Après des années de sous-investissements dans son réseau électrique, l’Afrique du Sud subit des délestages électriques quotidiens dont l’intensité n’a fait qu’augmenter sur les derniers mois. L’activité économique s’en trouve fortement impactée. Le rétablissement des capacités de production d’électricité sera lent, ce qui pèsera fortement en 2023 sur la croissance et sur la balance commerciale. Les contraintes sur l’offre contribueront à maintenir une inflation élevée, tandis que le taux de chômage est préoccupant. Dans ces conditions, le parti au pouvoir, l’ANC, sera poussé à revoir à la baisse sa trajectoire de consolidation budgétaire. Par ailleurs, la reprise partielle de la dette de l’entreprise d’électricité Eskom contribuera à augmenter fortement la dette publique.
Entre 1991 et 2021, Eskom n’a construit qu’une seule centrale électrique. Des années de corruption et de mauvaise gestion ont laissé à l’entreprise publique d’électricité une dette considérable qui l’a empêchée d’investir massivement dans la construction de nouvelles infrastructures et la maintenance nécessaire des anciennes. En conséquence, la production est désormais insuffisante pour répondre à la demande. Pour préserver le réseau électrique national, Eskom doit recourir à des coupures d’électricité volontaires, qui pèsent lourdement sur la croissance économique, les finances publiques et la stabilité politique du pays.
Un frein brutal à la croissance
En comparaison de la croissance anémique qu’a connue l’Afrique du Sud avant la pandémie (1% en moyenne sur la période 2015-2019), le rebond de croissance de 4,9% en 2021 a constitué un record prometteur. Il s’est toutefois avéré de courte durée : rattrapée par des contraintes infrastructurelles connues de longue date, la croissance a brutalement ralenti à 2% en 2022, ramenant de justesse le PIB sud-africain à son niveau pré-pandémique à la fin de l’année.
L’année passée, l’activité économique a connu une évolution en dents de scie marquée par une première contraction au T2 (-0,8% t/t) imputable aux sévères intempéries qui ont frappé la région du KwaZulu-Natal, ainsi qu’aux premiers délestages électriques de grande intensité imposés par l’entreprise publique d’électricité Eskom. Le pays a enregistré un nombre record de 207 jours de délestage en 2022 (contre 75 en 2021), qui se sont accentués tant en fréquence qu’en intensité sur le dernier trimestre, qui a concentré 90 jours de délestages à lui seul. En conséquence, l’activité économique au T4 s’est de nouveau contractée (-1.3% t/t), et ce bien au-delà des prévisions des autorités sud-africaines.
Les secteurs primaire et secondaire sont les plus menacés par les délestages électriques intensifs. Plus particulièrement, le secteur minier s’est contracté de 7% en 2022, également freiné par les défaillances logistiques et la grève du transporteur public Transnet en octobre dernier. Le secteur secondaire s’est contracté de 0,9%, plombé par le déclin du secteur de la construction depuis 2017. Ainsi, seul le secteur tertiaire s’est révélé vecteur de croissance en 2022, soutenu par les activités de la finance (+3,9%) et du commerce (+3,5%).
Sur l’année calendaire, malgré l’environnement adverse, la croissance de l’investissement a accéléré à 4,7%. Toutefois, il s’agit principalement d’un effet rebond après une croissance quasi nulle (+0,2%) en 2021, puisque la formation brute de capital fixe est restée en 2022 10% inférieure à son niveau de 2019. La consommation des ménages s’est montrée robuste (+2,6%), alors qu’elle avait déjà enregistré un solide rebond de 5,6% en 2021. Elle dépasse ainsi de 2% son niveau de 2019. L’inflation s’est pourtant maintenue à un niveau élevé. Depuis mai 2022, elle se situe au-dessus de la borne supérieure de la cible de la Banque centrale (6%), propulsée par la hausse des prix des matières premières et la persistance des goulots d’étranglement dans le pays. La Banque centrale a été contrainte de relever de 350 points de base son taux directeur au cours des douze derniers mois pour le porter à 7,75% fin mars.
Malgré ces interventions, la hausse des prix a continué de se propager à tous les secteurs de l’économie : l’inflation a légèrement réaccéléré à 7% en glissement annuel au mois de février, portée par l’inflation des prix des produits alimentaires (+13,6%) et dans le secteur des transports (+9,9%). Elle ne devrait se résorber que très lentement dans les prochains mois, contraignant la Banque centrale à maintenir le taux directeur autour de son niveau actuel jusqu’à la fin de l’année.
Les perspectives de croissance à court et moyen termes sont fortement impactées par la pénurie d’électricité. La Banque centrale sud-africaine estime qu’elle coûterait à la croissance 2 points de PIB en 2023, pour 250 jours de délestage prévus. Malgré la déclaration en février dernier d’un état de catastrophe nationale permettant d’accélérer le développement des projets générateurs d’énergie et d’ouvrir le réseau de distribution d’électricité au secteur privé, la reconstitution des capacités de production sera lente et incertaine.
Une opportunité manquée pour les exportations de matières premières
Après la contraction brutale de l’économie au T2 2020, les exportations avaient constitué le moteur de la reprise économique post-covid. Portées par la flambée des prix des matières premières, elles avaient permis d’inverser la tendance de la balance commerciale, structurellement déficitaire, et de générer des excédents commerciaux historiquement élevés. Cependant, depuis le début de la guerre en Ukraine, le solde commercial en somme glissante sur 12 mois s’est progressivement érodé, jusqu’à revenir fin 2022 à son plus bas niveau observé depuis septembre 2020.
