Luiz Inacio Lula da Silva a débuté son troisième mandat à la présidence du Brésil dans un climat sociopolitique tendu et un environnement économique peu porteur. Malgré les nombreux obstacles se dressant devant lui pour gouverner, Lula affiche des objectifs sociaux et environnementaux ambitieux. Leur réalisation s’appuiera, entre autres, sur une hausse des dépenses et une politique de crédit plus interventionniste. En l’absence d’une redéfinition crédible du cadre budgétaire, les marchés et la Banque centrale craignent que le recours à ces politiques se fasse au prix de plus gros déséquilibres macroéconomiques.
Une passation du pouvoir sous haute tension
La passation de pouvoir entre Jair Bolsonaro et Lula da Silva à la présidence du Brésil a été à plusieurs égards historique : absence de Jair Bolsonaro à l’investiture (une première pour un chef d’État sortant), prise d’assaut du Congrès, de la Cour suprême et du palais présidentiel par une partie de ses partisans une semaine après l’investiture.
Ces derniers contestent la légitimité de l’élection présidentielle et appellent, depuis plusieurs mois, l’armée à prendre le pouvoir.
Les premières mesures de Lula ne les ont pas apaisés (signature de décrets affectant les lois sur les armes à feu et l’exploitation minière dans les zones indigènes et protégées de la forêt tropicale, révocation d’ordonnances touchant à l’avortement, création de nouvelles instances de contrôle pour sanctionner la désinformation).
Politiques publiques : les grandes manœuvres ?
Lula, contrairement à son prédécesseur, souhaite remettre l’État au centre de l’équation de la croissance avec pour but de faire baisser la pauvreté et d’accélérer la transition vers un modèle de croissance plus durable.
Dix millions de Brésiliens sont tombés dans la pauvreté depuis la pandémie et environ 33 millions de personnes (15% de la population) sont actuellement en situation d’insécurité alimentaire dans un pays qui est pourtant 3e plus gros producteur mondial de denrées alimentaires et 1er exportateur mondial de viande. Pour agir rapidement contre la pauvreté (notamment la précarité et la faim), Lula compte procéder à une hausse des transferts en s’appuyant notamment sur i/ son programme phare Bolsa familia, ii/ la revalorisation du salaire minimum au-delà de l’inflation, iii/ la relance de programmes d’accès au logement et iv/ un programme d’action contre la faim.
Ce volet de son programme sera financé par de la dette, dans un premier temps, puis par une réforme fiscale destinée notamment à s’attaquer à un système d’imposition complexe et régressif (fortement basé sur la consommation plutôt que sur le revenu). Cette réforme ne devrait toutefois pas voir le jour avant l’approbation de nouvelles règles budgétaires, que Lula souhaite flexibiliser pour autoriser l’État fédéral à engager de manière plus souple des dépenses en faveur des pauvres et de la transition énergétique. Les banques publiques seront également mobilisées pour l’affectation de crédits subventionnés. Petrobras, la principale compagnie d’énergie du pays pourrait également subir une altération de sa politique de prix à la pompe. L’entreprise – dont Lula souhaite par ailleurs étendre les capacités de raffinage – pourrait voir ses prix davantage décorrélés des prix internationaux afin de mieux protéger les Brésiliens les plus vulnérables en cas de chocs.
Lula ne pourra toutefois pas agir durablement contre la pauvreté et les inégalités avec une croissance anémique. Il compte ainsi doubler sa politique de transferts et de subventions par la mise en place de politiques publiques pour stimuler l’investissement et la productivité, deux importants déterminants de la croissance potentielle. Celle-ci est actuellement muselée par la stagnation de la productivité, le ralentissement du taux de croissance de la population active (conséquence de la transition démographique du pays) et l’effritement de l’investissement (conséquence des ajustements budgétaires engagés depuis 2016).
Lula souhaiterait réactiver l’investissement public dans les infrastructures en collaboration avec les États. Il devrait continuer de s’appuyer en partie sur des contrats de concession mais souhaiterait élargir le recours aux partenariats public-privé (PPP) et inciter une meilleure prise en compte des considérations environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) dans les projets. La banque de développement BNDES devrait jouer un rôle central. Elle sera notamment mobilisée pour i/ financer des infrastructures vertes (parc éolien, centrales solaires), ii/ soutenir l’investissement des PME et des start-ups, et iii/ aider à revigorer la politique industrielle du pays (qui a perdu un peu plus d’un 1/5e de sa production en 10 ans).
À l’international, en prenant une position plus forte sur l’environnement, Lula espère activer i/ des leviers financiers (contributions au fonds de protection de l’Amazonie par les bailleurs officiels, capter l’appétit des investisseurs internationaux pour les investissements ESG dans un pays où ¾ du mix énergétique provient d’énergies renouvelables) mais aussi ii/ des leviers commerciaux (reprise de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur, suspendu en raison jusqu’alors du faible engagement du pays en matière de protection de l’environnement). Une plus grande ouverture commerciale permettrait des transferts de technologies autorisant à terme d’importants gains de productivité pour le pays.
