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Roumanie : du difficile dosage des politiques économiques

21/04/2022

L’économie roumaine a fortement ralenti au S2 2021, l’accélération de l’inflation ayant entraîné une baisse du pouvoir d’achat des salariés pour la première fois depuis 2010. Pour autant, la croissance est restée déséquilibrée et l’endettement public et privé s’est alourdi entre 2019 et 2021. Le resserrement monétaire est intervenu trop tardivement en 2021 et demeure très mesuré depuis le début de l’année. Le choc externe du conflit en Ukraine ne peut qu’accentuer le ralentissement de la croissance. Le coût de l’accueil des réfugiés retardera l’assainissement budgétaire. C’est à la politique monétaire qu’il incombe de veiller à la stabilité financière dans les circonstances exceptionnelles actuelles.

PRÉVISIONS ÉCONOMIQUES DE LA ROUMANIE
RATIO ENTRE SALAIRE NET MOYEN ET INFLATION

La croissance s'essouffle et reste déséquilibrée

La reprise de l’économie roumaine marque le pas. Après un rebond de la mi-2020 à la mi-2021, le PIB a nettement ralenti au T3 pour stagner au T4. Contrairement aux autres pays d’Europe centrale membres de l’Union européenne, la demande domestique s’est affaiblie. La contribution des échanges extérieurs est redevenue positive en raison principalement d’une contraction des importations. En termes de contribution, le freinage de la consommation des ménages est la cause principale du ralentissement. D’une part, la progression des salaires a été modérée (de 8,1% en g.a. fin 2020 à 7,1% fin 2021) quand, dans le même temps, l’inflation accélérait violemment (de 2,1% en décembre 2020 à 8,2% en décembre 2021). La forte augmentation des cas de contaminations de janvier à septembre a également affecté la confiance des ménages.

Le ralentissement masque cependant une croissance qui reste déséquilibrée, avec un recul des exportations et de l’investissement en partie compensé par la consommation privée et les dépenses courantes des administrations publiques. L’endettement, privé et surtout public, s’est alourdi. En 2021, les crédits aux particuliers ont progressé sensiblement plus vite que les salaires nominaux (11% contre 7%) et l’écart entre la croissance des crédits aux entreprises et la croissance nominale du PIB est encore plus important (21% contre 10%). Heureusement, au cours de la période 2015-2020, ces écarts étaient largement inversés de sorte que les taux d’endettement avaient sensiblement baissé.

En revanche, le ratio de dette publique est bien plus élevé qu’il ne l’était au milieu des années 2010. Certes, la récession et le plan de soutien de 2020 en sont largement responsables. Néanmoins, en 2021, le déficit du budget des administrations publiques était trop élevé pour stabiliser le ratio de dette malgré un écart positif entre la croissance nominale et les rendements des obligations souveraines. Par ailleurs, le déficit du compte courant, que l’épisode récessif de 2021 n’avait même pas permis de réduire, a continué de se dégrader pour atteindre près de 8% du PIB au S2 2021.

Fin 2021, les déficits jumeaux dépassaient donc largement les seuils d’alerte. Leur couverture est pour l’instant assurée grâce à un surcroît d’épargne domestique (le ratio de dépôts sur les crédits dans les banques était de 109% en septembre 2021 contre 104% fin 2019, ce qui correspond à des ressources supplémentaires de 2% du PIB entre les deux dates), ainsi qu’aux financements de l’UE et aux investissements directs étrangers (3% du PIB chacun). La liquidité extérieure n’est pas une source d’inquiétude car les métriques usuelles (ratios de couverture des importations et de la dette extérieure à court terme par les réserves de change) restent satisfaisantes. Toutefois, la dette extérieure des administrations publiques a très sensiblement augmenté depuis 2019 (de EUR 39,8 mds à 47,6 mds entre décembre 2019 et septembre 2021) pour financer les déficits budgétaires. Elle représente environ 45% de la dette publique totale contre environ 40% fin 2019.

Les freins à la croissance vont persister

La guerre en Ukraine n’a pas eu d’impact négatif sur le taux de change, le lei (RON) étant resté pratiquement stable contre l’euro depuis la mi-février 2022. En revanche, les rendements des obligations souveraines en monnaie locale se sont tendus de 140 points pour atteindre 6,8% sur les maturités à 10 ans. La hausse est 2,7 fois supérieure à celle des taux directeurs, reflet à la fois de la présence des investisseurs non-résidents sur la dette domestique roumaine et de leur plus forte sélectivité en cas de stress.