La tendance s’explique d’abord par la hausse soutenue des volumes d’importations, en croissance annuelle de 14,2%, combinée à la dégradation des termes de l’échange. En particulier, la hausse des cours mondiaux pèse lourdement sur les importations de pétrole en valeur, qui ont augmenté de 79% en g.a. en décembre et représentaient 23% du total des importations au T42022. Les prochains mois risquent, en outre, de voir la demande augmenter.
En effet, Eskom limite l’intensité des délestages électriques dans les moments les plus critiques par le recours à des générateurs électriques fonctionnant à l’essence. En parallèle, les exportations enregistrent des taux de croissance plus faibles que les importations depuis juin 2021, plombées notamment par la forte contraction du secteur minier.
Ainsi, 2022 a sonné le glas des excédents de compte courant que l’on avait observés depuis le début de la pandémie. Le déficit courant devrait se creuser en 2023, puisque les contraintes accrues pesant sur le secteur primaire et ses exportations ne permettront pas à l’Afrique du Sud de bénéficier pleinement des cours encore élevés des matières premières et de la réouverture de la Chine.
Le poids sur les finances publiques
La résolution de la crise énergétique que traverse l’Afrique du Sud pèsera directement sur la trajectoire de la dette publique du pays. Eskom a accumulé une dette équivalant à 6% du PIB qui l’a laissée exsangue. Pour qu’elle puisse continuer d’opérer, le gouvernement a annoncé une reprise partielle de 60% du stock de cette dette. Cette reprise s’étendra progressivement sur les trois prochaines années à travers des prêts à taux nuls et un transfert de dette direct qui interviendra au cours de l’année budgétaire 2025/26. Par conséquent, la dette publique va augmenter considérablement à moyen terme, alors qu’elle atteint déjà 70% du PIB à la fin de l’année fiscale 2022/23.
Par ailleurs, dans cet environnement économique détérioré, l’optimisme persistant du gouvernement quant à la trajectoire de réduction des déficits budgétaires est à prendre avec précaution. L’arrêt brutal de la croissance en 2023 pèsera fortement sur les recettes du gouvernement, et participera à la détérioration du déficit budgétaire au-delà des 3,9% envisagés par le gouvernement pour l’année fiscale 2023/24.
En outre, les risques de dérapage budgétaire sont nombreux et se matérialisent déjà. En février dernier, lors de la présentation de son budget pour l’année fiscale à venir, le gouvernement misait sur une réévaluation des salaires de la fonction publique de 4,7%. Toutefois, les négociations avec les syndicats ont été houleuses. Alors qu’elles sont sur le point d’être conclues, le gouvernement a finalement proposé une augmentation des salaires de 7,5%, qui pèsera fortement sur la trajectoire du solde budgétaire.
En outre, les syndicats souhaitent signer un accord pour deux ans seulement, contre une durée habituelle de trois, ce qui augmenterait l’incertitude à moyen terme. Il apparaît peu probable que le gouvernement puisse limiter ses autres postes de dépenses pour compenser cet imprévu. L’allocation sociale temporaire introduite en 2020 en réponse au choc pandémique a été prolongée jusqu’en mars 2024. Sa pérennisation est de plus en plus envisagée compte tenu de la stagnation du marché du travail, grevé par un taux de chômage inquiétant (32,7% au T4 2022). Couplés à une inflation élevée, l’ensemble de ces facteurs pèse fortement sur la popularité de l’ANC, qui traverse une crise profonde.
Une crise politique
La crise des délestages électriques a dès le début pris la tournure d’une crise politique majeure. Elle est devenue le symbole des difficultés du gouvernement à faire passer des réformes significatives, en attestent la multiplication des instances de supervision d’Eskom, la création d’un nouveau ministère de l’Électricité, et la déclaration d’un état de catastrophe national sévèrement critiqué.
Cette paralysie érode profondément le soutien de la population à l’ANC, alors que celui-ci avait déjà atteint son plus faible niveau historique lors des dernières élections locales de 2021. D’après les derniers sondages, les électeurs se détournent massivement de l’ANC en raison de la persistance des délestages électriques. Le parti au pouvoir pourrait ne pas parvenir à constituer une majorité lors des prochaines élections générales de 2024 au vu de sa cote de popularité actuelle.
La réélection du président Cyril Ramaphosa à la tête de l’ANC en décembre dernier assure à court terme la poursuite de la lutte contre la corruption. Cependant, dans la course à la présidence, les défis seront nombreux pour l’ANC. Sa priorité de limiter l’intensité des délestages électriques via des importations massives de pétrole, afin de préserver son électorat, constitue un risque supplémentaire pesant sur le budget et le succès de cette approche sera déterminant dans les alliances que le parti devra former pour se maintenir au pouvoir.
Une coalition avec le parti politique Economic Freedom Fighters, souhaitée par une frange plus radicale de l’ANC, pourrait mettre en péril les ambitions de réformes et de lutte contre la corruption. Elle enverrait aussi un signal négatif aux marchés internationaux, et ce alors que le GAFI vient de mettre l’Afrique du Sud sur liste grise pour son manque de transparence dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
Lucas Plé