La Turquie bénéficie d’une accalmie financière depuis la mi-2022 avec une plus grande stabilité du taux de change par rapport au premier semestre, une baisse des primes de risque et des rendements obligataires. La croissance a stagné au T3 2022 mais l’inflation mensuelle ralentit et les indicateurs conjoncturels disponibles sur le T4 2022 restent bien orientés. Pour 2023, un essoufflement est inévitable compte tenu du ralentissement de l’activité attendu chez les principaux partenaires commerciaux du pays. Mais la demande intérieure pourrait atténuer le choc extérieur et la baisse des prix du pétrole devrait permettre de réduire le déficit courant. Pour autant, il est encore trop tôt pour conclure au succès de la politique économique combinant soutien budgétaire, assouplissement monétaire et multiplication des mesures règlementaires pour canaliser la croissance du crédit et inciter à la liraisation.
Sur les six derniers mois, les conditions financières se sont nettement détendues en Turquie. Depuis octobre, la livre est plus stable contre le dollar (USD) après s’être dépréciée de 25% sur les six premiers mois de l’année 2022, dépréciation qui a fortement ralenti au cours de l’été (-7%).
Les réserves officielles de change ont été reconstituées, atteignant USD 128 mds fin décembre contre USD100mds fin juin. La prime de risque mesurée par les CDS spreads 5 ans est passée de 900 points de base mi-juillet à 500 points de base fin décembre.
Plus frappant encore, les rendements des obligations d’État à 10 ans ont fondu de 25% début avril à 9,7% fin décembre malgré l’accélération de l’inflation, qui est passée dans le même temps de 60% à 64,3% en g.a.
Cette détente n’est-elle qu’une accalmie temporaire ou au contraire signe-t-elle le succès de la stratégie monétaire et financière combinant assouplissement monétaire (depuis la mi-août 2022 le principal taux directeur de la banque centrale a été ramené de 14% à 9%), multiplication des mesures règlementaires pesant sur les banques (90 entre décembre 2021 et décembre 2022) pour principalement canaliser la croissance du crédit, et mesures d’incitation à la “liraisation” ?
Il est encore trop tôt pour répondre à cette question. D’un côté, l’activité résiste, le rythme mensuel d’inflation décroît et le déficit budgétaire est bien plus faible que ce qui était généralement anticipé.
D’un autre côté, le déficit courant dépasse le niveau d’alerte de 5% du PIB, en raison du gonflement de la facture énergétique, et les sources de financement extérieure sont fragiles. Toutefois, le risque d’un nouveau stress financier avant les élections de juin 2023 est peu probable.
Une croissance soutenue malgré l’inflation
Sur les neufs premiers mois de 2022, et par rapport à la même période de 2021, la croissance du PIB réel s’est établie à 5,9% malgré une légère contraction au T3 (-0,1% t/t). La consommation des ménages en a été le moteur principal avec une progression de 21%, un record depuis que les comptes nationaux existent[1]. Par rapport à 2019, la hausse atteint 40%. Les indicateurs habituels (ventes d’automobiles, production industrielle et importations de biens de consommation) affichent des augmentations plus modérées mais qui sont tout aussi exceptionnelles par leur ampleur[2]. Pourtant, l’évolution des revenus salariaux (+13% en termes réels par rapport à 2019) s’est déconnectée de celle de la consommation malgré le dynamisme de l’emploi (+11% depuis 2019).
L’accélération de l’inflation a entraîné des pertes de pouvoir d’achat jusqu’à la mi-2022. Néanmoins, la confiance des ménages s’est redressée depuis l’été grâce à un deuxième relèvement du salaire minimum en juillet et l’annonce, en juin dernier, d’une forte augmentation du budget de l’État, notamment des transferts courants à l’approche des élections présidentielles et législatives de juin 2023[3]. Surtout, la consommation a été soutenue par le crédit
La progression de la consommation au cours des deux dernières années dépasse largement le simple effet de rattrapage : certes des facteurs objectifs (achats anticipés de biens durables, taux d’intérêt réels négatifs, dynamisme du marché du travail) permettent de l’expliquer, mais le rythme de progression paraît difficilement extrapolable.
L’investissement et les exportations nettes ont bien moins contribué à la croissance. Néanmoins, leur composition concoure à la stabilité macroéconomique et laisse espérer une élévation du PIB potentiel.
L’investissement en machines et équipement a été très dynamique (+15,4% après 9,1% en 2021) contrairement à l’investissement dans la construction (-12,4% après -6% en 2021). Avec une croissance de seulement 7,8% en 2022, les importations ont été plutôt modérées au regard de la vigueur des composantes de la demande, dont la propension à importer est a priori la plus forte (consommation, investissements en machines et équipement, exportations)[4]. Qui plus est, la progression des importations de biens d’équipement a surpassé celle des biens de consommation. Parallèlement, les exportations ont progressé plus vigoureusement que les importations de l’Union européenne (respectivement 14% contre 9,5% en 2022), principal marché de la Turquie (41% de ses exportations). Elles se sont diversifiées géographiquement ; la part de l’UE dans les exportations totales a diminué de 3 points depuis 2018 en faveur des États-Unis et très récemment de la Russie (+1,5 point chacun).
