Avant la crise financière, en particulier, pour certains économistes les déséquilibres des comptes courants n’étaient pas très inquiétants, dans la mesure où ils découlaient de transactions entre « adultes consentants »[2]. A condition que le déficit du secteur public ne soit pas excessif, la balance courante est le résultat de transactions entre ménages et entreprises, qui optimisent leur bien-être dans une vision tournée vers l’avenir. Cette opinion a été défendue par le britannique Nigel Lawson, ancien chancelier de l’Echiquier, lors de la réunion annuelle du FMI et de la Banque mondiale en 1988 ; c’est ce que l’on a ensuite appelé la « doctrine Lawson ». Lord Lawson a reformulé son point de en 2010[3], indiquant que les déséquilibres des comptes courants étaient le résultat de flux de capitaux mondiaux dans la recherche d’opportunités d’investissement. Il les considère comme une « réalité économique dans une économie mondiale globalisée plutôt qu’un effet dangereux auquel il faut remédier ».
La Grande récession, puis la crise de la dette souveraine en Europe ont radicalement modifié la perception du rôle de la balance courante, en particulier dans une union monétaire.
Après tout, il est nécessaire de financer un déficit courant même dans une union monétaire. Il est vrai que la création de la zone euro a contribué au développement et à l’approfondissement des marchés financiers. Cela a permis d’abaisser les coûts d’emprunt pour les entreprises avant la crise, en particulier en Europe du Sud, et provoqué des déficits courants importants. Cependant, en raison d’une fragmentation du marché, il est devenu de plus en plus difficile pour les pays d’Europe de Sud d’attirer les capitaux étrangers pendant la crise de la dette souveraine. Pour sauvegarder la stabilité financière, des fonds publics ont été mobilisés pour compenser le tarissement des fonds privés.
De plus, surtout en période de crise, la frontière entre dette publique et dette privée s’efface. Ainsi, lors de la Grande récession, et sous l’effet des nationalisations, la dette du secteur privé a souvent fini entre les mains du secteur public.
Une étude de 2013 de la Bundesbank montre que l’ajustement des déficits des comptes courants se heurte à de lourds obstacles dans des pays membres d’une union monétaire[4]. C’est ce qui ressort en particulier de la comparaison avec un régime de change flottant, au sein duquel les déséquilibres des comptes courants s’ajustent par le biais des variations de change. Mais l’ajustement est également plus lent que dans un régime de change fixe. Dans un tel régime, la banque centrale nationale vend des devises étrangères ou relève ses taux directeurs. Ces politiques conduisent à une contraction de la demande de crédit, réduisant ainsi, en dernier lieu, la demande de biens et de services.
Au sein de l’Union économique et monétaire (UEM), le processus d’ajustement est freiné car, par définition, il n’existe pas d’ajustement du taux de change. La politique opère par la politique monétaire unique au moyen de taux d’intérêt à court terme harmonisés et de mesures de fourniture de liquidités par le Système européen de banques centrales (Eurosystème). Rien ne garantit que la politique monétaire menée au niveau de l’UEM serait adéquate à la situation d’un pays avec un excédent du compte courant colossal et des goulets d'étranglement sur le marché de travail. En conséquence, l’ajustement devrait venir des prix et des salaires, qui ont tendance à évoluer lentement. D’ailleurs, plus la partie du commerce intra zone-euro est grande, plus lent sera l’ajustement.
« La question est de savoir si les caractéristiques de l’union monétaire sont susceptibles de faciliter les corrections nécessaires et de limiter les répercussions sur d’autres pays de l’UEM ou si elles ont simplement pour effet d’aggraver les déséquilibres existants et de retarder les réformes structurelles nécessaires » concluent les auteurs de l’étude de la Bundesbank.
