Eco Emerging

Eviter la rechute

14/07/2019
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Sortir de la stagflation

Le FMI a revu à la baisse sa prévision de croissance économique pour la Turquie en 2019 de +0,4% en octobre dernier à -2,5% en avril. Le consensus des économistes de juin (source Bloomberg) table sur une contraction du PIB de 1,5% cette année. Notre scénario moins pessimiste suppose une reprise en fin d’année mais reste sujet à des risques baissiers associés aux facteurs exogènes.

Prévisions
Indicateurs conjoncturels

Après trois trimestres de récession technique, le PIB a rebondi au T1 2019 conformément aux attentes (+1,3% t/t cvs-cjo), mais reste en repli de 2,6% en glissement annuel (g.a.), compte tenu d’un effet de base important. La consommation des ménages a progressé de 0,8% t/t cvs-cjo au T1, grâce aux mesures gouvernementales de soutien du pouvoir d’achat à l’approche des élections municipales de mars (hausse des salaires dont +26% pour le salaire minimum, allègement de la facture d’électricité des ménages défavorisés, rabais fiscal sur les achats de voitures neuves) et du crédit bancaire par les banques publiques. Pendant que la consommation publique accélérait de 5,1%, l’investissement (public et privé confondus) baissait de 0,7% pour le quatrième trimestre consécutif en lien notamment avec les difficultés financières du secteur privé. La contribution du commerce extérieur à la croissance du PIB est demeurée positive malgré la chute de 4,7% des exportations (-5,5% pour les importations), qui ont cependant progressé de 4% en g.a.

Si les exportations et les recettes touristiques ont été dopées par la faiblesse de la livre (respectivement +12,1% et +9,4% en g.a. en valeur en mai), les indicateurs conjoncturels sont restés très mal orientés au T2. La production industrielle (-2% en g.a. en moyenne mobile sur 3 mois en mai) et les ventes au détail (-5,1% en avril) ont de nouveau marqué le pas. Les ventes de véhicules neufs ont chuté de 50% en g.a., malgré la prolongation de la prime fiscale. L’indice PMI du secteur manufacturier est inférieur à 50 (seuil entre expansion et contraction) depuis le mois d’avril 2018. Les enquêtes auprès des entreprises et des consommateurs indiquent une nouvelle inflexion à la baisse des indices de confiance en mai et juin par rapport aux quatre premiers mois de l’année. Le sentiment des agents économiques quant aux perspectives économiques demeure ainsi « pessimiste » (inférieur à 100) depuis plus d’un an. Enfin, le crédit s’est contracté de nouveau au cours des deux derniers mois.

Les conditions sur le marché du travail continuent à se dégrader. En un an, le taux de chômage est passé de 10,1% à 14,1% en mars et flirte désormais avec les 25% chez les jeunes. Compte tenu des pressions démographiques et de l’augmentation du taux de participation (52,9%), la population active totale a crû de 2% en un an, tandis que la population active occupée baissait de 2,5%. Au final, le nombre d’inscrits au chômage a bondi de 41,5% en un an, à 4,5 millions en mars. Le secteur de la construction, l’un des moteurs de l’activité économique, a connu une saignée importante (-26% des emplois sur l’année écoulée). Dans le même temps, le secteur manufacturier et les services marchands ont limité les baisses d’effectifs à respectivement 1,9% et 1%.

L’apathie de la demande interne a pour corollaire la poursuite du ralentissement de l’inflation. Aidé par la modération des prix alimentaires, l’indice des prix à la consommation (IPC) s’est établi à 15,7% en g.a. en juin après 18,7% en mai.

…et de la dollarisation

Contrainte par la volatilité du marché des changes, la banque centrale (CBRT) a maintenu son taux directeur (repo à une semaine) à 24% depuis septembre 2018. Le niveau très élevé des taux d’intérêt réels ex-ante et l’absence de baisse des taux lors du dernier comité de politique monétaire le 12 juin ont précipité le limogeage du gouverneur de la CBRT Murat Cetinkaya le 6 juillet.