Lula aura-t-il les moyens de ses ambitions ?
Lula affiche un programme ambitieux. Mais la fragilité de la situation politique et macroéconomique interroge sur sa capacité à mener à bien son projet. Premièrement, les conditions d’exercice du pouvoir lui seront peu favorables (taux de rejet élevé à son encontre au sein de la société, opposition renforcée au niveau parlementaire et des États, pouvoir plus dilué de son parti, le PT, au sein de sa coalition, société civile conservatrice mieux organisée et très active). Il devrait, à ce titre, avoir du mal à faire marche arrière sur la réforme des retraites (2019), celle du marché du travail (2016) et la privatisation d’Électrobras (2022), qu’une partie de son parti conteste.
L’expérience récente en Amérique latine (Chili, Colombie, Argentine, etc.) montre par ailleurs qu’il est de plus en plus difficile de gouverner dans la région.
Les cycles politiques et les « lunes de miel » sont de plus en plus courts, avec un très faible taux de renouvellement des gouvernements en place et un effritement rapide de la popularité des présidents nouvellement élus (à l’exception du Mexique et du Salvador). Cette situation tend à contraindre l’influence que ces derniers peuvent avoir sur le corps législatif, ce qui peut entraver l’avancée de réformes.
Deuxièmement, ses marges de manœuvres budgétaires seront très limitées. Lula commence son mandat dans un environnement économique peu porteur. La croissance ralentit depuis plusieurs mois et cette tendance devrait se poursuivre cette année. Cet environnement économique pèsera sur les recettes publiques, accentuant davantage la charge d’intérêts, déjà élevée (22% des recettes, 5,6% du PIB), et dont le poids en termes réels s’est fortement accentué depuis l’été 2022 (forte désinflation). L’État fait aussi face à d’importants besoins de refinancement en raison d’un endettement à court terme significatif (23% de la dette arrivera à maturité dans les 12 mois).
Par ailleurs, si le prix de certaines matières premières devrait rester favorable à court terme, les finances publiques pourraient ne pas pouvoir compter (comme en 2003-2010) sur un boom prolongé du prix des matières premières pour financer les programmes sociaux, d’autant qu’une partie plus importante de la manne pétrolière devrait progressivement être reversée aux États. L’État fédéral, dont la structure des dépenses est très rigide, est aussi plus endetté que lors du précédent mandat de Lula (+ 25 points de PIB en 10 ans). Il ne pourra pas compter non plus sur des recettes exceptionnelles issues de privatisations, Lula étant opposé à la cession d’actifs publics.
Outre la contrainte émanant des règles budgétaires[1], le faible potentiel de croissance de l’économie (estimée à 1,5-2%) pourrait aussi contraindre l’action publique. Une économie alimentée par la dépense publique, qui opèrerait durablement au-dessus de son potentiel de croissance (output gap positif), serait très vite génératrice de déséquilibres et alimenterait une inflation qui pourrait vite devenir persistante et préjudiciable aux segments les plus pauvres de la société.
Un pied sur l’accélérateur et l’autre sur le frein ?
En dépit des nombreux obstacles qui se dressent devant lui pour gouverner, Lula pourrait malgré tout obtenir gain de cause sur de nombreux sujets (un scénario qui inquiète les marchés, surtout localement). L’attribution de 8 de ses 37 portefeuilles ministériels à des partis du centre et du centre-droit (+6 à des partis de centre-gauche) lui ont déjà permis de faire voter un large amendement au budget de plus BRL 145 mds (environ 1,7% du PIB) pour autoriser le financement de ses programmes sociaux en 2023. Lula a aussi reconduit pour deux mois la baisse des taxes fédérales sur le pétrole à l’origine de la très forte désinflation au S2 2022 (l’IPCA a atteint 5,78% en décembre contre 11,9% en juin).
Les marchés craignent qu’un assouplissement budgétaire prolongé et le déploiement de crédits subventionnées par les banques publiques ne fassent perdurer une inflation et des taux d’intérêts à niveaux élevés (le SELIC est à 13,75% depuis le mois d’août). Les minutes de la Banque centrale en décembre dernier font aussi état de cette inquiétude. Le risque étant que l’économie se retrouve durablement prise en étau entre une politique budgétaire expansionniste et une politique monétaire restrictive alimentant un cercle vicieux entre inflation et taux d’intérêt aux dépens de la croissance et de la dynamique de la dette.
En dépit de cette inquiétude, le Brésil demeure attractif du point de vue des investisseurs internationaux, surtout en comparaison avec d’autres gros émergents (e.g. Turquie, Chine, Russie, Argentine, Afrique du Sud). Outre ses rendements réels positifs, et l’absence de contrôle des changes, sa posture désormais plus favorable en matière d’environnement, et sa défense du multilatéralisme et des institutions démocratiques constituent de nouveaux facteurs d’attraits du pays. Son faible déficit du compte courant, ses larges réserves de change, l’indépendance de sa Banque centrale, et l’absence de fragilité systémique au niveau bancaire et immobilier représentent aussi des atouts importants.
Salim Hammad