Eco Conjoncture

La controverse du compte courant

28/02/2019
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Ces dernières années, l’Allemagne a affiché d’importants excédents courants, bien au-dessus du niveau considéré comme conforme aux fondamentaux économiques. Ils pourraient être attribués à une forte hausse de l'épargne des administrations publiques et des entreprises. De nombreux observateurs considèrent l’excédent du compte courant allemand comme une menace pour l’économie de la zone euro et incitent les autorités allemandes à le réduire, en augmentant les salaires et en investissant dans les infrastructures. Ces demandes ont été largement ignorées. En s’appuyant sur des simulations économétriques, les autorités allemandes avancent que ces mesures seraient préjudiciables à l’économie allemande et sans grande incidence sur le reste de la zone euro. Ils souhaitent plus de réformes structurelles au sein de l’Union européenne, notamment une plus grande ouverture du marché des services.


Au cours de la décennie passée, la balance des paiements allemande a affiché d’importants excédents courants. Depuis 2011, l’excédent est supérieur à 6 % du PIB, le seuil au-dessus duquel il est qualifié d’excessif par l’Union européenne.

Les déséquilibres des comptes courants ne sont pas, en tant que tels, problématiques. S’agissant de l’Allemagne, ils sont en partie liés à l’accumulation de l’épargne par une population vieillissante investie à l’étranger dans des économies plus jeunes et dynamiques.

Cependant, ils peuvent également être dus à des distorsions des taux de change. Selon les estimations du FMI, l’excédent courant allemand corrigé des variations conjoncturelles s’est élevé à 8,25 % en 2017, soit 3,25 – 6,25 % au-dessus de l’intervalle considéré comme conforme aux fondamentaux économiques[1]. Selon le Fonds, le taux de change effectif réel est sous-évalué de 10-20 %.

Lors de la création de la zone euro, beaucoup estimaient que les balances nationales des comptes courants ne joueraient aucun rôle. Cependant, la crise de la dette souveraine a révélé que les déséquilibres des balances des paiements nationales avaient bel et bien un impact important sur les marchés financiers européens fragmentés.

Au cours des dernières années, l’Allemagne a été vivement critiquée pour l’importance de son excédent courant. Les institutions internationales, les partenaires commerciaux et les économistes ont fait valoir le risque que cela présentait pour la stabilité macroéconomique et lui ont demandé d’utiliser sa marge de manœuvre budgétaire pour stimuler la demande intérieure.

Ces demandes sont en grande partie restées lettre morte. Les autorités allemandes soutiennent que l’excédent courant est principalement dû à des facteurs structurels, tels que le vieillissement de la population, et à certains facteurs temporaires comme la faiblesse relative des prix de l’énergie et d’autres matières premières. De plus, un programme de relance budgétaire n’aurait qu’une faible incidence sur l’équilibre des balances des paiements des autres pays de l’UE et du reste du monde.

Le gouvernement allemand a récemment lancé un programme d’investissement, mais de faible envergure. Il cadre bien avec les recommandations de la Commission européenne visant à réduire les excédents courants. Néanmoins, selon cette dernière, ce programme n’aura qu’un impact limité sur l’excédent allemand. Dans les prévisions économiques d’automne de la Commission, l’excédent courant reculerait, à 7 % environ du PIB en 2020.

Les raisons de l’excédent courant allemand

Depuis la création de la République fédérale d’Allemagne (RFA) en 1949, le compte courant a été la plupart du temps excédentaire (graphique 1). Jusqu’à la réunification en 1990, l’Allemagne de l’Ouest n’a, en effet, connu que deux importants épisodes de déficit courant, en 1965 et en 1980. La situation a radicalement changé avec la réunification en 1990. L’important programme de relance budgétaire pour la reconstruction des nouveaux Länder, et la perte de compétitivité par les prix due à l’accroissement des charges patronales, se sont traduits par un déficit courant qui a perduré une décennie.

Compte courant de l'Allemagne

Depuis le milieu des années 2000, l’économie s’est remarquablement redressée (à l'exception d'une brève interruption pendant la Grande récession), portée par les exportations et la vigueur du secteur manufacturier. Le processus de prise de décision par consensus entre le patronat et les syndicats n’y est pas non plus étranger. Cela a en effet permis aux entreprises allemandes de mieux s’adapter aux nouveaux défis, tels que l’entrée dans le marché commun de pays voisins à faibles coûts, comme la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie, ou encore l’émergence de la Chine comme pays exportateur majeur. Les entreprises se sont de plus en plus retirées des accords salariaux de branche et ont opté pour des pactes d’entreprise, plus adaptés à leur situation.