Taux de change et dollarisation des dépôts bancaires

La livre turque pourrait de nouveau être sous pression. Elle s’est appréciée de 9% face au dollar US entre début mai et début juillet. après avoir chuté de 15% en mars-avril, sur fond de tensions (géo)politiques et d’incertitude quant au niveau réel des réserves de change dites « libres » (estimé à environ USD 25 mds) du fait de l’opacité des opérations de swap de change entre la CBRT et les banques publiques. Malgré la contraction rapide du déficit courant (USD 3,1 mds en janvier-mai 2019 contre UDS 28 mds un an plus tôt), le tarissement des flux de capitaux (baisse du surplus du compte financier de USD 18,5 mds à USD 3,2 mds sur la même période) s’est traduit par une nouvelle réduction des réserves de change. Les sorties nettes d’investissements de portefeuille (actions et obligations) de la part des non-résidents ont atteint USD 2,3 mds depuis mars. Entre mai et décembre 2019, le service de la dette externe (principal plus intérêts) est estimé à USD 73 mds, soit l’équivalent des réserves de change brutes (or exclu mais dépôts en devises des banques commerciales inclus).

La CBRT est confrontée à une fuite devant la monnaie turque et la hausse de la dollarisation de l’économie (53% des dépôts bancaires en devises en juin). Elle a suspendu temporairement en mai ses opérations de repo et abaissé la limite maximale de constitution des réserves obligatoires (RO) sur les dépôts en monnaie locale par des devises de 40% à 30%, de manière à soutenir la livre. Par ailleurs, à titre de mesure prudentielle, la CBRT a rehaussé les taux de RO sur les passifs bancaires en devises.

Si les mesures réglementaires et fiscales initiées pour « dédollariser » l’économie peuvent apparaître coercitives, elles sont probablement nécessaires mais resteront inefficaces sans une stabilisation macroéconomique. Seule la crédibilité de la politique monétaire et un ancrage des anticipations d’inflation permettront un regain de confiance dans la livre comme réserve de valeur, base de sa stabilité et de la constitution d’une épargne domestique en monnaie locale solide.

Finances publiques : freiner plutôt qu’accélérer

La conjonction d’une politique budgétaire expansionniste depuis trois ans et de conditions économiques récessives est à l’origine d’une détérioration rapide des comptes publics au cours des derniers mois. Malgré une nouvelle dégradation de la note souveraine en devises à long terme par Moody’s et Fitch, les finances publiques ne sont pas une source d’inquiétude majeure à court terme.

Reste à savoir si la période post-électorale qui s’ouvre sera propice à un tour de vis budgétaire et aux réformes structurelles, ou si, au contraire, la conjoncture dégradée et d’éventuelles sanctions américaines, relanceront les mesures contra-cycliques et/ou hétérodoxes comme la potentielle utilisation des réserves de change pour les besoins de financement du gouvernement.

L’objectif du gouvernement d’un déficit public de 1,5% du PIB cette année, bâti sur une hypothèse de croissance de +2,4%, apparaît d’ores-et-déjà caduc. Le déficit public a dépassé 3% du PIB sur douze mois en mai (80% du déficit nominal annuel cible atteint), et même près de 5% du PIB selon la définition du FMI qui exclut les revenus exceptionnels (recettes de privatisations, profits de la banque centrale, etc.). Sur les cinq premiers mois de l’année, les recettes ont baissé de 2,4% en g.a. en termes réels, pendant que les dépenses primaires augmentaient de 13,5%. Dans le même temps, les paiements d’intérêts ont grimpé de 50% en cinq mois pour atteindre 2,2% du PIB en raison, s’agissant de la dette en monnaie locale, de l’indexation sur l’inflation des intérêts et du renchérissement du taux de refinancement (22,2% contre 13,4% il y a un an), et, s’agissant de la dette en devises (50% de la dette totale) de l’alourdissement mécanique des intérêts en raison de la dépréciation du change.

La dette publique ne représente que 31,5% du PIB et la question de sa soutenabilité ne se pose pas. Toutefois, son encours progresse rapidement (+27% g.a. en mai), et l’évolution des garanties publiques et des engagements contingents est à surveiller. Le premier facteur explicatif du gonflement de la dette est la hausse du déficit, le second étant l’effet comptable de la dépréciation de la livre sur l’encours de dette. Le profil de dette domestique devient plus risqué : 36% des titres émis sont en devises (surtout en EUR) et la maturité moyenne des nouveaux titres n’excède pas 29 mois contre 59 mois un an plus tôt. Depuis juin, la CBRT a ouvert une ligne de liquidité au jour le jour (au taux repo -100 pb) pour les spécialistes en valeur du Trésor, plafonnée en fonction de leurs achats de titres publics. De janvier à mars, le gouvernement a privilégié l’endettement sur les marchés internationaux, profitant des taux bas surtout en euro (4,625% en EUR et 7,625% en USD). L’encours d’Eurobonds a ainsi cru de 43% sur un an, dépassant le programme annuel d’endettement net. Depuis mars, les spreads souverains se sont de nouveaux écartés d’environ 100 pb pour atteindre 500 pb.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

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