Cinq ans plus tard, nous avons plus de recul sur la question. Nous avons en effet pu observer un lent ajustement des pays déficitaires du sud de l’Europe. Ils affichent tous à présent des excédents courants. Le prix à payer a néanmoins été élevé. Ce n’est qu’en Espagne et au Portugal, que le PIB dépasse le pic antérieur à la crise. En Grèce, en revanche, le PIB reste à un niveau inférieur d’environ 25 % au plus haut atteint avant la crise. De plus, les taux de chômage en Italie, en Espagne et en Grèce sont toujours supérieurs à 10 %. Enfin, tous ces pays sont confrontés à une dette publique considérable. En Grèce, elle se situe toujours autour de 170 % du PIB. L’on peut, dès lors, se demander s’il s’agit là d’une situation optimale. D’après une enquête récente sur l’excédent courant de l’Allemagne, menée auprès d’économistes basés en Europe, plus des deux tiers sont d’accord avec la proposition selon laquelle l’excédent des comptes courants allemands constitue une menace pour l’économie de la zone euro.
Certains estiment même que l’excédent courant allemand nuit à l’économie mondiale. Selon Ben Bernanke, ancien président de la Réserve fédérale américaine, il contribue à un excès d’épargne mondiale[5]. Paul Krugman, lauréat du prix Nobel, voit dans les excédents budgétaires allemands une version internationale du paradoxe de l’épargne[6].
Comment l’action publique doit-elle s’adapter ?
L’un des points faibles de l’UEM ou, par extension, de tout régime de change fixe, réside dans le fait que les pays débiteurs doivent s’adapter tandis que les pays créditeurs ne sont nullement poussés à réduire leurs excédents. John M. Keynes avait déjà, à son époque, perçu le danger lié aux tendances déflationnistes dans un régime de changes fixes lors des négociations de Bretton Woods[7]. Il considérait que la volonté de thésauriser était bien plus forte que celle d’investir en raison du risque que cela représentait. L’investissement coïncide, en effet, avec des poussées d’optimisme, les fameux « esprits animaux ». Un pays qui accuse un déficit perd des réserves de change et doit abaisser ses prix intérieurs. En revanche, un pays qui affiche un excédent peut accumuler des liquidités sans limites. Le projet d’Union de compensation, proposé par Keynes en 1941, interdisant aux pays excédentaires de thésauriser leur excédent ou de le prêter à des taux dissuasifs, était destiné à remédier à cette asymétrie entre pays créanciers et débiteurs. Ces fonds devaient être mis à la disposition des pays débiteurs dans le cadre d’un mécanisme de banque de compensation internationale. Mais le plan de Keynes s’est heurté au veto des Etats-Unis, qui refusèrent de voir leurs excédents « durement gagnés » automatiquement mis à la disposition de pays débiteurs « dépensiers »[8]. Il est probable que l’Allemagne en fasse autant. Cependant, comme Martin Wolf l’a justement fait remarquer « la zone euro est vouée à l’échec si elle ne sert que les intérêts des pays créditeurs »[9].
Pour le moment, seule la pression par les pairs peut amener les pays créditeurs à accroître leurs dépenses. Récemment, le FMI, l’OCDE et la BCE ont demandé à l’Allemagne de recourir à sa marge budgétaire disponible[10] . L’Union européenne est dotée d’un processus officiel de surveillance des pays présentant des déséquilibres de la balance des paiements. Dans le cadre de la procédure concernant les déséquilibres macroéconomiques (PDM), la Commission européenne a pointé du doigt l’important excédent courant allemand[11]. Elle recommande à l’Allemagne de renforcer les investissements privés et publics, d’améliorer l’efficacité de la fiscalité des entreprises et de la rendre plus favorable à l’investissement. Elle l’incite aussi à créer les conditions propices à une plus forte croissance des salaires et réduire les mesures qui dissuadent de travailler davantage, comme c’est notamment le cas pour les bas salaires, le deuxième apporteur de revenus du ménage. En cas de non-respect des recommandations de la Commission, le pays s’expose à des sanctions, notamment des amendes.