Les réformes Hartz du marché du travail, mises en œuvre entre 2003 et 2005, ont renforcé la politique de modération salariale visant à préserver l’emploi. Entre 2000 et 2010, les coûts unitaires de main-d’œuvre par heure travaillée dans le secteur manufacturier ont baissé de 10 % en Allemagne par rapport à la France et à l’Italie, et même de 22 % par rapport à l’Espagne. L’industrie manufacturière allemande a ainsi regagné en compétitivité et est parvenue à maintenir son poids dans l’économie, alors que dans d’autres grandes économies elle a connu une chute sévère, en particulier après la Grande récession (graphique 2).

Allemagne : le sector manufacturier maintient sa position

La composition géographique du compte courant montre que, entre 2004 et 2010, le principal facteur à l’origine de la progression de l’excédent allemand était lié aux autres pays de la zone euro (graphique 3). Depuis la crise de la dette souveraine en Europe, les pays d’Europe du Sud ont été contraints de réduire leurs dépenses et l’excédent de l’Allemagne vis-à-vis du reste de la zone euro a diminué. En revanche, en partie en raison de la dépréciation de l’euro, l’excédent a augmenté par rapport aux Etats-Unis. En 2017, l’euro a perdu 17 % de sa valeur face au dollar, par rapport à 2013. De plus, le fléchissement des prix du pétrole et celui des autres matières premières ont renforcé la balance des paiements allemande après 2013.

Répartition géographique du compte courant de l'Allemagne

Un pays d’épargnants

La position des comptes courants reflète la différence entre l’épargne intérieure et l’investissement. Cela soulève la question suivante : l’augmentation de l’excédent allemand depuis 2000 est-elle due à la faiblesse des investissements, à la hausse de l’épargne ou à un mélange des deux ?

Selon une opinion très répandue, l’augmentation rapide de l’excédent courant allemand est imputable à la faiblesse des investissements publics et privés. Cependant, cela ne semble pas être corroboré par les données. Même si le taux d’investissement de l’Allemagne est relativement bas par rapport aux autres grandes économies, il est resté remarquablement stable depuis 2001 (graphique 4). En revanche, dans d’autres grandes économies, comme l’Italie et les Etats-Unis, il a fortement baissé.

Si les dépenses d’investissement n’ont pas baissé depuis 2001, l’épargne doit avoir augmenté. Or, c’est bien le cas. Entre 2001 et 2017, le taux d’épargne brute de l’ensemble de l’économie allemande a augmenté de 7 points (graphique 5).

Taux d'investissement dans certaines grandes économies
Taux d'épargne nationale brute des économies importantes

Lorsqu’on examine le taux d’épargne par secteur, on voit que si les ménages présentent le taux le plus élevé, les principales contributions à la hausse du taux d’épargne global proviennent des administrations publiques (4,2 points) et des entreprises (2,4 points). Dans les autres grandes économies, en revanche, le taux d’épargne nationale a reculé depuis le début des années 2000.

Les statistiques des comptes financiers (graphique 6) illustrent parfaitement ces évolutions. Sauf erreurs et omissions, la balance du compte des transactions courantes et du compte de capital est égale au total net du compte financier (cf. encadré 1). Si ce dernier chiffre est positif (négatif), le pays affiche une position créditrice (débitrice) vis-à-vis du reste du monde.

Comptes financiers des différents secteurs

Les statistiques des comptes financiers montrent que l’accroissement de l’excédent du compte courant (en % du PIB) a pour principale contrepartie l’augmentation de l’excédent du solde financier du secteur des administrations publiques, de -3,1 % en 2001 à 1,2 % en 2017. Cette augmentation était en partie due aux préoccupations grandissantes entourant les engagements financiers futurs liés au vieillissement de la population, comme la hausse des dépenses de santé et des coûts des retraites.

Pour maîtriser les dépenses budgétaires, l’Allemagne a inscrit dans la constitution un nouveau dispositif de frein à l’endettement (Schuldenbremse), qui limite le déficit structurel de l’Etat fédéral à 0,35 % à peine du PIB et interdit, à partir de 2020, les déficits structurels des Länder sauf en cas de catastrophe naturelle ou de récession sévère. Ce dispositif est conforme aux exigences budgétaires du Pacte de stabilité et de croissance européen.

