Eco Emerging

Brésil : De nouvelles priorités

17/01/2023
PDF

Luiz Inacio Lula da Silva a débuté son troisième mandat à la présidence du Brésil dans un climat sociopolitique tendu et un environnement économique peu porteur. Malgré les nombreux obstacles se dressant devant lui pour gouverner, Lula affiche des objectifs sociaux et environnementaux ambitieux. Leur réalisation s’appuiera, entre autres, sur une hausse des dépenses et une politique de crédit plus interventionniste. En l’absence d’une redéfinition crédible du cadre budgétaire, les marchés et la Banque centrale craignent que le recours à ces politiques se fasse au prix de plus gros déséquilibres macroéconomiques.

Une passation du pouvoir sous haute tension

Prévisions du Brésil

La passation de pouvoir entre Jair Bolsonaro et Lula da Silva à la présidence du Brésil a été à plusieurs égards historique : absence de Jair Bolsonaro à l’investiture (une première pour un chef d’État sortant), prise d’assaut du Congrès, de la Cour suprême et du palais présidentiel par une partie de ses partisans une semaine après l’investiture.

Ces derniers contestent la légitimité de l’élection présidentielle et appellent, depuis plusieurs mois, l’armée à prendre le pouvoir.

Les premières mesures de Lula ne les ont pas apaisés (signature de décrets affectant les lois sur les armes à feu et l’exploitation minière dans les zones indigènes et protégées de la forêt tropicale, révocation d’ordonnances touchant à l’avortement, création de nouvelles instances de contrôle pour sanctionner la désinformation).

Politiques publiques : les grandes manœuvres ?

Lula, contrairement à son prédécesseur, souhaite remettre l’État au centre de l’équation de la croissance avec pour but de faire baisser la pauvreté et d’accélérer la transition vers un modèle de croissance plus durable.

Dix millions de Brésiliens sont tombés dans la pauvreté depuis la pandémie et environ 33 millions de personnes (15% de la population) sont actuellement en situation d’insécurité alimentaire dans un pays qui est pourtant 3e plus gros producteur mondial de denrées alimentaires et 1er exportateur mondial de viande. Pour agir rapidement contre la pauvreté (notamment la précarité et la faim), Lula compte procéder à une hausse des transferts en s’appuyant notamment sur i/ son programme phare Bolsa familia, ii/ la revalorisation du salaire minimum au-delà de l’inflation, iii/ la relance de programmes d’accès au logement et iv/ un programme d’action contre la faim.

Coût moyen de la dette fédérale du Brésil au cours des 12 derniers mois (%)

Ce volet de son programme sera financé par de la dette, dans un premier temps, puis par une réforme fiscale destinée notamment à s’attaquer à un système d’imposition complexe et régressif (fortement basé sur la consommation plutôt que sur le revenu). Cette réforme ne devrait toutefois pas voir le jour avant l’approbation de nouvelles règles budgétaires, que Lula souhaite flexibiliser pour autoriser l’État fédéral à engager de manière plus souple des dépenses en faveur des pauvres et de la transition énergétique. Les banques publiques seront également mobilisées pour l’affectation de crédits subventionnés. Petrobras, la principale compagnie d’énergie du pays pourrait également subir une altération de sa politique de prix à la pompe. L’entreprise – dont Lula souhaite par ailleurs étendre les capacités de raffinage – pourrait voir ses prix davantage décorrélés des prix internationaux afin de mieux protéger les Brésiliens les plus vulnérables en cas de chocs.

Lula ne pourra toutefois pas agir durablement contre la pauvreté et les inégalités avec une croissance anémique. Il compte ainsi doubler sa politique de transferts et de subventions par la mise en place de politiques publiques pour stimuler l’investissement et la productivité, deux importants déterminants de la croissance potentielle. Celle-ci est actuellement muselée par la stagnation de la productivité, le ralentissement du taux de croissance de la population active (conséquence de la transition démographique du pays) et l’effritement de l’investissement (conséquence des ajustements budgétaires engagés depuis 2016).

Lula souhaiterait réactiver l’investissement public dans les infrastructures en collaboration avec les États. Il devrait continuer de s’appuyer en partie sur des contrats de concession mais souhaiterait élargir le recours aux partenariats public-privé (PPP) et inciter une meilleure prise en compte des considérations environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) dans les projets. La banque de développement BNDES devrait jouer un rôle central. Elle sera notamment mobilisée pour i/ financer des infrastructures vertes (parc éolien, centrales solaires), ii/ soutenir l’investissement des PME et des start-ups, et iii/ aider à revigorer la politique industrielle du pays (qui a perdu un peu plus d’un 1/5e de sa production en 10 ans).

À l’international, en prenant une position plus forte sur l’environnement, Lula espère activer i/ des leviers financiers (contributions au fonds de protection de l’Amazonie par les bailleurs officiels, capter l’appétit des investisseurs internationaux pour les investissements ESG dans un pays où ¾ du mix énergétique provient d’énergies renouvelables) mais aussi ii/ des leviers commerciaux (reprise de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur, suspendu en raison jusqu’alors du faible engagement du pays en matière de protection de l’environnement). Une plus grande ouverture commerciale permettrait des transferts de technologies autorisant à terme d’importants gains de productivité pour le pays.