Les résultats de la procédure PDM sont contrastés. Selon Brueghel, un think-tank européen, l’Allemagne présente l’un des taux les plus bas de mise en œuvre des recommandations spécifiques par pays[12]. Cela n’a rien d’étonnant dans la mesure où ces recommandations ne jouent aucun rôle dans la politique allemande. L’accord de coalition, conclu au début de 2018, comprend un programme d’investissement dans les infrastructures numériques en particulier, sans faire référence à la procédure PDM. De surcroît, le gouvernement reste pleinement engagé à poursuivre la consolidation des finances publiques et à maintenir un excédent budgétaire.
Peter Bofinger, dont la voix est souvent dissonante au sein du Conseil allemand des experts économiques, attribue la réticence de l’Allemagne à adopter des mesures de relance de l’économie à l’influence persistante du paradigme macroéconomique développé par Walter Eucken[13]. Walter Eucken (1891-1950) est considéré comme le père de l’ordolibéralisme. Il était hostile à la gestion de la demande, craignant que cela ne conduise à un socialisme d’Etat. Il a mené ses travaux sous l’Allemagne nazie, qui avait mis en œuvre les idées keynésiennes, avant même la publication de la « Théorie générale ».
Michael Burda (Université Humboldt de Berlin) ne partage pas l’opinion selon laquelle les économistes allemands seraient opposés aux politiques de gestion de la demande développées par Keynes[14]. Celles-ci sont, en effet, enseignées dans tous les cours de macroéconomie des universités allemandes. D’après lui, le rejet de la politique de gestion de la demande est dicté par l’intérêt national. L’Allemagne, économie bien plus ouverte que d’autres pays européens, bénéficierait moins d’une telle politique.
C’est ce que pense également Jens Weidmann, le président de la Bundesbank[15]. D’après des simulations, une hausse de salaire supplémentaire de 2 points de pourcentage en Allemagne serait quasiment sans effet sur les pays périphériques de la zone euro. Seule l’Irlande pourrait légèrement en bénéficier. En revanche, l’économie allemande en pâtirait. L’emploi finirait par chuter de 1 % et la production, de 0,75 %. Une hausse des dépenses publiques, financée par le crédit, stimulerait encore moins l’activité et les exportations dans les pays périphériques. La part des importations dans la demande publique allemande est, en effet, d’à peine 9 %, contre 21 % pour la demande privée et 41,5 % pour les exportations allemandes.
Pour les autorités allemandes, la solution réside dans des réformes axées sur l’offre. Les réformes douloureuses du marché du travail ou « réformes Hartz », adoptées entre 2003 et 2005, ont jeté les bases du redressement économique de l’Allemagne une dizaine d’années plus tard. C’est pourquoi les Allemands s’accommodent mal de solutions de court terme, comme la relance budgétaire, et préfèrent les réformes structurelles[16].
J. Weidmann plaide, en particulier, en faveur de réformes structurelles dans le secteur des services en Allemagne et dans le reste de l’Union européenne afin de renforcer le potentiel de croissance en Europe.
Dans une étude commandée par le Centre de politiques européennes, Copenhagen Economics estime que l’UE pourrait augmenter son PIB d’au moins 4 % sur le long terme (entre 2010 et 2020) moyennant la création d’un marché unique numérique[17]. Cela renforcerait le potentiel de croissance de l’Allemagne, mais plus encore celui des pays européens spécialisés dans les services (numériques). Une plus grande ouverture du marché allemand des services aux prestataires étrangers devrait réduire l’excédent courant d’Allemagne en creusant le déficit de la balance des services.
Compte tenu des politiques actuelles, il est probable que l’excédent courant allemand diminuera dans les années à venir grâce à l’accroissement des dépenses publiques et à des accords collectifs plus généreux en termes de salaires. La suppression des rigidités dans le secteur des services pourrait également y contribuer. Quoi qu’il en soit, pour des raisons liées à la démographie, les comptes courants allemands vont probablement rester nettement positifs.