Le gouvernement a également annoncé que les régimes de retraite publics seront désormais moins généreux. Pour compenser cette baisse, l’Etat a introduit un régime de retraite privé subventionné, le régime Riester. Cette mesure n’a pas entraîné de hausse notable de l’épargne globale des ménages. Ces derniers ont probablement transféré leur épargne vers les régimes subventionnés. L’excédent financier du secteur des ménages s’est ainsi établi à 5 % en 2017, seulement 0,5 point de pourcentage de plus qu’en 2001.

Autre facteur : le solde du secteur des sociétés non financières, qui s’est amélioré. Proche de zéro en 2001, il est passé à 1,5 % du PIB en 2017. L’accroissement de l’excédent est en contradiction avec les résultats des enquêtes sur l’investissement selon lesquelles les entreprises expriment de plus en plus leur volonté d’investir. Cependant, face à la pénurie de main-d’œuvre qualifiée en Allemagne, les entreprises se tournent de plus en plus vers l’Europe centrale et orientale (Pologne, République tchèque, Hongrie et Slovaquie). Elle est devenue la destination favorite des investissements en raison de sa main-d’œuvre bien formée, de salaires relativement bas et de sa proximité avec l’Allemagne. Ce facteur a joué un rôle important dans le renforcement de la position extérieure nette d’Allemagne. En général, ces investissements ont été plutôt rentables (cf. encadré 2).

Les déséquilibres des comptes courants : un sujet de préoccupation

L’excédent d’un pays implique un déficit dans un autre pays (cf. encadré 3). Dans le cas d’Allemagne, les excédents courants importants du commerce bilatéraux a provoqué la colère de certains partenaires commerciaux. Pourtant, lors de la création de la zone euro, la question des déséquilibres des comptes courants ne suscitait pas un grand intérêt.

Elle a été totalement ignorée dans le Traité de Maastricht de 1992, qui a fixé les conditions d’adhésion à la monnaie unique. Cela n’a rien de surprenant. Beaucoup s’interrogeaient sur la pertinence de la balance courante dans une union monétaire. Ainsi, nul ne connaît la taille de celle du Texas ou de l’Ecosse. Ces données ne sont pas collectées. De plus, on estimait alors que l’accroissement des déficits courants dans les pays périphériques de la zone euro ne posait pas de problème et qu’il s’inscrivait dans le cadre du processus de rattrapage.

Malheureusement, la zone euro ne fonctionne pas comme une union monétaire optimale, au sens de la définition donnée par Mundell en 1961 (cf. encadré 4). C’est ce qui ressort très clairement de la crise de la dette souveraine de 2010 en Europe qui s’est soldée par une fragmentation significative des marchés obligataires nationaux.

Par ailleurs, même si les taux de conversion sont irrévocables, les marchés financiers n’ont jamais complètement ignoré le risque d’éclatement.

Avant la crise financière, en particulier, pour certains économistes les déséquilibres des comptes courants n’étaient pas très inquiétants, dans la mesure où ils découlaient de transactions entre « adultes consentants »[2]. A condition que le déficit du secteur public ne soit pas excessif, la balance courante est le résultat de transactions entre ménages et entreprises, qui optimisent leur bien-être dans une vision tournée vers l’avenir. Cette opinion a été défendue par le britannique Nigel Lawson, ancien chancelier de l’Echiquier, lors de la réunion annuelle du FMI et de la Banque mondiale en 1988 ; c’est ce que l’on a ensuite appelé la « doctrine Lawson ». Lord Lawson a reformulé son point de en 2010[3], indiquant que les déséquilibres des comptes courants étaient le résultat de flux de capitaux mondiaux dans la recherche d’opportunités d’investissement. Il les considère comme une « réalité économique dans une économie mondiale globalisée plutôt qu’un effet dangereux auquel il faut remédier ».

La Grande récession, puis la crise de la dette souveraine en Europe ont radicalement modifié la perception du rôle de la balance courante, en particulier dans une union monétaire.