Lula aura-t-il les moyens de ses ambitions ?

Brésil : variation de l'accumulation de stock de capital

Lula affiche un programme ambitieux. Mais la fragilité de la situation politique et macroéconomique interroge sur sa capacité à mener à bien son projet. Premièrement, les conditions d’exercice du pouvoir lui seront peu favorables (taux de rejet élevé à son encontre au sein de la société, opposition renforcée au niveau parlementaire et des États, pouvoir plus dilué de son parti, le PT, au sein de sa coalition, société civile conservatrice mieux organisée et très active). Il devrait, à ce titre, avoir du mal à faire marche arrière sur la réforme des retraites (2019), celle du marché du travail (2016) et la privatisation d’Électrobras (2022), qu’une partie de son parti conteste.

L’expérience récente en Amérique latine (Chili, Colombie, Argentine, etc.) montre par ailleurs qu’il est de plus en plus difficile de gouverner dans la région.

Les cycles politiques et les « lunes de miel » sont de plus en plus courts, avec un très faible taux de renouvellement des gouvernements en place et un effritement rapide de la popularité des présidents nouvellement élus (à l’exception du Mexique et du Salvador). Cette situation tend à contraindre l’influence que ces derniers peuvent avoir sur le corps législatif, ce qui peut entraver l’avancée de réformes.

Deuxièmement, ses marges de manœuvres budgétaires seront très limitées. Lula commence son mandat dans un environnement économique peu porteur. La croissance ralentit depuis plusieurs mois et cette tendance devrait se poursuivre cette année. Cet environnement économique pèsera sur les recettes publiques, accentuant davantage la charge d’intérêts, déjà élevée (22% des recettes, 5,6% du PIB), et dont le poids en termes réels s’est fortement accentué depuis l’été 2022 (forte désinflation). L’État fait aussi face à d’importants besoins de refinancement en raison d’un endettement à court terme significatif (23% de la dette arrivera à maturité dans les 12 mois).

Par ailleurs, si le prix de certaines matières premières devrait rester favorable à court terme, les finances publiques pourraient ne pas pouvoir compter (comme en 2003-2010) sur un boom prolongé du prix des matières premières pour financer les programmes sociaux, d’autant qu’une partie plus importante de la manne pétrolière devrait progressivement être reversée aux États. L’État fédéral, dont la structure des dépenses est très rigide, est aussi plus endetté que lors du précédent mandat de Lula (+ 25 points de PIB en 10 ans). Il ne pourra pas compter non plus sur des recettes exceptionnelles issues de privatisations, Lula étant opposé à la cession d’actifs publics.

Outre la contrainte émanant des règles budgétaires[1], le faible potentiel de croissance de l’économie (estimée à 1,5-2%) pourrait aussi contraindre l’action publique. Une économie alimentée par la dépense publique, qui opèrerait durablement au-dessus de son potentiel de croissance (output gap positif), serait très vite génératrice de déséquilibres et alimenterait une inflation qui pourrait vite devenir persistante et préjudiciable aux segments les plus pauvres de la société.

Un pied sur l’accélérateur et l’autre sur le frein ?

En dépit des nombreux obstacles qui se dressent devant lui pour gouverner, Lula pourrait malgré tout obtenir gain de cause sur de nombreux sujets (un scénario qui inquiète les marchés, surtout localement). L’attribution de 8 de ses 37 portefeuilles ministériels à des partis du centre et du centre-droit (+6 à des partis de centre-gauche) lui ont déjà permis de faire voter un large amendement au budget de plus BRL 145 mds (environ 1,7% du PIB) pour autoriser le financement de ses programmes sociaux en 2023. Lula a aussi reconduit pour deux mois la baisse des taxes fédérales sur le pétrole à l’origine de la très forte désinflation au S2 2022 (l’IPCA a atteint 5,78% en décembre contre 11,9% en juin).

Les marchés craignent qu’un assouplissement budgétaire prolongé et le déploiement de crédits subventionnées par les banques publiques ne fassent perdurer une inflation et des taux d’intérêts à niveaux élevés (le SELIC est à 13,75% depuis le mois d’août). Les minutes de la Banque centrale en décembre dernier font aussi état de cette inquiétude. Le risque étant que l’économie se retrouve durablement prise en étau entre une politique budgétaire expansionniste et une politique monétaire restrictive alimentant un cercle vicieux entre inflation et taux d’intérêt aux dépens de la croissance et de la dynamique de la dette.

