées en mai. Tout d’abord, le Kenya est parvenu à un accord avec ses fournisseurs de pétrole au Moyen-Orient pour importer à crédit avec une période de grâce s’étendant jusqu’à fin septembre 2023. Par ailleurs, le gouvernement a reçu la première tranche d’un prêt syndiqué de USD 500 mn, ainsi qu’un décaissement de USD 1 md de la Banque mondiale. Grâce à ce soutien, les réserves de change du Kenya se sont redressées début juin, dépassant légèrement le seuil de 4 mois d’importations.
Les pressions sur la liquidité extérieure resteront toutefois élevées dans les mois à venir. En effet, le pays devra faire face à des remboursements conséquents de sa dette extérieure, avec notamment l’amortissement d’un Eurobond de USD 2 mds qui arrivera à maturité en juin 2024. Cependant, la confiance renouvelée des bailleurs multilatéraux constitue un récent signal positif pour les investisseurs. Fin mai, le FMI a augmenté son soutien financier au pays à hauteur de USD 1,1 md supplémentaire dans le cadre de sa facilité élargie de crédit et à travers son nouveau fonds Resilience and Sustainability Trust (RST). Le programme a été étendu jusqu’en avril 2025 et couvre ainsi la période de remboursements élevés. Avec ce soutien, le gouvernement espère s’acquitter de la moitié des remboursements de principal de l’Eurobond d’ici la fin de l’année 2023, et refinancer l’autre moitié à un taux de 11% avant qu’il n’arrive à maturité. Après avoir connu un pic à 21% début mai, le rendement de l’Eurobond est revenu actuellement à environ 13%, grâce à l’annonce du soutien renforcé des créanciers multilatéraux. Les efforts doivent toutefois se poursuivre pour garantir le retour de la confiance des investisseurs. Le nouveau projet de loi de finances présenté par le gouvernement Ruto au Parlement en juin dernier va dans ce sens.
La consolidation budgétaire est maintenue…
Des années de déficits fiscaux conséquents (7,3% de PIB en moyenne sur 2015-2021) ont porté la dette publique à près de 70% de PIB et le service de la dette à 50% des revenus du gouvernement en 2021. La croissance soutenue des deux dernières années a tout juste permis de stabiliser le ratio de dette sur PIB. Le gouvernement fait face à des difficultés croissantes de refinancement sur le marché domestique. Dès l’année budgétaire 2021/22, il a échoué à s’y financer autant que souhaité en raison du manque d’appétit des investisseurs et de leur perception d’un risque souverain accru, alors que la Banque centrale a systématiquement rejeté les primes de risque les plus élevées demandées par les investisseurs.
Arrivé au pouvoir en août 2022, le gouvernement Ruto a donc eu la délicate tâche de mettre en place des mesures d’assainissement budgétaire afin de restaurer la soutenabilité de la dette publique. Malgré ces mesures, qui ont permis de réduire le déficit budgétaire à 6% de PIB sur l’année budgétaire 2022/23, la capacité de refinancement du gouvernement a continué de se détériorer. Sur les dix premiers mois de l’année budgétaire, le gouvernement n’a atteint que 57% de sa cible de financement sur le marché domestique. Cela a conduit à des arriérés auprès des institutions locales qui s’élevaient à USD 4 mds fin mars dernier. Malgré le soutien renouvelé du FMI fin mai, la demande pour la dette domestique reste faible et se concentre sur les maturités à très court terme. Toutefois, la part des bons du Trésor dans le total de la dette domestique est stable, à 15%, et la maturité moyenne des obligations du Trésor kenyan est encore longue, à 9 ans en mars 2023.
La consolidation budgétaire a dû être renforcée. En juin dernier, le gouvernement Ruto a présenté au Parlement le projet de loi de finances 2023 élaboré de concert avec le FMI. Selon les projections, le Trésor table sur un déficit budgétaire de 4,4% de PIB pour l’année 2023/24. La nouvelle loi de finances vise à accroître les revenus fiscaux de 17% et contient des mesures phares comme le doublement de la TVA sur le carburant (de 8% à 16%), l’augmentation de l’impôt sur le revenu pour les tranches supérieures, et l’introduction pour tous les salariés d’une contribution obligatoire à un fonds d’aide au logement. Ces mesures, fortement impopulaires, ont ravivé les tensions avec l’opposition et le mécontentement de la population, qui supporte depuis un an une inflation élevée.
… mais les tensions socio-économiques et politiques se sont accentuées
Elu à une faible majorité, le président Ruto a pris la tête d’une nation profondément divisée. Les mesures d’assainissement budgétaire mises en place depuis 2022 ont profondément érodé la popularité de son gouvernement dans un contexte de forte inflation. En octobre 2022, elle a culminé à 9,6% en glissement sur un an, un record au cours des cinq dernières années. Le même mois, l’inflation des prix des produits alimentaires, qui constituent 30% du panier de l’IPC au Kenya, a atteint 16%. Depuis, l’inflation a reflué mais reste très élevée, se stabilisant à 8% en moyenne au T2 2023.
Elle dépasse toujours la borne supérieure de la cible de la Banque centrale depuis juin 2022 malgré les différents resserrements monétaires opérés. Le durcissement monétaire pourrait être plus incisif avec le nouveau gouverneur de la CBK, Kamau Thugge (ancien conseiller principal de M. Ruto), investi en juin dernier. Convoquant une séance exceptionnelle du comité de politique monétaire le 26 juin dernier, la CBK a relevé son taux d’intérêt directeur de 100 pb (contre 60 pb en moyenne au cours des quatre précédents comités) pour le porter à 10,5%. Le nouveau gouverneur de la Banque centrale a ainsi montré une posture beaucoup plus hawkish que son prédécesseur, et s’attend désormais à ce que l’inflation rejoigne sa cible d’ici septembre prochain.
La crise du coût de la vie s’est traduite par une série de troubles à l’ordre public encouragés par le candidat perdant des élections d’août 2022, Raila Odinga. À la tête de la coalition d’opposition Azimio la Umoja, qui détient 45% des sièges au Parlement, R. Odinga a su mobiliser son électorat pour organiser des manifestations d’ampleur dans la capitale. En mars et avril derniers, des émeutes hebdomadaires ont fortement perturbé l’activité économique et causé la mort d’une douzaine de personnes. Malgré le retour au calme, la paix sociale demeure fragile, suspendue aux discussions houleuses entre la majorité et l’opposition au Parlement. Elle pourrait de nouveau être compromise dans les prochaines semaines par le projet de loi de finances. Celui-ci a été temporairement suspendu par la Cour suprême du pays fin juin, malgré quelques amendements pourtant apportés par le Parlement une semaine plus tôt. De nouveaux amendements sont possibles pour apaiser l’opposition et la contestation au sein de la population. La consolidation budgétaire en serait alors retardée.
Lucas Plé