Après tout, il est nécessaire de financer un déficit courant même dans une union monétaire. Il est vrai que la création de la zone euro a contribué au développement et à l’approfondissement des marchés financiers. Cela a permis d’abaisser les coûts d’emprunt pour les entreprises avant la crise, en particulier en Europe du Sud, et provoqué des déficits courants importants. Cependant, en raison d’une fragmentation du marché, il est devenu de plus en plus difficile pour les pays d’Europe de Sud d’attirer les capitaux étrangers pendant la crise de la dette souveraine. Pour sauvegarder la stabilité financière, des fonds publics ont été mobilisés pour compenser le tarissement des fonds privés.

De plus, surtout en période de crise, la frontière entre dette publique et dette privée s’efface. Ainsi, lors de la Grande récession, et sous l’effet des nationalisations, la dette du secteur privé a souvent fini entre les mains du secteur public.

Une étude de 2013 de la Bundesbank montre que l’ajustement des déficits des comptes courants se heurte à de lourds obstacles dans des pays membres d’une union monétaire[4]. C’est ce qui ressort en particulier de la comparaison avec un régime de change flottant, au sein duquel les déséquilibres des comptes courants s’ajustent par le biais des variations de change. Mais l’ajustement est également plus lent que dans un régime de change fixe. Dans un tel régime, la banque centrale nationale vend des devises étrangères ou relève ses taux directeurs. Ces politiques conduisent à une contraction de la demande de crédit, réduisant ainsi, en dernier lieu, la demande de biens et de services.

Au sein de l’Union économique et monétaire (UEM), le processus d’ajustement est freiné car, par définition, il n’existe pas d’ajustement du taux de change. La politique opère par la politique monétaire unique au moyen de taux d’intérêt à court terme harmonisés et de mesures de fourniture de liquidités par le Système européen de banques centrales (Eurosystème). Rien ne garantit que la politique monétaire menée au niveau de l’UEM serait adéquate à la situation d’un pays avec un excédent du compte courant colossal et des goulets d'étranglement sur le marché de travail. En conséquence, l’ajustement devrait venir des prix et des salaires, qui ont tendance à évoluer lentement. D’ailleurs, plus la partie du commerce intra zone-euro est grande, plus lent sera l’ajustement.

« La question est de savoir si les caractéristiques de l’union monétaire sont susceptibles de faciliter les corrections nécessaires et de limiter les répercussions sur d’autres pays de l’UEM ou si elles ont simplement pour effet d’aggraver les déséquilibres existants et de retarder les réformes structurelles nécessaires » concluent les auteurs de l’étude de la Bundesbank.

Cinq ans plus tard, nous avons plus de recul sur la question. Nous avons en effet pu observer un lent ajustement des pays déficitaires du sud de l’Europe. Ils affichent tous à présent des excédents courants. Le prix à payer a néanmoins été élevé. Ce n’est qu’en Espagne et au Portugal, que le PIB dépasse le pic antérieur à la crise. En Grèce, en revanche, le PIB reste à un niveau inférieur d’environ 25 % au plus haut atteint avant la crise. De plus, les taux de chômage en Italie, en Espagne et en Grèce sont toujours supérieurs à 10 %. Enfin, tous ces pays sont confrontés à une dette publique considérable. En Grèce, elle se situe toujours autour de 170 % du PIB. L’on peut, dès lors, se demander s’il s’agit là d’une situation optimale. D’après une enquête récente sur l’excédent courant de l’Allemagne, menée auprès d’économistes basés en Europe, plus des deux tiers sont d’accord avec la proposition selon laquelle l’excédent des comptes courants allemands constitue une menace pour l’économie de la zone euro.

Certains estiment même que l’excédent courant allemand nuit à l’économie mondiale. Selon Ben Bernanke, ancien président de la Réserve fédérale américaine, il contribue à un excès d’épargne mondiale[5]. Paul Krugman, lauréat du prix Nobel, voit dans les excédents budgétaires allemands une version internationale du paradoxe de l’épargne[6].

Comment l’action publique doit-elle s’adapter ?