Pas de risque de récession en 2023
En octobre, les indicateurs conjoncturels se sont de nouveau améliorés et, au dernier trimestre, les exportations ont progressé de +6% par rapport au T3 malgré les signaux négatifs en provenance de la zone euro. L’activité pourrait donc avoir rebondi au T4. Toutefois, d’après les enquêtes de la banque centrale auprès des entreprises du secteur manufacturier, l’opinion sur l’évolution de la production et des carnets de commandes est restée dégradée jusqu’en novembre 2022 et les industriels jugeaient leur niveau de stocks trop élevé.
Pour 2023, le ralentissement ou la récession attendus dans les principaux partenaires commerciaux (l’Allemagne est le premier marché extérieur du pays) devraient finir par brider les exportations. La demande intérieure pourrait cependant atténuer le choc extérieur.
Le rattrapage salarial devrait se poursuivre (nouveau relèvement du salaire minimum de 30% en juillet) et, avec la stabilisation de la livre, l’inflation continuerait de ralentir (l’inflation sous-jacente est passée de 8% par mois fin 2021-début 2022 à 4% entre février et août, puis 2% entre septembre et novembre 2022). Par ailleurs, les ménages bénéficieront de la hausse des transferts courants qui devrait se concentrer sur le premier semestre 2023[5]. Il est peu probable qu’ils puisent dans leur épargne autant qu’en 2022, mais une nouvelle baisse du taux d’épargne reste possible car les ménages turcs ne sont pas surendettés.
L’investissement productif continuerait d’être un soutien à la croissance. L’opinion des industriels sur leurs intentions d’investissement est restée très positive jusqu’en novembre dernier. L’excédent brut d’exploitation[6] s’est fortement redressé en termes réels depuis la mi-2020 et, contrairement au crédit aux ménages, les prêts aux entreprises ne semblent avoir joué qu’un rôle d’appoint dans la reprise de l’investissement en équipement.
Au total, malgré un environnement extérieur beaucoup moins porteur qu’en 2021 et 2022 , l’économie turque devrait non seulement échapper à la récession en 2023 mais la croissance pourrait surprendre à la hausse une fois de plus.
Les déficits extérieurs, une limite au soutien budgétaire
L‘exécution budgétaire pour 2022 fait ressortir un déficit du gouvernement central de seulement 1,2% du PIB sur janvier-novembre avec un surplus primaire de 0,9%, et donc une charge nette d’intérêts toujours modérée de 2,1%. L’État bénéficie de taux d’intérêt réels négatifs artificiellement bas en imposant aux banques de constituer des réserves obligatoires en titres du Trésor, non seulement sur les dépôts mais aussi sur les crédits.[7] La marge de manœuvre budgétaire est importante et le gouvernement va l’utiliser. Les déséquilibres extérieurs constituent cependant une limite au soutien budgétaire.
À USD43,5mds sur douze mois glissants en octobre, le déficit courant a atteint 6% du PIB. Il résulte de l’augmentation du déficit de la balance énergétique (8% du PIB contre 5% en 2021 et seulement 0,5% en 2020) et du différentiel de croissance avec le reste du monde. D’après la banque centrale, corrigé de l’écart de croissance et des termes de l’échange, le solde courant est excédentaire depuis le T4 2021.
En 2023, le déficit courant devrait se réduire avec la baisse des prix du pétrole. La prévision du gouvernement de 2,5% du PIB, qui était jugée jusqu’à présent très optimiste, est devenue plus réaliste car, au niveau de prix actuel (80 dollars par baril pour le brent), la facture énergétique devrait s’alléger d’environ 2 points de PIB. Cependant, il est peu probable qu’hors énergie le solde courant s’améliore de 1,5 point de PIB supplémentaire car l’inflation a réduit les gains de compétitivité-change.
En 2022, le déficit courant a été couvert à hauteur de 30% par le poste « erreurs et omissions ». Ce dernier inclut une partie des recettes touristiques probablement sous-estimées, ainsi que des flux non répertoriés venant de Russie (contrairement à l’UE, la Turquie n’impose pas d’embargo et sert de relais aux échanges extérieurs de la Russie). Pour 2023, les erreurs et omissions devraient se normaliser. Elles pourraient cependant être compensées par une réduction des sorties d’investissements de portefeuille si les élections n’aboutissent pas à une situation conflictuelle (en cas de cohabitation par exemple), générant de nouvelles sorties de capitaux.
La “liraisation” est devenue le principal objectif des autorités[8]. Le dispositif d’incitation pour les particuliers et les entreprises de convertir en livres leurs dépôts en devises (dispositif mis en place fin 2021 et reconduit jusqu’à la fin 2023) a été un succès, la part des dépôts en devises des entreprises et particuliers confondus ayant chuté de 63% fin 2021 à 46% fin 2022. Le coût pour l’État de ce dispositif représente près de USD 5 mds, soit 0,7% du PIB, ce qui reste modéré. Cependant avec la baisse des taux directeurs et la stabilisation du taux de change, des sorties du dispositif ont eu lieu en décembre dernier et occasionné de nouvelles tensions sur la livre.
François Faure