Alors même que la reprise post-pandémique reste fragile, les pays émergents sont maintenant confrontés à une autre crise majeure : le conflit en Ukraine et ses effets globalement négatifs sur le commerce extérieur, les flux de capitaux et, surtout, l’inflation. L’effet indirect de la hausse des prix des matières premières sur l’inflation et le pouvoir d’achat des populations pourrait être particulièrement sévère, et toucher en premier lieu les pays à faible revenu d’Afrique, d’Europe centrale et des Balkans. En dépit de cet environnement, nous n’anticipons pas de dégradation généralisée de la solvabilité publique et externe des pays émergents à court terme. Quelques gouvernements, notamment en Afrique et au Moyen-Orient, pourraient toutefois rapidement faire face à des difficultés de paiement.
Risques inflationnistes
Avant la confrontation militaire en Ukraine, nous étions d’un optimisme prudent pour les marchés émergents. L’activité avait retrouvé son niveau du T4 2019 dans une majorité de pays. En janvier-février, l’économie mondiale était sur la voie du redressement, après des retards temporaires liés au variant Omicron, et les perturbations dans les chaînes d’approvisionnement s’atténuaient. Néanmoins, notre prudence était justifiée par l’accélération générale de l’inflation et la nouvelle détérioration de la courbe épidémique en Europe, en Asie et, plus inquiétant encore, dans certaines régions industrielles de Chine.
Après la crise de la Covid-19 de 2020-2021, les marchés émergents sont maintenant confrontés à une deuxième crise majeure, alors même que la reprise post-pandémique reste fragile, en particulier pour les pays à faible revenu (PFR). Le conflit en Ukraine constitue un choc d’offre qui affectera les pays émergents à travers différents canaux (commerce extérieur, flux de capitaux, inflation).
Jusqu’à présent, l’impact financier global sur les pays émergents a été modéré. Les taux de change sont restés stables ou ont été réévalués pour les exportateurs de matières premières. Les spreads sur les titres de dette en devises n’ont augmenté que pour les emprunteurs non-investment grade. Les marchés actions ont été résilients, non seulement en Asie (à l’exclusion de la Chine) et en Amérique latine, mais aussi dans la région EMEA (hors Russie), pourtant considérée comme la plus touchée. Enfin, les banques des pays émergents ont une exposition très limitée à la Russie, et ce même dans les pays d’Europe centrale et en Turquie, qui sont pourtant plus exposés.
L’effet direct de la forte contraction attendue des importations en provenance de Russie et d’Ukraine (effet demande) ne devrait pas être très sévère, sauf évidemment dans les pays de la CEI et, dans une moindre mesure, les pays d’Europe centrale et des Balkans (PECB) et en Turquie.
L’effet indirect de la flambée des prix des matières premières sur l’inflation sera plus préjudiciable. En effet, elle aura de graves répercussions sur le pouvoir d’achat de la population de l’ensemble des régions. Le choc sur les prix des matières premières est comparable aux chocs précédents et s’étend à tous les secteurs (énergie, métaux et alimentation). Il touchera en premier lieu les PFR africains (qu’ils soient exportateurs de matières premières ou non), car la moitié d’entre eux dépendent des céréales importées pour près de 50% ou plus de leurs besoins. Pour les pays exportateurs de matières premières, notamment en Amérique latine, l’effet négatif de l’inflation sur la consommation des ménages devrait être compensé par les gains exceptionnels des termes de l’échange. Cela nécessite néanmoins une politique proactive de redistribution par les gouvernements. Concernant les importateurs de matières premières, les PECB et la Turquie devraient être plus touchés que les pays asiatiques, car leurs parts d’importations de matières premières agricoles, combustibles et métaux depuis la Russie et l’Ukraine sont beaucoup plus importantes. Par conséquent, les producteurs seront à la fois confrontés à des contraintes d’approvisionnement et à la hausse des prix des matières premières. Les ménages seront aussi comparativement plus touchés, car le poids de l’énergie dans l’IPC y est plus élevé que dans les pays asiatiques. Par conséquent, le resserrement des politiques monétaires des PECB va se poursuivre.