L’un des points faibles de l’UEM ou, par extension, de tout régime de change fixe, réside dans le fait que les pays débiteurs doivent s’adapter tandis que les pays créditeurs ne sont nullement poussés à réduire leurs excédents. John M. Keynes avait déjà, à son époque, perçu le danger lié aux tendances déflationnistes dans un régime de changes fixes lors des négociations de Bretton Woods[7]. Il considérait que la volonté de thésauriser était bien plus forte que celle d’investir en raison du risque que cela représentait. L’investissement coïncide, en effet, avec des poussées d’optimisme, les fameux « esprits animaux ». Un pays qui accuse un déficit perd des réserves de change et doit abaisser ses prix intérieurs. En revanche, un pays qui affiche un excédent peut accumuler des liquidités sans limites. Le projet d’Union de compensation, proposé par Keynes en 1941, interdisant aux pays excédentaires de thésauriser leur excédent ou de le prêter à des taux dissuasifs, était destiné à remédier à cette asymétrie entre pays créanciers et débiteurs. Ces fonds devaient être mis à la disposition des pays débiteurs dans le cadre d’un mécanisme de banque de compensation internationale. Mais le plan de Keynes s’est heurté au veto des Etats-Unis, qui refusèrent de voir leurs excédents « durement gagnés » automatiquement mis à la disposition de pays débiteurs « dépensiers »[8]. Il est probable que l’Allemagne en fasse autant. Cependant, comme Martin Wolf l’a justement fait remarquer « la zone euro est vouée à l’échec si elle ne sert que les intérêts des pays créditeurs »[9].

Pour le moment, seule la pression par les pairs peut amener les pays créditeurs à accroître leurs dépenses. Récemment, le FMI, l’OCDE et la BCE ont demandé à l’Allemagne de recourir à sa marge budgétaire disponible[10] . L’Union européenne est dotée d’un processus officiel de surveillance des pays présentant des déséquilibres de la balance des paiements. Dans le cadre de la procédure concernant les déséquilibres macroéconomiques (PDM), la Commission européenne a pointé du doigt l’important excédent courant allemand[11]. Elle recommande à l’Allemagne de renforcer les investissements privés et publics, d’améliorer l’efficacité de la fiscalité des entreprises et de la rendre plus favorable à l’investissement. Elle l’incite aussi à créer les conditions propices à une plus forte croissance des salaires et réduire les mesures qui dissuadent de travailler davantage, comme c’est notamment le cas pour les bas salaires, le deuxième apporteur de revenus du ménage. En cas de non-respect des recommandations de la Commission, le pays s’expose à des sanctions, notamment des amendes.

Les résultats de la procédure PDM sont contrastés. Selon Brueghel, un think-tank européen, l’Allemagne présente l’un des taux les plus bas de mise en œuvre des recommandations spécifiques par pays[12]. Cela n’a rien d’étonnant dans la mesure où ces recommandations ne jouent aucun rôle dans la politique allemande. L’accord de coalition, conclu au début de 2018, comprend un programme d’investissement dans les infrastructures numériques en particulier, sans faire référence à la procédure PDM. De surcroît, le gouvernement reste pleinement engagé à poursuivre la consolidation des finances publiques et à maintenir un excédent budgétaire.

Peter Bofinger, dont la voix est souvent dissonante au sein du Conseil allemand des experts économiques, attribue la réticence de l’Allemagne à adopter des mesures de relance de l’économie à l’influence persistante du paradigme macroéconomique développé par Walter Eucken[13]. Walter Eucken (1891-1950) est considéré comme le père de l’ordolibéralisme. Il était hostile à la gestion de la demande, craignant que cela ne conduise à un socialisme d’Etat. Il a mené ses travaux sous l’Allemagne nazie, qui avait mis en œuvre les idées keynésiennes, avant même la publication de la « Théorie générale ».

Michael Burda (Université Humboldt de Berlin) ne partage pas l’opinion selon laquelle les économistes allemands seraient opposés aux politiques de gestion de la demande développées par Keynes[14]. Celles-ci sont, en effet, enseignées dans tous les cours de macroéconomie des universités allemandes. D’après lui, le rejet de la politique de gestion de la demande est dicté par l’intérêt national. L’Allemagne, économie bien plus ouverte que d’autres pays européens, bénéficierait moins d’une telle politique.

C’est ce que pense également Jens Weidmann, le président de la Bundesbank[15]. D’après des simulations, une hausse de salaire supplémentaire de 2 points de pourcentage en Allemagne serait quasiment sans effet sur les pays périphériques de la zone euro. Seule l’Irlande pourrait légèrement en bénéficier. En revanche, l’économie allemande en pâtirait. L’emploi finirait par chuter de 1 % et la production, de 0,75 %. Une hausse des dépenses publiques, financée par le crédit, stimulerait encore moins l’activité et les exportations dans les pays périphériques. La part des importations dans la demande publique allemande est, en effet, d’à peine 9 %, contre 21 % pour la demande privée et 41,5 % pour les exportations allemandes.