Comme pour la plupart des pays d’Europe centrale et des Balkans, l’effet direct du conflit en Ukraine par le canal du commerce extérieur devrait être plus important que pour la moyenne des pays émergents. Sauf à imaginer des effets de contagion massifs au sein de l’UE, l’impact sur l’activité pourrait néanmoins être limité car les exportations à destination de la Russie et l’Ukraine ne représentent que 3% du total des exportations roumaines.

Le ralentissement par le canal de l’inflation devrait se prolonger, l’inflation ayant continué d’accélérer pour atteindre 10,2% en mars 2022. Mais le taux de chômage a atteint un niveau historiquement bas (2,7% en mars 2022) de sorte qu’une spirale prix-salaires pourrait se réenclencher. La banque centrale n’a relevé son taux directeur que début octobre 2021 et de seulement 175 points de base (pb) alors que l’accélération de l’inflation a été de 810 pb depuis la fin 2020.

Attentisme non justifié à la politique monétaire

La difficulté pour le gouvernement et les autorités monétaires est de trouver le bon dosage de politique économique pour consolider la croissance, réduire le déficit courant, contenir celui du budget de l’État et stabiliser ainsi le ratio de dette publique sur PIB. Les enseignements des modèles standards d’économie ouverte en régime de change flexible militent en faveur d’une politique monétaire accommodante . En effet, elle permet de stimuler la croissance tout en limitant la dégradation des comptes extérieurs grâce à l’effet de la dépréciation du change sur le solde commercial en volume (le taux d’ouverture du pays est relativement élevé, de 57%). Mais, à court terme, une telle politique monétaire doit s’accompagner d’un resserrement budgétaire pour contenir la consommation stimulée par les taux d’intérêt réels bas, voire négatifs, et ainsi atténuer le renchérissement immédiat des importations engendré par la dépréciation du change et la hausse des prix de l’énergie.

Dans le cas de la Roumanie, la situation tendue du marché du travail autorise une telle politique budgétaire compensatoire même dans le contexte actuel de ralentissement de la croissance mondiale. Par ailleurs, l’endettement en devises non seulement de l’État mais aussi des entreprises et des ménages (respectivement 32% et 17% des crédits bancaires) requiert une stabilité du taux de change. Finalement, la marge de manœuvre en faveur d’une politique monétaire accommodante est très faible, voire même potentiellement néfaste pour la solvabilité financière de l’ensemble des agents économiques.

ROUMANIE : TAUX D’INTÉRÊT ET INFLATION

L’attentisme monétaire est encore moins justifié si l’on tient compte des orientations budgétaires annoncées et des dépenses exceptionnelles engendrées par le conflit. Avant son déclenchement, les orientations et prévisions budgétaires témoignaient d’une timide modération ; en novembre 2021, la Commission européenne prévoyait un déficit des administrations publiques de 6,9% du PIB en 2022 (6,3% dans la loi de Finances roumaine) et encore 6,3% en 2023. Or, entre 70 000 et 100 000 Ukrainiens, majoritairement des femmes et des enfants, ont trouvé refuge dans le pays. L’État roumain devra nécessairement prendre à sa charge les coûts afférents (hébergements, fourniture de produits de première nécessité, assistance médicale, scolarisation des enfants) au moins transitoirement, le temps que les EUR 17 mds de fonds de l’UE pour l’aide d’urgence aux réfugiés[1] soient effectivement versés aux pays en « première ligne » (Pologne, Roumanie notamment). Si l’indulgence des investisseurs dans la dette souveraine roumaine est requise cette année encore, une consolidation budgétaire devra intervenir en 2023. D’ici là, c’est avant tout à la politique monétaire qu’il incombe de veiller à la stabilité financière du pays dans les circonstances exceptionnelles actuelles.

[1]Prise en charge exceptionnelle à 100% (contre les 85% habituels) des fonds de cohésion jusqu’en juin 2022, déblocage de ceux prévus dans le budget pour 2014-2020 mais non utilisés, réallocation d’autres fonds dédiés (FEDER, REACT-EU).

LES ÉCONOMISTES EXPERTS AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

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