En dépit de cette inquiétude, le Brésil demeure attractif du point de vue des investisseurs internationaux, surtout en comparaison avec d’autres gros émergents (e.g. Turquie, Chine, Russie, Argentine, Afrique du Sud). Outre ses rendements réels positifs, et l’absence de contrôle des changes, sa posture désormais plus favorable en matière d’environnement, et sa défense du multilatéralisme et des institutions démocratiques constituent de nouveaux facteurs d’attraits du pays. Son faible déficit du compte courant, ses larges réserves de change, l’indépendance de sa Banque centrale, et l’absence de fragilité systémique au niveau bancaire et immobilier représentent aussi des atouts importants.

Achevé de rédiger le 12 janvier 2023

Salim Hammad


[1]Le pays a mis en place un « plafond des dépenses » (2016) pour empêcher les dépenses primaires de croitre plus rapidement que l’inflation. La « loi d’or » (1988) interdit à l’État de s’endetter pour couvrir ses dépenses courantes. La « loi de Responsabilité Budgétaire » (1999), appliquée à tous les niveaux de gouvernement interdit de procéder à une hausse permanente de nouvelles dépenses en les finançant par des recettes qui auraient un caractère temporaire. La « loi budgétaire électorale » interdit de nouvelles dépenses ou de procéder à des exemptions fiscales en année électorale. Si ces règles ont été largement contournées ces dernières années à cause de la pandémie et de la guerre en Ukraine, elles représenteront (même amendées) une contrainte supplémentaire pour l’action publique et il est très peu probable que Lula puisse s’en affranchir sans réaction importante des marchés financiers.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

Découvrir les autres articles de la publication

Pays émergents
Inerties dans les pays émergents

Inerties dans les pays émergents

Au cours des tous derniers mois 2022, les marchés actions des principales places émergentes font preuve d’un peu plus d’optimisme [...]

LIRE L'ARTICLE
Chine
Chine : Nouveaux chaos

Chine : Nouveaux chaos

L’abandon soudain et mal préparé de la politique zéro Covid début décembre 2022 a plongé la Chine dans de nouvelles turbulences [...]

LIRE L'ARTICLE
Inde
Inde : Bonne résistance des finances publiques au ralentissement

Inde : Bonne résistance des finances publiques au ralentissement

L’économie indienne a bien résisté à l’environnement extérieur en 2022 mais elle ralentit en raison notamment des pressions inflationnistes [...]

LIRE L'ARTICLE
Malaisie
Malaisie : Vers une normalisation

Malaisie : Vers une normalisation

La Malaisie a bien résisté à l’environnement international en 2022. La croissance économique pourrait avoir dépassé 8% et les finances publiques se sont consolidées grâce à l’augmentation des revenus pétroliers [...]

LIRE L'ARTICLE
Philippines
Philippines : Ralentissement limité de la croissance pour 2023

Philippines : Ralentissement limité de la croissance pour 2023

Le gouvernement philippin a maintenu les restrictions sanitaires liées à la pandémie pour une durée plus longue que la moyenne des pays émergents, certaines régions étant restées confinées jusqu’en avril 2022 [...]

LIRE L'ARTICLE
Vietnam
Vietnam : Craquements financiers dans un contexte de reprise soutenue

Vietnam : Craquements financiers dans un contexte de reprise soutenue

Le Vietnam a bénéficié d’un solide redressement de sa croissance économique en 2022, soutenu par le dynamisme du secteur exportateur et de la demande intérieure [...]

LIRE L'ARTICLE
Turquie
Turquie : Stabilisation financière encore fragile

Turquie : Stabilisation financière encore fragile

La Turquie bénéficie d’une accalmie financière depuis la mi-2022 avec une plus grande stabilité du taux de change par rapport au premier semestre, une baisse des primes de risque et des rendements obligataires [...]

LIRE L'ARTICLE
Hongrie
Hongrie : Recalibrage monétaire et budgétaire

Hongrie : Recalibrage monétaire et budgétaire

L’activité économique s’est affaiblie au troisième trimestre. Les perspectives restent sombres à court terme [...]

LIRE L'ARTICLE
Bulgarie
Bulgarie : Les autorités visent l'adoption de l'euro en 2024

Bulgarie : Les autorités visent l'adoption de l'euro en 2024

La croissance du PIB a été résiliente au cours des trois premiers trimestres de l’année 2022 mais devrait nettement ralentir en 2023 [...]

LIRE L'ARTICLE
Israël
Israël : Le bon élève économique de l'OCDE

Israël : Le bon élève économique de l'OCDE

Les performances économiques israéliennes ont été particulièrement bonnes en 2022 et restent supérieures à la moyenne des autres pays de l’OCDE [...]

LIRE L'ARTICLE
Chili
Chili : Réformes sur fond de récession

Chili : Réformes sur fond de récession

Il est peu probable que le Chili échappe à une récession en 2023 [...]

LIRE L'ARTICLE
Maroc
Maroc : Nouveau test de résistance en 2023

Maroc : Nouveau test de résistance en 2023

L’économie marocaine continuera d’afficher des déséquilibres extérieurs et publics importants malgré le reflux des cours mondiaux des matières premières. La stabilité macroéconomique n’est toutefois pas menacée [...]

LIRE L'ARTICLE