Risques souverain : peu de pays concernés
Malgré ces perspectives plus sombres, nous maintenons une approche prudente et sélective de notre évaluation des risques souverains. Premièrement, la plupart des pays émergents font face au nouveau choc avec une liquidité externe généralement saine, et même une solvabilité externe souvent intacte par rapport à fin 2019 – à l’exception notable de l’Argentine, de l’Égypte et de la Turquie. Pour les importateurs de matières premières, l’effet de la flambée des prix sur les comptes extérieurs sera évidemment négatif. Mais compte tenu du ralentissement attendu des volumes d’importations, les déficits courants ne devraient pas dépasser 5% du PIB en 2022, sauf pour l’Égypte, le Maroc, la Roumanie, la Tunisie et le Sénégal. En Égypte, la dégradation du déficit courant, la forte dépendance aux importations de céréales et le souvenir des émeutes du pain de 1977 et des tensions sociales de 2008 ont provoqué d’importantes sorties de capitaux, avec notamment la vente de titres par les investisseurs étrangers sur le marché local de la dette souveraine. Les autorités monétaires ont été contraintes de dévaluer la livre égyptienne et le gouvernement a demandé le soutien du FMI.
Deuxièmement, au-delà de l’augmentation généralisée de l’endettement public entre 2019 et 2021 (avec une hausse moyenne et médiane de +10 pp de PIB), les principaux indicateurs utilisés pour évaluer la solvabilité des souverains sont restés satisfaisants ou se sont moins détériorés que prévu. Les ratios intérêts/revenus budgétaires ont légèrement augmenté (hausse médiane d’environ 1%), et la part de la dette libellée en devises, ainsi que celle en monnaie locale détenue par des non-résidents ont diminué. Les pays dont les indicateurs de solvabilité et de liquidité sont les plus fragiles et/ou qui se sont le plus détériorés depuis 2019 se trouvent presque exclusivement au Moyen-Orient et en Afrique. L’Argentine reste très fragile, avec un ratio d’endettement public inchangé et majoritairement en devises, mais le pays a obtenu le rééchelonnement de sa dette auprès du FMI et son excédent courant devrait se consolider.
Troisièmement, malgré la hausse des rendements des obligations d’État en monnaie locale et/ou des spreads sur les emprunts en devises, l’écart entre le taux d’intérêt sur la dette et la croissance du PIB (l’effet « boule de neige ») restera négatif, c’est-à-dire favorable à la dynamique de la dette – sauf pour l’Égypte, la Russie, l’Afrique du Sud et, dans une moindre mesure, le Brésil. La Turquie apparaît comme un cas particulier, et dans une position plus favorable, car, malgré la flambée des taux et la dépréciation de la monnaie, l’effet boule de neige sera encore plus négatif si toutefois le pays évite la récession et que le taux de change ne se déprécie pas plus que l’inflation.
À court terme, l’indicateur clé pour évaluer le risque souverain reste le ratio entre, d’une part, les remboursements des obligations et prêts internationaux souverains et quasi-souverains et, d’autre part, les réserves de change ou les actifs étrangers nets du gouvernement (s’ils sont supérieurs aux réserves de change). Sur la base de ce ratio, les pays à surveiller de près sont Bahreïn, l’Angola, la Croatie, l’Égypte, Oman et la Turquie. Pour ces pays, les remboursements représentent au moins 50% des réserves/actifs en devises du souverain. Un deuxième groupe de pays qui mérite une attention particulière est celui dont le ratio varie entre 20% et 30% (Argentine, Indonésie, Ghana, Roumanie, Tunisie et Ukraine).
L’Angola, l’Argentine, Bahreïn, le Ghana, l’Indonésie et Oman devraient pouvoir honorer les remboursements sur leur dette, aidés par la hausse des prix des matières premières. La Croatie, l’Indonésie et la Roumanie bénéficient toujours du coût raisonnable de leurs emprunts extérieurs. La Turquie et l’Égypte ont réussi à obtenir des financements des États du Golfe (lignes de crédit pour l’Égypte, émissions de Sukuk pour la Turquie), mais les financements de marché sont désormais très coûteux. La Tunisie se trouve dans la position la plus délicate, le soutien des institutions financières internationales ayant été suspendu dans l’attente d’un accord avec le FMI.