Pour les autorités allemandes, la solution réside dans des réformes axées sur l’offre. Les réformes douloureuses du marché du travail ou « réformes Hartz », adoptées entre 2003 et 2005, ont jeté les bases du redressement économique de l’Allemagne une dizaine d’années plus tard. C’est pourquoi les Allemands s’accommodent mal de solutions de court terme, comme la relance budgétaire, et préfèrent les réformes structurelles[16].

J. Weidmann plaide, en particulier, en faveur de réformes structurelles dans le secteur des services en Allemagne et dans le reste de l’Union européenne afin de renforcer le potentiel de croissance en Europe.
Dans une étude commandée par le Centre de politiques européennes, Copenhagen Economics estime que l’UE pourrait augmenter son PIB d’au moins 4 % sur le long terme (entre 2010 et 2020) moyennant la création d’un marché unique numérique[17]. Cela renforcerait le potentiel de croissance de l’Allemagne, mais plus encore celui des pays européens spécialisés dans les services (numériques). Une plus grande ouverture du marché allemand des services aux prestataires étrangers devrait réduire l’excédent courant d’Allemagne en creusant le déficit de la balance des services.

Compte tenu des politiques actuelles, il est probable que l’excédent courant allemand diminuera dans les années à venir grâce à l’accroissement des dépenses publiques et à des accords collectifs plus généreux en termes de salaires. La suppression des rigidités dans le secteur des services pourrait également y contribuer. Quoi qu’il en soit, pour des raisons liées à la démographie, les comptes courants allemands vont probablement rester nettement positifs.


[1] FMI, 2018, Germany 2018 Article IV Consultation, rapport n°18/208

[2] Cf., par exemple, Obstfeld, 2012, Does the current account still matter ? Document de travail NBER 17877.

[3] Lord Lawson, 2010, Five Myths and a Menace, discours inaugural en l’honneur d’Adam Smith, Pembroke College, Cambridge, Royaume-Uni.

[4] Sabine Herrmann and Axel Jochem, 2013, Current account adjustment in EU countries : Does euro-area membership make a difference? Document de travail 40/2013, Deutsche Bundesbank.

[5] Ben Bernanke, 2015, Germany’s trade surplus is a problem, Ben Bernanke's Blog, The Brookings Institution, 3 avril 2015.

[6] Paul Krugman, 2013, The Harm Germany Does, New York Times, 1er novembre.

[7] Robert Skidelsky, 2010, Keynes, A very short introduction, Oxford University Press

[8] Le système de Bretton Woods n’a pas présenté les aspects déflationnistes que Keynes prévoyait, et ce, en raison de la prodigalité des Etats-Unis qui ont inondé le monde de dollars. Cela a finalement conduit à l’effondrement du système entre 1971 et 1973.

[9] Martin Wolf, 2016, Germany is the eurozone’s biggest problem, Financial Times, 10 mai 2016.

[10] Par exemple, sur le blog du FMI du 17 janvier 2018, Christine Lagarde, directrice générale du FMI a appelé l’Allemagne à augmenter les salaires, à investir dans les infrastructures et à réduire ses importants excédents commerciaux.

[11] La Commission européenne utilise à titre d’indicateur la moyenne sur trois ans de la balance courante en pourcentage du PIB, avec des seuils indicatifs de +6 % et -4 %.

[12] Konstantinos Efstathiou and Guntram B. Wolff, 2018, Is the European Semester effective and useful? Policy Contribution Issue n°09, juin 2018, Brueghel.

[13] Peter Bofinger, 2016, Macroéconomie allemande : l’ombre portée de Walter Eucken, VOXEU, 7 juin 2016.

[14] Michael Burda, 2016, Dispelling three myths on economics in Germany, VOXEU, 23 septembre 2015.

[15] Jens Weidmann, 2014, External imbalances in the euro area, discours prononcé lors de la conférence « International Business Cycle », Institut de Kiel pour l’économie mondiale, 17 mars 2014.

[16] L’Allemagne est également attentive à la notion d’aléa moral. Ces positions sont le résultat de sa propre expérience au sein d’une structure fédérale. Les Länder allemands sont, en effet, tenus conjointement et solidairement responsables de leurs dettes respectives. Résultat, les plus petits Etats ont laissé leur dette s’envoler.

[17] Copenhagen Economics (2010), Impact économique d’un marché unique numérique européen.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

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